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Louis Valcke

L'actualité paradoxale de Jean Pic de la Mirandole (1463 - 1494)

Conférence prononcée au déjeuner de l'APPRUS le 20 octobre 2007 par le professeur émérite Louis Valcke, retraité de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université de Sherbrooke. 1. Brève présentation de Jean Pic de la Mirandole Mirandole est une petite ville d'environ 5 à 10 000 habitants, située à la limite méridionale de la plaine du Pô, entre Ferrare et Parme. La famille comtale qui y régnait se prétendait de très ancienne noblesse, puisque qu'elle disait descendre d'un certain Picus, petit-fils de l'empereur Constantin, ce qui n'est pas peu dire! De pères en fils, les Pico étaient hommes de guerre et, en tant que condottieri, ils avaient amassé une vaste fortune. Les deux fils aînés Galeotto et Antonmaria suivirent la voie de leur père. Antonmaria devint même commandant de la garde pontificale, ce qui plus tard ouvrira les portes du Vatican au jeune Giovanni, né le 24 février 1463 et qui mourra à Florence le 17 novembre 1494, probablement empoisonné sur ordre de Pierre de Médicis, pour avoir pris le parti des piangioni («pleurnichards»), partisans de  Savonarole. Entre les deux aînés et Jean, il y eut deux filles dont la beauté était célébrée partout et qui firent de très beaux mariages, ce qui ouvrit bien des portes à leur petit frère. Le père meurt en 1467, Jean Pic a 4 ans et sa mère, Giulia née Boiardo, décide de prendre en main son éducation. Giulia Boiardo, à l'encontre de son mari et de ses fils aînés, est une dame très raffinée, maîtrisant parfaitement le latin, pratiquant la poésie courtoise française, musicienne, versifiant à la mode Pétrarque. Très pieuse, elle destine son dernier-né à une carrière d'Église, «bien moins dangereuse que celle des armes, écrit-elle, et d'où la famille tirerait plus grande gloire». Elle fait de son fils un parfait bilingue latin-toscan, mais elle regrette de ne pas connaître le grec. Comme elle le voit déjà cardinal, et il en avait l'étoffe, elle inscrit Jean à l'université de Bologne, qui, fondée en 1087, est la plus ancienne université européenne.  Depuis toujours, Bologne  est le centre des études juridiques: utriusque juris (droit civil et droit canon). C'est la voie royale pour atteindre la pourpre. En 1477, Jean a 13 ans et en fils obéissant il s'incline devant les impératifs maternels. Il s'inscrit donc à la faculté de droit. Son neveu et premier biographe affirme cependant que Jean a horreur de ces matières juridiques, que son idéal serait «d'explorer la nature». Fatum ou bénédiction de la Providence, Giulia Boiardo meurt en août 1478, ce qui délivre son fils de toute tutelle et le met à la tête du tiers de la vaste fortune familiale. Jean poursuit néanmoins ses études juridiques, qui après une seconde année lui donneront quand même un vrai diplôme universitaire, le seul qu'il tentera jamais d'obtenir. A partir de ce moment, il va choisir ses études en fonction de la réputation des différents centres de la vie intellectuelle et des maîtres qui y enseignent. C'est ainsi qu'il réside successivement chez les dominicains de Ferrare, à la cour du duc d'Este, centre thomiste où il rencontre Savonarole, avec qui il sympathise initialement. C'est à Ferrare qu'avait eut lieu la première rencontre d'un concile qui avait pour but la réunion des Églises catholique romaine et orthodoxe byzantine, séparées depuis 1054. C'est ainsi que, pour la première fois, l'Occident latin rencontra l'Orient grec. De ce choc culturel naquit la Renaissance et le mouvement humaniste, dont Ferrare fut le premier centre. Jean Pic y apprit le grec, perfectionna son latin et s'intégra au monde humaniste (1479). Giovanni se rend à Padoue, centre de l'averroïsme (1480 – 82). C'est par Averroès (1126 – 1198), dernier des grands philosophes arabes, que la philosophie arabo-aristotélicienne pénétra en Occident. En 1483, il se rend à Pavie, centre des Calculatores , logiciens émanés d'Oxford, sous la direction de Swineshead, dont la «tête de