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Don d'organes

Quelle valeur doit-on donner au respect de l’autonomie individuelle?

Alexandra Sweeney-Beaudry et Louise Bernier.

Alexandra Sweeney-Beaudry et Louise Bernier.


Photo : Université de Sherbrooke

Texte issu du magazine Paroles de droit, été 2019.

Par Louise Bernier et Alexandra Sweeney-Beaudry

En matière de don d’organes, le droit au Québec prévoit que lorsque vous décidez à l’avance de faire don de vos organes au moment de votre décès, votre volonté devrait être respectée sauf motif impérieux (art. 43 C.c.Q.).

Malgré cela, il appert que sur le terrain, les proches ont aussi un rôle important à jouer dans la décision finale d’aller de l’avant avec le don d’organes. En effet, en pratique, les équipes médicales impliquées demandent invariablement une autorisation aux proches du donneur potentiel avant de débuter le processus de don d’organes. Si, exceptionnellement, les proches ne peuvent se résoudre à accepter le don d’organes, leur décision sera respectée ultimement, et ce, malgré les volontés contraires antérieurement exprimées par le défunt. Il est utile toutefois de préciser que la grande majorité des refus au don par la famille intervient plutôt lorsque le défunt n’avait pas consigné ses volontés. Ainsi, le véritable véto des familles – révocation d’une autorisation préalable – est une pratique qui demeure exceptionnelle.

J’ai remarqué que chaque année, lorsque j’enseignais cette matière à la fois au baccalauréat, dans le cours de droit des personnes, et à la maîtrise en droit et politiques de la santé (DPS), plusieurs étudiants réagissaient fortement devant ce qui leur apparaissait être une pratique illégale et un manque de respect envers les choix autonomes des donneurs. Cette apparente déconnexion entre la prescription légale claire et la réalité clinique observée au cœur de ces situations tragiques m’a poussée à m’intéresser de plus près au rôle des proches dans le processus de don d’organes. En collaboration avec Alexandra Sweeney-Beaudry, chargée de cours à la Faculté et diplômée de notre programme de maîtrise recherche, nous avons entrepris une réflexion, d’une part, sur la légalité de la pratique actuelle, et d’autre part, sur des alternatives créatives qui pourraient être envisagées pour favoriser une meilleure adhésion des familles aux volontés de leur proche une fois plongées au cœur d’une situation critique.

Ce projet nous a amenées à réfléchir à l’inter­prétation et au sens de la notion de « motif impérieux », l’exception légale au respect des volontés individuelles. Très rapidement nous avons constaté que la réalité médicale propre aux soins critiques exigeait de dépasser une interprétation juridique exclusivement centrée sur le contexte d’énonciation de la disposition et ancrée dans une lecture littérale de la loi. C’est plutôt l’application de la méthode d’in­terprétation juridique contextuelle (« droit en contexte ») qui nous a permis d’enraciner l’ar­ticle 43 C.c.Q. dans son contexte d’application et d’en dégager un sens cohérent avec la pratique clinique observée en soins critiques.

Alexandra et moi avons conclu que dans une situation clinique critique où plusieurs enjeux factuels et relationnels sont susceptibles de se présenter et de complexifier les décisions, il semble juridiquement et éthiquement indiqué d’interpréter une exception comme celle du motif impérieux à la lumière du contexte dans lequel elle s’opérationnalise. Le choc de la mort tragique d’un proche (le don d’organes post mortem intervient presque toujours à la suite d’un accident tragique imprévu), la survenance de l’irréversible, couplé à l’urgence d’agir et au besoin collectif d’organes sont autant d’élé­ments exceptionnels qui créent un contexte factuel multidimensionnel complexe.

