Aller au contenu

Mémoire - Emmanuelle de BROIN-VERRET

Meurtre et révolte dans sept pièces de théâtre québécoises pré-Révolution tranquille
(1952-1959)

Emmanuelle de BROIN-VERRET 

La décennie précédant la Révolution tranquille propose des oeuvres qui rompent avec un certain traditionalisme littéraire. Dans le roman psychologique comme dans le théâtre de cette période, les auteurs présentent des personnages contemporains en situation de crise psychologique et morale. L'expression de l'individualisme du personnage s'impose au détriment d'une conscience collective jusqu'alors imposée par le conservatisme religieux et politique.

Le théâtre des années 1950 met en scène des héros, adolescents ou jeunes adulte, qui contestent l'idéologie conservatrice qui les étouffent. Cette contestation se transforme en révolte contre l'ordre établi lorsque la société montrée par les dramaturges leur oppose une fin de non-recevoir.

Ce mémoire étudie la relation entre le meurtre et la révolte dans sept pièces de théâtre québécoises, toutes issues de la période pré-Révolution tranquille : De l'autre côté du mur (1951), Zone (1953) et Le Naufragé (1955) de Marcel Dubé, Le Choix des armes (1959) et La Toile d'araignée (1954) d'Hubert Aquin, Un fils à tuer (1950) d'Éloi de Grandmont et La Mercière assassinée (1958) d'Anne Hébert. Dans ces pièces, cinq personnages sont victimes d'un meurtre et quatre révoltés deviennent meurtriers. Aucun d'entre eux ne parvient donc à compléter sa révolte, mais le degré d'échec diffère selon le cas, certains réussissant à ébranler leur milieu, même au-delà de leur mort.

Les chefs de gang Fred et Tarzan veulent amener leurs groupes vers une certaine émancipation, mais les responsabilités que cette tâche leur impose viennent en contradiction avec leur désir de liberté. Les deux chefs révoltés ne peuvent défendre à la fois leurs intérêts propres et ceux du groupe qu'ils dirigent. L'incapacité de
ceux-ci de mener à terme leur révolte engendre, tant dans De l'autre côté du mur que dans Zone, leur meurtre : la peur fait reculer Fred et Roger se trouve obligé de le tuer pour masquer son échec, tandis que Tarzan provoque
lui-même l'échec de sa révolte en tuant le douanier. Marcel Dubé met en scène dans ces pièces des adolescents révoltés qui ont choisi le risque de la mort pour des valeurs nouvelles, mais qui, par lâcheté ou par violence, n'ont su se défaire de leur aliénation, échouant complètement leurs révoltes.

Roger et Daniel, personnages aquiniens, manquent aussi leur révolte contre le père puisque celle-ci les mène au meurtre. Incapables de prendre la place du père qu'ils ont tué en raison de leur fort sentiment de culpabilité, ils demeurent des fils impuissants et dépendants. Arrêté par la police en raison de son meurtre, Daniel devient véritablement prisonnier, tandis que Roger passe du joug paternel à celui, non moins contraignant, de la mère. Plutôt que de leur insuffler une force nouvelle, le meurtre met à jour leur vulnérabilité et les rapproche de l'aliénation dont ils espéraient se débarrasser par le meurtre.

Curly, Jean et Adélaïde parviennent, quant à eux, à ébranler leurs milieux par leurs révoltes, même si cela se fait au détriment de leurs vies. Refusant d'accepter la prétendue infériorité que leurs oppresseurs leur reconnaissent, ces révoltés tentent de reprendre possession d'eux-mêmes. Cette capacité qu'ils ont à tenir tête à leur opposant rend leur révolte dangereuse et, chacun à sa façon, ils dérangent leur monde au-delà de leur mort. Par sa mort, Curly affirme son droit à la liberté individuelle. Jean ébranle sa famille par-delà son meurtre puisque sa mère hérite de sa révolte et exprime son insoumission au père en jugeant l'acte meurtrier qu'il a commis. Adélaïde participe au bouleversement hiérarchique de sa société en attaquant des femmes aristocrates et en passant de servante à commerçante. Leur échec n'est donc pas complet dans la mesure où leur révolte, au-delà du meurtre, laisse un héritage. En cela, la révolte de Curly, Jean et Adélaïde ébranle de manière permanente les structures sociales dans lesquelles ils étaient initialement confinés. Par leurs personnages révoltés, Dubé, de Grandmont et Hébert rappellent que le discours dominant n'est pas incontestable, mais qu'il est dangereux de s'y opposer.

Les parcours de ces sept personnages révoltés se ressemblent. Chacun d'entre eux entend ébranler l'ordre établi représenté par des personnages dominants et chacun d'entre eux échoue son émancipation en raison d'un meurtre. La tradition dont ils relèvent tous leur est imposée, tout comme l'avenir qui les attend, d'où leur refus de se soumettre au discours dominant. À ce titre, le meurtre dans le théâtre québécois des années cinquante est un signe de la fragilité de la norme sociale, remise en question par la révolte. Lieu de compréhension du processus d'affrontement entre le dominant et le dominé, le meurtre met ainsi en lumière les mouvements entre la norme et la transgression.