Aller au contenu

Marie Gratton

L’ACTE DE PARDONNER DANS LES ÉVANGILES : UNE PLONGÉE AU CŒUR DES GRANDEURS ET DES MISÈRES DE NOTRE HUMANITÉ ET DU MYSTÈRE DE DIEU Conférence prononcée à «La Belle Chapelle», Sherbrooke, dans le cadre de «PropoSages» Vous, qui avez choisi de venir m’entendre, avez évidemment votre propre conception de ce qu’est l’acte de pardonner. Selon toute vraisemblance, vous avez maintes fois connu la joie du pardon reçu, et vécu la rude exigence du pardon accordé. Avant de continuer mon exposé, je vous invite à prendre le temps de vous redire intérieurement ce qu’est pour vous le pardon, et ce qu’il n’est pas. Avant d’aborder le vif du sujet, permettez-moi maintenant d’y aller moi-même de mes propres vues sur la question. Elles se sont forgées, bien sûr, à partir de mon expérience. « L’expérience, c’est le faisceau des armes qui nous ont blessés », disait un sage dont j’ai oublié le nom. Pardonner Pardonner ce n’est pas oublier. Oublier, c’est une défaillance de la mémoire.  Pardonner, c’est un geste réfléchi qui implique une décision ferme et sans appel de la volonté. Le pardon n’est pas nécessairement suivi d’une réconciliation. Idéalement, bien sûr, celle-ci devrait être la conclusion logique d’un pardon. Mais il arrive qu’on accorde ce dernier à des gens qui refusent de reconnaître l’offense commise. Il se peut aussi qu’on pardonne, enfin, à des défunts. Il n’est jamais trop tard pour bien faire ! Pardonner, ce n’est pas non plus nier la faute commise, parce que la reconnaître pour ce qu’elle est ferait trop mal. On ne pardonne pas pour se convaincre, et convaincre l’autre de sa supériorité morale. Pardonner n’implique pas non plus qu’on renonce à ses droits. Pardonner, c’est une conversion, un retournement du cœur, un refus de la rancune, un renoncement à la vengeance. Pardonner c’est redonner la vie à l’offenseur, sans se demander s’il mérite ou non ce don qu’est le pardon. Pardonner, c’est aussi un cadeau qu’on se fait à soi-même, c’est une renaissance. Une délivrance. Une liberté nouvelle pour aller de l’avant. Et quand quelqu’un s’estime blessé par nous, il faut savoir demander pardon, même si nous n’avions aucune intention malicieuse en posant tel geste ou en disant telle parole. Il suffit que l’autre se soit senti blessé. Il vaut mieux accorder un pardon de trop, plutôt qu’un de moins. Mon expérience chrétienne du pardon, je l’ai puisée, bien sûr, dans les Évangiles. Le pardon dans les Évangiles Il me fallait trouver un angle particulier pour aborder la vaste et difficile question de l’acte de pardoner. Comme je ne suis ni psychanalyste ni psychologue ni psychothérapeute, j’ai choisi une approche qui tombait dans le rayon de mes compétences professionnelles. J’ai donc décidé d’explorer le sujet à partir de ce que nous disent les Évangiles, à travers l’enseignement de Jésus sur le pardon. En écoutant ses paroles, en observant ses attitudes, ses gestes, nous plongeons dans une réalité complexe qui se situe au cœur de l’expérience humaine et chrétienne. Y réfléchir nous incite à mesurer l’étendue de nos misères et de nos grandeurs, et à approfondir le mystère du Tout-Autre, que le prophète Néhémie appelle le « Dieu des pardons » (Néh9, 17), et dont Jésus nous a dit dans « les trois paraboles de la miséricorde » qu’il y trouvait sa joie (Lc15, 1-32). Une parenthèse Ouvrons ici une parenthèse. J’ai l’habitude de travailler avec la Bible de Jérusalem et avec la Concordance qui s’y rattache. C’est un volume qui rend les recherches plus faciles, à partir d’un mot-clé. Je suis restée fort étonnée d’y trouver si peu d’occurrences du mot « pardon » et du verbe « pardonner », à tous ses temps et dans tous ses modes. En lieu et place je lisais : « rémission » et « remettre les péchés ». Une curiosité, fort bien plaçée, m’a incitée à chercher quel vocabulaire était privilégié dans deux autres traductions de la Bible. La TOB ou Traduction œcuménique de la Bible utilise systématiquement les mots « pardon » et « pardonner ».  