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Marie Germaine Guiomar

Conférence présentée à l’APPRUS le 17 octobre 2012

Les Sentiers de l’Estrie  ou l’expérience de la beauté

Marie G Guiomar

L’expression «Sentiers de l’Estrie» (SE) désigne deux réalités : le sentier physique (200 km de la frontière américaine à Richmond) et l’organisme qui a une double vocation de club de marche et de gestionnaire de sentier. La présentation qui suit, est subjective et de type philosophique car marcher en forêt est, à mon sens et avant tout, une expérience cognitive, esthétique et éthique. Photos1 à l’appui j’espère pouvoir montrer, non seulement la beauté, mais aussi, si c’est possible, le plaisir, le recueillement, l’enthousiasme que suscite la marche en forêt. Il sera fait état ensuite, des activités que les SE - club de marche organise, puis du travail terrain qu’implique la gestion d’un sentier.

Expérience cognitive, esthétique et éthique

Le contact avec la nature est un événement triple où s’entrecroisent le rapport à l’environnement, le rapport à autrui et le rapport à soi2  Dehors, dans le bois l’intérêt pour les choses naturelles, pour la géographie, la géologie, la flore, la faune, l’histoire est à son maximum ainsi que le souci de l’environnement. Le rapport à autrui y est catalysé par le rapport à la nature : les randonneurs constituent une sorte de confrérie sympathique, solidaire et ouverte à l’échange; s’il y a des ours dans le bois ce ne sont généralement pas les humains! Enfin, le contact à soi constitue la troisième facette, et non la moindre du contact avec la nature et avec les autres.

Si Onfray a raison de dire que le corps est une «machine sensuelle», c’est dans le bois que cette expression prend tout son sens. Aussi, je voudrais insister sur le rapport à soi3, vu comme conséquence de la sollicitation sensorielle : marcher dans les sentiers c’est vivre une expérience de messages multiples en 3-D, complètement différente de la vie linéaire et en 2D devant les écrans. La marche en forêt exige la vue aiguisée qui repère les balises et qui ouvre l’esprit aux couleurs, aux textures, à l’affût de la roche glissante, à la subtile trace d’une aile de perdrix sur la neige. Elle exige aussi l’ouïe fine qui détecte l’eau sous la glace, le crissement de la neige sous les raquettes, le grognement sourd qui prévient peut-être de la présence d’un animal. L’odorat s’enchante de l’air froid, des conifères qui embaument après la pluie ou dans la chaleur de l’été. Le toucher apprécie l’élasticité des aiguilles de pin ou marque un recul instinctif quand un nœud de couleuvres se délite sous les pieds. Le goût enfin s’éveille s’il arrive qu’on tâte l’acidité des feuilles d’oxalis, la douceur des framboises et des bleuets sauvages. Sans dire que le lunch le plus banal est un festin après trois heures de marche. Le froid, le chaud, l’humide sont des qualités que vit le corps en marche retrouvant sa primitivité dans les postures de l’affût à l’approche de chevreuils ou de dindes sauvages ou quand on rencontre un grand duc, posé sur une branche. Dans cet espace où les sens sont continuellement interpelés, le temps ralentit. Seule la nuit qui tombe plus tôt en automne rappelle qu’il est l’heure de rentrer.

Les pas réguliers, incitent à la méditation et les randonneurs puisent dans ce recueillement attentif aux faux pas, le calme et la patience. Car même si on n’adopte pas les paradigmes du sensualisme, on peut admettre que la marche dans le bois recentre le mental, éveille l’attention vers soi et hors de soi. Michel Serres écrit «La terre est engloutie dans le bruit»4. Certes mais le mouvement des pas - droite-gauche - harmonise les deux hémisphères du cerveau, calme le bavardage intérieur et aide à la réflexion. Les penseurs le savent : les péripatéticiens, Montaigne, Rousseau, Diderot avec Jacques le fataliste au pas (du cheval), Alexandra David-Neel, Simone de Beauvoir, Michel Serres... Les moines bouddhistes sont emblématiques et le chemin parcouru s’apparente à la Voie.

L’émerveillement - expérience philosophique primordiale de la beauté - est le lot des randonneurs. Chaque départ en randonnée est un peu un départ à l’aventure : occasion de sortir de soi, des habitudes et du confort pour prendre le risque d’être un peu plus ouvert, un peu moins emprisonné sous les plafonds bas, un peu plus libre, en d’autres mots. L’effort de gravir des montagnes, même modestes, comme le sont celles que parcourt le sentier de l’Estrie, ouvre au courage de se dépasser et à la joie d’un accomplissement5. Cependant, la randonnée n’est pas toujours une promenade bucolique. La fatigue des fins de longues sorties, le gel, le vent, la bourrasque qui surprend, la pluie froide, la neige, la croûte de glace… rappellent que la Nature doit être crainte. Les dangers possibles éveillent l’humilité, les limites du corps, la nécessité de les reconnaître, de les accepter, de désenfler l’ego. Je dis crainte, car de nos jours, le respect est banalisé : on respecte n’importe quoi, alors on ne respecte pas grand-chose. La crainte devant les périls réels dans les bois semi sauvages repositionne le petit moi dans le Grand Tout –façon d’être, non pas sensualiste, mais pascalien.