Malgré que des études démontrent que l’acceptation du don d’organes d’un proche soit généralement vécue très positivement par les familles avec le recul, le choc, le déni, les croyances ou la difficulté d’accepter la mort peuvent néanmoins empêcher certaines familles de s’y résoudre, en temps opportun, quand elles sont plongées au cœur de la situation. Pour certains, c’est précisément parce que les familles sont en situation de choix tragique qu’on ne devrait pas leur demander de décider ni même leur donner une voix en pareilles circonstances. Nos recherches nous ont au contraire démontré qu’il était plutôt souhai­table que les équipes puissent faire preuve de souplesse et de jugement à l’intérieur du cadre juridique existant, dans le respect de ce qui se vit concrètement. Pour différentes rai­sons à la fois médicales, éthiques et légales, les proches d’un donneur sont des acteurs centraux du processus de don d’organes au même titre que les équipes médicales et les intervenants. Ces derniers ne peuvent pas être tenus d’agir ultimement, en toutes circonstances, comme les gardiens ou les fiduciaires des volontés d’un défunt relativement au don d’organes, si elles ne correspondent plus à ce qu’il semble humainement possible de mettre en œuvre, à un moment précis. D’ailleurs, nos recherches nous ont démontré que la place prédominante qui est octroyée aux proches dans la prise de décision finale relativement au don d’organes est une pra­tique répandue un peu partout sur la planète, et ce, nonobstant l’encadrement légal en place.

Ignorer le contexte et procéder au prélèvement malgré une opposition des proches pourrait pos­siblement permettre de sauver des vies à court terme, mais nous avons conclu que cela pour­rait également avoir des effets potentiellement néfastes durables à la fois sur des familles déjà éprouvées, sur les équipes cliniques et peut-être aussi, plus largement, sur l’adhésion et la percep­tion du don d’organes au sein de la société.

Ce projet nous a permis de réaliser qu’il était souhaitable de donner un pouvoir plus créatif et humain au droit dans ce domaine en l’interpré­tant dans son contexte d’application : la réalité clinique. Ainsi, le veto des familles relativement au don d’organes peut, à notre avis, légalement devenir un motif impérieux qui empêche la mise en œuvre des volontés du défunt dans des circonstances exceptionnelles.

Cela étant dit, reconnaissant la valeur des volontés individuelles et l’importance collective du don d’organes pour la santé publique, nous avons conclu que les solutions pour amélio­rer l’adhésion des familles aux choix de leur proche passaient davantage par leur implica­tion beaucoup plus tôt dans le processus de consentement, plutôt que par des interventions juridiques et politiques musclées visant à donner aux volontés individuelles un effet contrai­gnant à tout prix. D’ailleurs, même dans les pays où les volontés anticipées relatives au don d’or­ganes se voient accorder une valeur juridique très contraignante, sans exception légale, c’est tout de même le respect du veto des familles qui continue de subsister en dernier recours sur le terrain.

Ainsi, nous avons conclu que c’est plutôt au moment de la décision initiale relative au don d’organes qu’il serait loisible de mobiliser le droit autrement. Pour le moment, le processus de consentement au don est essentiellement axé sur la valeur sociale du don et sur l’inten­tion altruiste du donneur. Nous avons exploré deux solutions pour une meilleure cohérence et effectuation du droit en contexte clinique : la mise en œuvre d’un processus de consente­ment au don d’organes plus éclairé et l’implica­tion des proches plus tôt dans le processus de consentement. D’abord, nous avons décelé un problème d’écart entre, d’une part, les informations très générales transmises au moment d’un premier consentement anticipé au don d’organes et, d’autre part, l’objet réel de cette expression de volontés telle que définie par les contraintes qu’impose la réalité scientifique et clinique dans laquelle se matérialise le consentement légal. Nous avons donc proposé que certaines de ces informations soient sommairement transmises et disséminées en amont du processus de consentement initial aux donneurs potentiels et à leurs proches. Selon nous, la transmission de ces informa­tions pourraient permettre une décision plus complète, éclairée et capable d’une meilleure portée effective au moment de la mettre en œuvre en contexte clinique. Ensuite, compte tenu qu’environ seulement 50 % des donneurs enregistrés ont discuté de leurs volontés avec leurs proches, une implication de ces derniers plus organisée, plus tôt dans le processus, pour­rait être l’occasion de riches échanges entre les protagonistes notamment sur leurs valeurs et leur vision des choses. Un tel exercice pourrait selon nous possiblement permettre d’éliminer certains obstacles au don, une fois au cœur de la situation. En ce sens, une réflexion sur des ave­nues juridiques créatives pour la mise en place d’espaces de communication, de transmission d’information et de délibération en amont est essentielle pour travailler de façon constructive et réaliste à réduire le taux de refus et de veto des familles et faciliter le respect et la concré­tisation des volontés des donneurs dans ce contexte médical unique.