La Bible, nouvelle traduction, publiée chez Bayard/Médiaspaul en 2001, choisit, pour sa part, des expressions comme « pardonner les égarements » ou encore « effacer les fautes ». Gardons cela en mémoire. Nous sommes en face d’équivalences, même si le terme de « remettre les péchés » sonne, à mes oreilles à tout le moins, comme un peu juridique. On pense à la remise de peine accordée à un criminel. « Pardonner », « effacer » a peut-être une connotation plus éthique, plus morale. Je n’entends pas aborder ici le thème du pardon et du jugement dans le Premier Testament. Le sujet serait trop vaste. Mais peut-être pouvons-nous voir dans la « rémission des péchés » la trace d’une ancienne tradition où Yahvé apparaît parfois comme un juge sévère. Fin de la parenthèse. Pardonner, au fil des pages des Évangiles Dans les Évangiles, c’est souvent à travers ses gestes de thaumaturge que Jésus pardonne les péchés ou en acccorde la rémission. Il guérit le corps et libère la conscience, d’une seule parole, d’un seul geste. Au temps du Nazaréen, cela s’explique. En effet, selon la tradition juive, tous les maux qui nous accablent, et particulièrement les maladies, sont des conséquences du péché. Péché de la personne elle-même ou faute de ses parents. On pense ici à la guérison de l’aveugle-né. Si lui n’a pas eu le temps de pécher, ses parents l’ont eu. Leur faute, pensent les pharisiens, est retombée sur l’enfant. Ce récit donne lieu à une longue catéchèse qui occupe tout le chapitre 9 de l’Évangile selon Jean. Quand Jésus accueille les personnes qui se présentent devant lui, et qui implorent son secours pour eux ou pour un proche, quand il reconnaît dans leur supplique la manifestation de leur foi, l’aveugle voit, le sourd entend, le paralytique marche, le lêpreux est guéri et la femme courbée se redresse. Et que dit-il à l’une ou à l’autre ? « Tes péchés te sont pardonnés. » Et à ceux qui se scandalisent qu’il ose remettre les péchés, et qui l’accusent de blasphème puisque Dieu seul peut pardonner  les péchés, disent le pharisiens outrés par ses gestes, Jésus répond : « Qu’est-ce qui est plus facile de dire : « Tes péchés te sont pardonnés ou bien de dire : Lève-toi et marche ? Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre autorité pour pardonner les péchés, il dit au paralysé : je te dis, lève-toi, prends ta civière et va dans ta maison. » (Mc2, 1-12; Mt9, 1-8; Lc7, 15-26). Il convient de noter que Jésus semble parfois épouser la croyance des autres fidèles de Yahvé qui associaient péché et maladie. Ainsi, dans la guérison du paralytique que je viens d’évoquer, guérison et rémission des péchés ne font qu’un. C’est en voyant la foi du malade et des personnes qui l’ont amené jusqu’à lui que Jésus guérit et pardonne. Les exorcismes que Jésus opère sur des personnes qu’on décrit comme des possédés du démon, sont en quelque sorte l’illustration ultime du rapport entre fautes présumées et désordre extrême de la personnalité. La victoire sur les forces du mal et sur la maladie prenait sans doute ici sa forme la plus spectaculaire. On trouve ces récits en Lc8 et 9; Mt8 et 17 et Mc5 et 9. En d’autres occasions, il n’est pas question de pardonner quoi que ce soit. La foi de la personne qui implore une guérison suffit. Ainsi en est-il du centurion qui confie à quelques notables  le soin d’implorer Jésus de guérir son serviteur. On retrouve ce récit en (Lc7, 1-10 ; Mt, 8,5-13 ; Jn4, 46-54). Il se juge indigne de recevoir Jésus dans sa maison. « Je vous le déclare, même en Israël, je n’ai pas trouvé une telle foi », dit celui-ci à son entourage. Mais il arrive aussi que le pardon vienne sans que rien n’ait été demandé. L’attitude de la personne est en soi une supplique ou peut-être, devrais-je dire, la manifestation d’un repentir qui espère le pardon. On pense irrésistiblement à la femme, dite pécheresse, dans Lc7, 36-38, qui entre chez un pharisien, sans y avoir été invitée, évidemment, alors que Jésus s’y trouve attablé avec d’autres convives. Elle couvre les pieds du Maître de baisers, les inonde de ses larmes, les essuie avec ses cheveux, brise un vase d’albâtre et en répand le parfum sur ses pieds. C’est à son amour qu’elle doit son pardon. Le pharisien ne comprend pas que Jésus se laisse toucher par une femme qu’il considère impure. Jésus devine sa pensée, et lui sert une leçon. « Simon, lui dit-il, j’ai quelque chose à te dire. Un homme avait deux débiteurs, l’un lui devait cinq pièces d’argent et l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi rembourser, il fit grâce de  leur dette à tous les deux. Lequel des deux l’aimera le plus? » Simon répondit : « Je pense que c’est celui auquel il a fait grâce de la plus grande dette. » Jésus lui dit : « Tu as bien jugé. » Suivent quelques reproches au pharisien sur l’accueil peu conforme aux règles de l’hospitalité dont il a usé avec lui, puis il ajoute, montrant la femme prosternée devant lui : « Si je te déclare que ses nombreux péchés ont été pardonnés, c’est parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour ». Il dit à la femme : « Tes péchés ont été pardonnés. » Comment ne pas évoquer ici la femme surprise en flagrant délit d’adultère, nous précise le narrateur de cette bouleversante histoire (Jn8,1-11).  