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Figures de lecteurs dans la presse et la correspondance en Europe (XVIe-XVIIIe siècle) (vol. 12, n° 1, 2021)

Figures of Readers in the Press and Correspondence in Europe (16th-18th century)

Ce dossier propose de lire conjointement deux formes essentielles dans les pratiques d’écriture de l’Europe d’Ancien Régime : la correspondance et la presse. Ces deux corpus, rarement rapprochés par la critique, présentent pourtant, outre leur imposant volume, de nombreux points communs : fonctionnement sériel, rôle central qu’y tient l’actualité, pratique du commentaire, fort ancrage dans une interaction avec le lecteur. Par exemple, lorsque la presse commence de prendre forme en France au xviie siècle, c’est bien dans le genre épistolaire, plus ancien et codifié, qu’elle puise à la fois un modèle et une légitimité. Ainsi, le fondateur du premier périodique culturel, Donneau de Visé, ouvre la première livraison du Mercure galant par une lettre à une marquise en Province :

MADAME
Il n’estoit pas besoin de me faire souvenir que lors que vous partîtes de Paris, je vous promis de vous mander souvent des nouvelles capables de nourrir la curiosité des plus Illustres de la Province qui doit avoir le bonheur de vous posseder si long‑temps. […] Passons donc aux nouvelles, ou plustost à l’ordre que j’ay résolu pour vous en apprendre. Je vous écriray tous les huit jours une fois, & vous feray un long & curieux détail de tout ce que j’auray appris pendant la Semaine. (Mercure galant, 1672)

Cette amorce, exemplaire du lien tout particulier qui unit presse et correspondance, soulève plusieurs questions : quelles inspirations (formelles, thématiques, énonciatives) la presse a‑t‑elle puisées dans les correspondances? Comment les échanges épistoliers de la République des Lettres se sont‑ils ajustés à l’arrivée de cette nouvelle pratique en charge, désormais, des nouvelles fraîches? Y ont‑ils puisé à leur tour des modes et des manières? S’en sont‑ils démarqués? Presse et correspondance ont‑elles été perçues comme des formes concurrentes ou, au contraire, complémentaires? Observe‑t‑on des spécificités nationales, régionales, linguistiques? Il s’agit ainsi d’éclairer les particularités propres à ces deux pratiques d’écriture qui sont également des pratiques de sociabilité mondaine et intellectuelle. Cette approche, en mettant en relief leur évolution du point de vue éditorial, s’inscrit notamment dans une histoire des médias sur la longue durée.

Pour aborder ces questions, ce numéro de Mémoires du Livre/Studies in Book Culture propose de partir de la figure du lecteur, lecteur à la fois juge et censeur, qui constitue le centre du dispositif énonciatif de ces écritures du temps présent (Volpilhac; Harvey). Cette figure participe en effet activement à définir un art de la communication et un savoir‑faire discursif essentiels à toutes formes de médiation. Être réel dont on sollicite regard, réponse ou jugement, ou figure construite et idéalisée, il joue un rôle déterminant dans les choix discursifs et éthiques des auteurs – d’ailleurs eux‑mêmes lecteurs. C’est autour de lui notamment que se constitue l’effet sériel, car c’est lui qu’il faut fidéliser et c’est avec lui que se tisse une relation sur la longue durée. Il témoigne également du fait que la presse comme la correspondance reposent sur une relation de dépendance explicite et le plus souvent explicitée avec la critique.

Afin de saisir les effets d’imitation, d’emprunt, de transformation, de survivance ou de métamorphose de ce lecteur‑censeur d’une pratique à l’autre, nous partirons du xvie siècle, c’est‑à‑dire d’une période qui précède les débuts de la presse, mais qui connaît toutefois les « occasionnels », les « canards » et les nouvelles à la main. Cette perspective en amont permet de distinguer les traits de ce lecteur dont la presse pourra s’inspirer par la suite. Nous nous arrêterons au début du xixe siècle, début de « l’ère médiatique » (Thérenty et Vaillant) qui recouvre d’autres enjeux. Le parcours d’une telle période permettra de saisir l’élaboration de la figure d’un lecteur‑censeur et, à travers elle, quelques aspects essentiels de la relation qui existe entre presse et épistolaire et histoire des médias anciens en Europe.

Les articles réunis porteront soit sur des correspondances, soit sur la presse, soit sur les deux, et le corpus choisi peut s’attacher à un pays européen ou encore à la comparaison entre deux ou plusieurs pays. De ces rapprochements, nous tenterons de dégager : 1) quelques traits de ce lecteur‑censeur et de son évolution au cours des siècles (ami, mauvaise langue, savant, amateur, professionnel en herbe); 2) les effets de parenté, de distance, d’écho ou de reprise entre écriture épistolaire et écriture périodique (l’importance en particulier d’un dialogue dans le temps, de l’établissement de critères de lecture et de jugement communs, ainsi que de la tension entre écriture coopérative et singulière).

On pourra s’interroger notamment (mais non exclusivement) sur :

  • Le lecteur et les procédés de légitimation de l’écriture épistolaire ou périodique;
  • Les portraits de lecteur et leur lien avec la critique;
  • La place de la réception dans la production écrite : éléments d’anticipation et d’intérêts, de réponses heureuses ou contrariées, de critiques constructives ou dévastatrices;
  • Les évocations, explicites ou non, de la censure et de la loi;
  • Les liens ou les antagonismes entre lecteur critique et mondain;
  • Les transformations de la figure du lecteur en fonction des changements de support de publication (correspondances paraissant en volume; extraits d’échanges épistoliers publiés dans la presse; choix de correspondances autour d’un destinataire du type Lettres à…; etc.).

Placé sous la direction de Sara Harvey (Université de Victoria) et Judith Sribnai (Université de Montréal), le numéro est disponible à l’adresse suivante : https://www.erudit.org/fr/revues/memoires/2021-v12-n1-memoires06084/.