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Alain Rey

L’âme des dictionnaires Robert s’est éteint

Vous savez sans doute que le célèbre lexicographe français Alain Rey, connu comme étant l’âme, le cœur, la tête et la voix des dictionnaires Robert, s’est éteint dans la nuit du 27 au 28 octobre à l’âge de 92 ans. 

Vous pourrez lire dans tous les journaux comment il a répondu à une annonce de Paul Robert au début des années 1950 et quel a été son parcours au cours des décennies suivantes. 

Ce que vous ne lirez pas cependant, c’est que celui qui pouvait passer pour certains pour le pontife du français de France, était en vérité très ouvert à la variation et tout à fait conscient que le Petit Robert, en attestant des emplois de la francophonie hors de France, ne pouvait suffire à décrire toute la langue française : 

Il est impossible dans un seul et même ouvrage d’accumuler les particularités des français d’Afrique, d’Europe ou des Antilles. Pour refléter cette richesse, il faut une multitude de dictionnaires. (Alain Rey, Le Devoir, 2008) 

C’est ainsi qu’il a proposé à Jean-Claude Boulanger de publier chez Robert le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992 et 1993), dictionnaire dont il a supervisé la rédaction[1] : 

Politiquement, ce dictionnaire me semble important. Car il s’agit de donner aux Québécois la fierté de leur usage en faisant de celui-ci une description tout à fait analogue à celle que l’on fait du français de France. (Alain Rey, La Presse, 1992[2]

Lorsque le dictionnaire a été attaqué au Québec par des défenseurs du « français international », Alain Rey a pris la plume pour défendre le DQA : 

Je n’ai, en tant que très maudit Français, aucune leçon à donner à personne en matière de langue québécoise. En revanche, en tant qu’ami sincère, actif et fidèle du Québec, je m’inquiète de l’écho complaisant donné à la position de quelques extrémistes, lorsqu’il s’agit de condamner sans examen sérieux un ouvrage entièrement repensé par des Québécois compétents, amoureux de leur pays, de leur langue, de leur littérature et que l’on ne remerciera jamais assez pour leur énorme travail. Que ce travail soit améliorable, c’est possible et tout à fait normal. Qu’il soit discuté, c’est signe de maturité et de démocratie. Qu’il soit violemment vilipendé sans dialogue possible me paraît aberrant, s’agissant d’un pas en avant dans la conquête d’une identité culturelle sans cesse affirmée en littérature, en chanson, dans l’éducation depuis une trentaine d'années. Vive la discussion; à bas les préjugés et l’intolérance. (Alain Rey, La Presse, 1992) 

Dans la période troublée que nous traversons actuellement, ces mots ont une résonnance toute particulière. Enfin, Alain Rey avait aussi été membre européen du comité scientifique d’Usito au début du projet, lors des premiers travaux sur la politique éditoriale. En plus d’un monument de la lexicographie française, c’est donc un ami du Québec que nous perdons aujourd’hui.

Nadine Vincent, lexicographe et membre du CRIFUQ


[1] Le DQA est adapté du Robert, dictionnaire d’aujourd’hui (RDA) publié en 1991. 

[2] Extrait cité dans Poisson, Esther (2008), « Le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui : un jalon important dans l’évolution de la lexicographie au Québec », dans Monique C. Cormier et Jean-Claude Boulanger (dir.), Les dictionnaires de la langue française au Québec, de la Nouvelle-France à aujourd’hui, PUM, p. 274.