Ce qu’il ne nous dit pas, c’est où est passé le monsieur… Je choisis de ne pas m’attarder à cette épineuse question. En amenant cette femme devant Jésus, les scribes et les pharisiens veulent lui tendre un piège. S’il dit de la lapider, comme le prévoit la loi, on lui reprochera de ne pas mettre en œuvre la miséricorde qu’il prêche. S’il dit de la laisser aller, il est infidèle à la Loi de Moïse, ne manque-t-on pas de lui rappeler. Fin renard, Jésus renvoie les accusateurs à leur conscience. « Que celui qui n’a pas péché lui lance la première pierre. » « Ils se retirèrent un à un, en commençant par les plus vieux », nous précise l’Écriture. Resté seul avec la femme, il lui dit :  « Femme, où sont-ils? Personne ne t’a condamnée ? Personne, Seigneur, répondit-elle. Moi non plus, lui dit Jésus, je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus. » Il est une autre histoire de pardon qui a beaucoup frappé l’imagination, et sans doute à très juste titre, on la trouve dans une parabole. Or les paraboles sont des histoires inventées pour servir des leçons. On dirait aujourd’hui que c’est une méthode pédagogique aussi séduisante qu’efficace. Les fables, dans notre littérature, jouent un rôle analogue. Les contes entendus dans notre enfance servaient la même fin. Ainsi en est-il de la parabole du fils retrouvé, souvent appelé le fils prodigue. Dans ce récit qu’on trouve en Lc15, 14-32, force est de constater que le repentir du fils est loin d’être désintéressé. Voilà qu’il se retrouve sur la paille, il aurait bien voulu  partager la nourriture des porcs, mais personne ne lui en donnait. Il mourait littéralement de faim, après avoir dilapidé sa part d’héritage. Il se dit que les serviteurs de son père ont un meilleur sort que lui. « Je vais aller vers mon père et je lui dirai : « Père, j’ai péché contre le Ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes ouvriers. » C’est ce qu’il fit. Il fut accueili à bras ouverts par un père courant au-devant de lui pour l’embrasser. Il fait tuer un veau gras pour festoyer, et marquer la joie que lui procure ce retour. Mais le fils aîné, le fidèle, ne l’entend pas de cette oreille. Il laisse éclater son dépit, sa colère. Il ne peut pardonner à son frère sa vie de débauche, ni à son père sa mansuétude… Celui-ci lui explique : « Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à toi. Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé». Le père est ici la figure de Dieu lui-même, comme Jésus le laisse clairement entendre. Quand il pardonne, c’est la joie de Dieu qui s’exprime. Les égarements du fils sont effacés par un père qui aime sans mesure et y trouve sa joie. Voilà ce que Jésus nous enseigne. C’est sans doute en s’appuyant sur son expérience de l’amour de Dieu à son propre égard que saint Augustin a pu écrire : « La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure ». À la fin, l’amour décidera de tout. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Jésus. Rappelez-vous la grande scène du jugement qu’on trouve en Mt25, 31-46. « J’avais faim, et vous m’avez donné à manger…». Dieu se trouve aimé, honoré et servi à travers l’amour que nous manifestons au prochain. Sans nous demander d’ailleurs s’il mérite ou démérite notre amour. Et le pardon des offenses sera toujours, à mes yeux, l’expression extrême de l’amour dû au prochain. Les pardons entre peuples « Sur une vaste faute, écrivait Victor Hugo, il faut étendre un vaste oubli : l’armistice. » La formule est belle. De cela Hugo avait la recette. Mais nous savons d’instinct que les petites fautes, même pardonnées, ne s’oublient pas nécessairement. Quant aux vastes fautes… Et puis, les armistices ne procurent souvent que des trêves, et non pas une paix durable. Les belligérants n’ayant rien pardonné du tout. Hélas! Le silence de Jésus sur l’épineuse question des conflits internationaux ou des guerres civiles ne doit pas nous empêcher d’y réfléchir ici, si brièvement que ce soit.  