L’enracinementest aussi un aspect de la randonnée pédestre. L’«être au monde» sur des talons hauts ou dans des souliers pointus n’a rien à voir avec l’état d’assurance tranquille qu’on a en pesant sur le sol avec des bottes de marche ou avec des crampons6. En  contact avec le monde du dehors, la pensée évoque les coureurs des bois : occasion de faire un avec la terre et avec les ancêtres qui ont découvert et créé le pays. Marcher dans le bois, c’est appartenir à cette terre, s’en sentir le rejeton. Contrairement à Jack Kerouac qui vagabondait et ne trouvait pas sa place dans le monde, le marcheur, le plus souvent, se situe dès qu’il entre dans le sentier, ou quand il regarde de haut les lointains; il n’est pas dans l’errance mais dans la présence.

L’éthique des randonneurs implique de ne laisser aucune trace derrière soi (on rapporte ses déchets, on ne récolte rien et le sentier est tracé en empreinte minimale). Enfin du point de vue d’une certaine éthique contemporaine on peu parler des nombreux randonneurs qui font profession de simplicité volontaire même si les tentations marchandes pour l’équipement de plus en plus performant sont nombreuses! Il y a même des agences de voyage qui vendent des randonnées comme expérience philosophique7. On a connu les cafés philosophiques, on voit des randos-philos8. Malgré tout quand on porte son bien sur son dos le moins est synonyme du mieux9!

Mais il y a bien des façons de marcher! On pourrait, à juste titre, évoquer les marches politiques, les marches forcées (comme celles des fantassins dans toutes les guerres), les fuites, les exodes, les pèlerinages. Mon propos n’étant pas de faire la liste exhaustive de toutes les formes de marche, je me rabats sur ma déclaration initiale de subjectivité et j’inscris la randonnée pédestre dans le temps libre des loisirs dont elle a la propriété de démultiplier l’«indice de liberté», du beauté et de joie.

­­­Les activités Les Sentiers de l’Estrie Club de marche 

Sur le site des SE, se trouve le calendrier des sorties accompagnées10 - environ 180 par an11 - ici et ailleurs. Des randonnées ont lieu en toutes saisons, les fins de semaine et en semaine aussi grâce aux accompagnateurs retraités. Toutes  les randonnées guidées sont annoncées avec leur date, leur lieu, leur longueur en kilomètres, leur durée approximative, leur dénivelé, leur niveau de difficulté. On s’inscrit à l’avance en téléphonant à l’accompagnateur. Ce dernier vérifie, auprès des randonneurs qu’il ne connait, pas leur capacité à faire la marche. Certaines sorties sont annulées généralement à cause de la météo et de la chasse. La sécurité est assurée par les accompagnateurs (totalement bénévoles) qui ont reçu une formation, qui sont munis de trousses de premiers soins et qui donnent les consignes avant le départ. Un guide ouvre la marche et le co—accompagnateur est serre-file. Si la marche est longue des cellulaires ou des talkies walkies sont utilisés. Les comportements sont balisés par un code d’éthiquedes randonneurs, notamment les responsabilités qui incombent à chacun en ce qui concerne la protection de l’environnement (on ne marche pas hors sentiers, on ne dérange pas les animaux, on ne cueille rien, on ne fait pas de feu, on ramène tous ses déchets), la sécurité et l’entraide en cas de besoin. L’équipement de base est composé essentiellement de vêtements adéquats, de bonnes bottes, de bâtons de marche, de crampons, de raquettes, et éventuellement de skis de fond.

Les sentiers de l’Estrie gestionnaire de sentiers

Le territoire : l’extension du sentier est d’environ 200 km, de la frontière américaine (chemin de la Vallée Missisquoi) à Richmond ainsi que dans les montagnes de Stoke. Au début des années ’70 quelques visionnaires commencent à ouvrir des sentiers dans la région de Kingsbury, puis peu après, dans les montagnes de Sutton (où n’existe pas encore la Réserve naturelle des Montagnes vertes) et dans le massif du mont Orford (qui n’est pas encore un parc géré par la SEPAQ). D’année en année le sentier augmente jusqu’à devenir un long sentier linéaire qui suit les plus beaux points de vue de la chaine appalachienne. Tous les reliefs de la région sont ainsi traversés : montagnes de Sutton, massif du mont Glen/Foster, mont Chagnon, massif du mont Orford, région de Kingsbury, monts de Stoke). Du point de vue hydrographique le sentier parcourt les axes de la rivière Missisquoi, de la rivière au Saumon, de la rivière Saint François et de multiples ruisseaux. Le cadeau des Sentiers de l’Estrie, c’est la beauté du monde, dans le microcosme régional, à la portée de ceux et celles qui aiment marcher. Le sentier traverse six MRC (Brome-Missisquoi, Montérégie, Magog-Orford, Val Saint-François, Haut Saint François, Sherbrooke). Il traverse aussi de grands territoires (Réserve naturelle des Montagnes vertes, Parc du mont Orford) et des terres privées, caractéristiques des Cantons de l’Est. Les SE travaillent en partenariats avec des municipalités et des organismes à vocation écologique, environnementale ou touristique (ACA, SEPAQ, les associations comme Rivière Missisquoi nord, Rivière au Saumon, tourisme Cantons de l’Est…). Les droits de passage auprès de 108 propriétaires différents sont le défi permanent et la clé de la pérennité du sentier.