Quelle place le pardon doit-il y tenir, qu’elle forme doit-il prendre? Jésus n’en souffle pas mot. Mais il réprouve la violence.  On le voit bien lorsqu’il dit à Pierre,  au jardin des Oliviers, alors que ce dernier coupait l’oreille d’un des soldats  venus  l’arrêter : « Remets ton épée dans son fourreau, car quiconque se sert de l’épée, périra par l’épée » (Mt26-51; Jn18,26). Il me paraît difficile d’identifier cette attitude à un acte de guerre et à l’octroi d’un pardon. Certes, il proclame dans les Béatiudes qu’on trouve en Mt5, 3-12 et Lc6, 20-26 : « Heureux les doux, heureux les pacifiques », ces formules impliquent sans doute, l’idée d’un pardon entre peuples en guerre, mais la question n’est jamais abordée de front. Dans le Premier Testament, il est beaucoup question de conflits armés et de terribles vengeances, mais cela est une autre histoire. Jésus a vécu en Palestine alors que son coin de pays se trouvait sous la tutelle de l’Empire romain. Il refuse de se rallier aux mouvements messianiques fort répandus à son époque. Il n’est pas venu pour délivrer le peuple d’un joug politique, mais pour libérer les consciences, pour préparer la venue du règne de Dieu. Son Dieu à lui est un Dieu d’amour. Comment inculquer cette conviction dans le cœur de celles et ceux qui se pressent pour entendre son message, sinon en pardonnant leurs péchés, en remettant leurs offenses, en effaçant leurs égarements? Pardonner : l’amour vécu comme sport extrême Revenons donc à Jésus et au pardon des péchés. Il discourt peu là-dessus. Comme nous l’avons vu, il agit plutôt : il guérit les malades, il redonne leur dignité  à  celles et ceux que leurs mœurs douteuses ou que leurs maux obligeaient à se tenir à l’écart, il les réintègre dans la société. Il suffit que ces personnes se présentent devant lui avec confiance, foi et amour. Lorsque Pierre s’approche et lui dit : « Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui pardonnerais-je ? Jusqu’à sept fois? Jésus lui dit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois ». (Mt18, 21-22). Autrement dit, sans compter. Et pour mieux souligner encore l’importance que Dieu accorde au pardon que se doivent entre eux les humains,voici ce que Jésus dit : « Quand tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère; puis viens présenter ton offrande ». (Mt5,23-24) Pour rendre le propos encore plus convaincant, Jésus recourt à la parabole du débiteur impitoyable. Celui-ci avait consenti à remettre sa dette à l’un de ses serviteurs, qui l’avait supplié à genoux. L’instant d’après, il le voit non seulement refuser semblable délai à un compagnon qui à son tour le suppliait, mais aller jusqu’à faire jeter son débiteur en prison. Dans sa colère, son maître le livra aux tortionnaires, en attendant qu’il eût remboursé toute sa dette. « C’est ainsi, dit Jésus, que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur » (Mt18, 23-35). Il semble bien que ne pas pardonner soit impardonnable… Que faut-il penser des mots que les auteurs des Évangiles selon  Marc et Matthieu placent dans la bouche de Jésus concernant Judas lors de la dernière cène : « Malheureux l’homme par qui le Fils de lHomme est livré! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là! » (Mc14, 21 et Mt26, 24). Les commentateurs y voient une manifestation de compassion, plutôt qu’une condamnation. Mais il est difficile d’y lire l’expression d’un pardon. Cette remarque n’implique pas pour moi, vous l’aurez compris, que je mette en doute le fait que Jésus ait pardonné à Judas. L’audacieuse demande du Pater Il y a dans les Évangiles deux versions du Pater : celle de Mt6, 9-13 et celle de Lc11, 2-4, un peu tronquée. Les deux lient d’une manière indissociable le pardon accordé par Dieu pour nos péchés à la remise des fautes dont nous devons nous acquitter à l’égard du prochain. Il y a dans cette prière, la seule que Jésus nous ait enseignée, l’expression d’un optimisme foncier dans les possibilités morales et psychologiques de l’être humain. En effet, nous avons appris à dire : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés…». Nous acceptons de poser une énorme condition au pardon que nous réclamons de Dieu : qu’il nous soit accordé si nous pardonnons, et comme nous pardonnons. Nous n’en appelons pas à la miséricorde infinie du Père à notre égard, nous lui demandons, avec une assurance qui frôle la témérité, de mesurer son pardon sur le nôtre. Cela donne le vertige, si nous y pensons un peu sérieusement. Souhaitons que les personnes, qui osent dire : « Je ne pardonnerai jamais », remettent vite et profondément en question la rancune mortifère qu’elles entretiennent. Si elles ont été victimes d’un crime, qu’elles recourent aux tribunaux pour obtenir justice, non pour satisfaire une vengeance. Le sage chinois Laozi disait : « Paie le bien avec le bien et le mal avec la justice ». Jésus aurait certainement été d’accord avec cette maxime. « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés… » Le pardon qu’il nous ait demandé d’offrir, et qui n’a rien à voir avec le mérite ou le démérite de l’offenseur, ou l’extrême gravité de l’offense, j’appelle  cela l’amour vécu comme un sport extrême. En premier lieu, la pratique d’un sport, quel qu’il soit, exige de l’entraînement. Il faut donc s’entraîner à pardonner. Avec d’autant plus d’assiduité et d’effort qu’on se sait plus ou moins doué ou douée.  Pour ce qui est des sports extrêmes, celles et ceux qui les pratiquent en parlent comme l’occasion privilégiée de dépassement de soi. Certains pardons exigent un dépassement de nous-mêmes. Comme dans la pratique des sports extrêmes, on ne peut pas toujours éviter la douleur. Elle fait partie de l’exercice, et peut laisser des séquelles. Sa persistance n’entache pas la qualité du pardon accordé, elle rappelle seulement l’effort qu’il nous a coûté. « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons… » comporte implicitement une autre demande : Donne-nous la force d’aimer sans mesure. Fais de nous des athlètes de l’amour. Les dernières paroles de Jésus sur la croix concernant le pardon J’ai toujours aimé penser que Jésus, alors qu’il était sur la croix, avait vraiment prononcé toutes les paroles que les évangélistes ont placées dans sa bouche. Elles sont empreintes d’une si profonde humanité. Ce condamné a soif, (Jn19, 28); il confie sa mère à un ami (Jn19,27); il se croit abandonné de Dieu et veut savoir pourquoi (Mt27, 46), il se sait au bout de sa course, (Jn19, 30), et entre les mains de Dieu, il remet son esprit (Lc23, 46).  Mais ce n’est pas tout. Deux de ses paroles évoquent un pardon accordé et un autre imploré. Voyons cela de plus près. Jésus agonise entre deux bandits, selon ce que nous dit la tradition. Un l’ insultait Jésus, alors que l’autre, celui qu’on a appelé dans la suite des siècles le « bon larron », reconnaissait qu’il avait mérité son châtiment. Nous assistons en quelque sorte à une scène de conversion qui appelle l’octroi d’un pardon. « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras comme roi ». Jésus lui répondit : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis » (Lc23, 29-43).  Une dernière fois, et j’ai bien dit une dernière fois, Jésus pardonne les péchés de sa propre autorité. Nous savons pourtant combien il avait scandalisé les responsables religieux de son temps en s’attribuant un pouvoir réservé à Dieu seul. Mais il nous reste à nous pencher sur une des dernières paroles de Jésus. J’aime l’entendre comme un écho de notre Pater : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’il font » (Lc23, 34). Je reconnais dans ces mots un cri du cœur plein de compassion pour les personnes qui l’ont mené à la mort. Pardonne-leur comme moi je leur ai pardonné. Qui d’autre que toi, Père, peut gracier les responsables de la mort de ton Envoyé? En guise de conclusion On pourrait sans doute dire bien des choses encore sur l’acte de pardonner dans les Évangiles. Mais ce que j’en ai dit n’avait d’autre but que de nous inviter à réfléchir sur la place qu’occupe le pardon dans notre propre vie. Nous avons sans doute toutes et tous eu des occasions de l’offrir, en faisant appel à la meilleure part de nous-mêmes. Mais je n’oublie pas évidemment tous les moments où nous avons dû le réclamer pour espérer renaître. Marie Gratton, Professeure retraitée, Faculté de Théologie et études religieuses, Université de Sherbrooke 7 novembre 2012