La créationd’un sentier est un processus qui s’effectue en étapes : prospection, négociation des droits de passage, demande de subvention. Si la subvention est possible un  tracé GPS et un premier repérage terrain sont effectués et validés avec le propriétaire, puis avec un biologiste du Ministère des ressources naturelles. Une autre validation terrain est faite après le dégel si l’exploration a été effectuée en hiver. Quand la subvention est versée des techniciens forestiers sont engagés pour les travaux lourds (scie mécanique, débroussailleuse, passerelles, ponceaux, escaliers, barres d’eau). Les sentiers doivent être réalisés en empreinte écologique minimale : étroits, sous le couvert des arbres (pour éviter l’envahissement par les ronces), en utilisant autant que possible des matériaux pris sur place. On ne coupe aucun arbre inutilement, on suit les courbes de niveaux, on contourne les gros obstacles. Les bénévoles effectuent le balisage et la signalisation : les marques rouges et blanches, conformes à la signalisation internationale sont indispensables dans des forêts relativement sauvages ou, pire, assez déroutantes dans les zones de repousse après les coupes forestières. Les SE produisent aussi des cartes topographiques constamment mises à jour. De A à Z la création d’un sentier se fait dans un esprit de respect des droits d’autrui, de préservation du milieu naturel, de jouissance esthétique, de sécurité des marcheurs, de pérennité et d’économie.

L’entretien. Les sentiers sont en réaménagement continuel pour diverses raisons : dégâts du dégel et des intempéries, repousse des broussailles, changements de propriétaires, coupes forestières, impératifs écologiques…). Il faut souvent fermer une section de sentier puis le relocaliser. Depuis 45 ans, des milliers d’heures de bénévolat ont permis que les sentiers perdurent et s’offrent aux randonneurs, malgré les difficultés. Sans l’enthousiasme des bénévoles le sentier n’existerait pas, mais ils ne peuvent pas tout accomplir sur une telle longueur et la course aux subventions est le lot des Sentiers de l’Estrie, comme il est celui des organismes sans but lucratif en général!

L’organisme : On peut lire un abrégé de l’histoire des SE sur le site12 et découvrir que depuis presque un demi-siècle, l’organisme fait sa marque grâce à des milliers de bénévoles, à ses membres et à l’intérêt toujours renouvelé des randonneurs. L’organisme, sans but lucratif, a le statut d’organisme de charité et vit avec les cotisations des membres et à des levées de fonds épisodiques qui lui permettent une modeste permanence. La création des sentiers dépend des subventions (notamment du Ministère des Ressources naturelles, du Ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Par et des contributions des municipalités). Bon en mal an les SE créent une quinzaine d’emplois saisonniers (techniciens forestiers soumis aux règlements de la CSST et patrouilleurs).

Les SE sont présents sur le web grâce à un site où toutes sortes d’informations sont présentées, notamment le calendrier des activités.C’est aussi sur ce site que se font  les transactions comme les achats de permis (journalier ou annuel), les cartes et les dons qui sont parfaitement sécurisés. Une page Face Bookoffre un aperçu des activités : la beauté des randonnées y est continuellement glorifiée!

Marie G Guiomar, Bénévole

1-Les photos sont de Louise Galarneau à deux ou trois exceptions près.

2- Lucie Sauvé. Professeure titulaire au département de didactique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), elle est également directrice du Centre de recherche en éducation relative à l’environnement et à l’écocitoyenneté, membre de l’Institut des sciences de l’environnement et de l’Institut Santé et Société de l’UQAM.

3- Sans parler des retombées bénéfiques pour la santé qui sont très documentées.

4- Michel Serres, Les cinq sens.

5- Merci au professeur Jean Romain pour sa remarque sur l’esprit de la montagne et l’esprit de la vallée, selon Lao Tseu.

6- Je m’inspire de Umberto Eco qui assurait dans La Guerre du faux qu’on ne peut pas penser de la même façon si on porte une ample soutane ou un jeans serré.

7- www.terresoubliees.com/voyages/page/philosophie/103   [consulté 02 10 2012]

8- consulté 02 10 2012]

9- Et donc Small is beautiful!

10- http://www.lessentiersdelestrie.qc.ca/activites/

11- Les activités organisées sont gratuites pour les membres des SE, payantes pour les non membres et le co-voiturage est favorisé. Les randonneurs se donnent r.v. à une heure précise à un lieu précis et embarquent dans le moins de voiture possible.  Les amateurs de longues randonnées peuvent parcourir le sentier linéaire avec des arrêts aux campings sauvages établis par les SE ou dans les refuges gérés par un organisme partenaire,  la– Coopérative de Conservation, Développement Nature.

12- https://www.lessentiersdelestrie.qc.ca/organisme/histoire.html