cochon» fut latinisée en Suisseth. A Paris, Oresme et Buridan en devinrent les chefs de files. Buridan devint recteur de la Sorbonne, avant d'être «jeté en un sac en Seine» comme le disait Fr. Villon et le chantait G. Brassens. Marliani introduisit le mouvement en Italie. Ces calculatores furent les premiers à avoir l'idée de donner une lecture quantitative de la nature. Pic étudie cette méthode à fond, mais la trouve désastreuse par rapport à la physique aristotélicienne, nécessairement qualitative… La peste ayant éclaté à Ferrare, Cosme de Médicis l'ancien (1389 – 1464) avait invité les pères conciliaires à Florence, où il créa l'académie florentine, selon le modèle de l'académie platonicienne. Sous Laurent de Médicis, dit le Magnifique (1449 – 1492), Florence connut son grand épanouissement comme centre culturel. Laurent y avait invité Marsile Ficin (1433 – 1499), qui donna la première traduction latine des Dialogues de Platon. Plus tard, il traduira les Ennéades de Plotin (205 – 270) dont est issu le néoplatonisme, interprétation extrêmement mystique du platonisme. Sous la férule de Ficin, Florence devint ainsi le centre de cette renaissance philosophique. Jean Pic y fera de nombreux séjours, invité personnel de Laurent le Magnifique. En 1485, Pic va couronner sa période d'études par un séjour à la Sorbonne, centre incontesté des études théologiques. 2. Les Conclusiones et l' Oratio C'est à Paris que lui vient l'idée de proposer un vaste débat public auquel il se proposait d'inviter, éventuellement à ses frais, la crème des docteurs de la chrétienté et pour lequel il se fait fort de rédiger un ensemble de 900 Thèses ou Conclusions, portant sur «la Dialectique, la Morale, la Physique, les Mathématiques, la Métaphysique, la Théologie, la Magie, la Cabale». C'est de cette énumération que naîtra cette légende tenace, selon laquelle Pic se serait fait fort de discourir de omni re scibili - «de toute chose connaissable» - à quoi l'ironie voltairienne aurait ajouté et quibusdam aliis - «et de quelques autres en plus». C'était pour rédiger ces Conclusions en toute quiétude qu'en mai 1486 Pic quitte Florence pour se rendre à Pérouse mais, la peste s'y étant déclarée, il déménagea à la Frattaoù il rédigea ses Conclusions, ainsi que son Oratio de hominis dignitate, leDiscours de la dignité de l'homme, qui aurait dû servir d'introduction au débat. Pic, cependant, n'eut jamais l'occasion de prononcer son discours, le débat dont il attendait tant de gloire ayant finalement été interdit. Il n'en reste pas moins que ce Discours est sans doute le plus authentique chef-d'œuvre que nous ait légué la littérature néolatine. Ce fut, d'une certaine façon, le grand malheur de Jean Pic, car les générations futures n'allaient bientôt retenir de l'ensemble de son oeuvre que quelques lignes de ce Discours, qui seront citées à répétition et toujours en dehors de tout contexte. En fait, Jean Pic de la Mirandole et son œuvre avaient été oubliés, son nom n'avait survécu que parce qu'il paraissait plus ou moins ridicule – comment peut-on s'appeler Giovanni Pico della Mirandola? - en lequel un critique récent avait d'abord cru reconnaître un cousin de Pinocchio! et aussi parce que Voltaire l'avait pris en but à son ironie, cinglante et drôle comme toujours (Cf. Dictionnaire philosophique, art. Foi.) 3. Le mythe de Pic Voilà cependant qu'en 1860, le grand historien suisse Jacob Burckhardt(1818 – 1897) publie sa Civilisation de la Renaissance en Italie. Ce livre fondamental allait relancer les études de la Renaissance sur des bases neuves. Selon Burckhardt, la Renaissance comme phénomène culturel ne pouvait apparaître que dans le cadre sociologique particulier de l'Italie des XIVe, XVe siècles, qui devait enfin permettre à l'individu de prendre son destin en main, de se libérer des impératifs de la transcendance, et de créer en toute indépendance l'ordre des valeurs qui lui conviendrait. (Les Droits de l'Homme vs. le Décalogue). Or, pour illustrer cette nouvelle orientation, qui conduira l'Occident à notre modernité, c'est précisément à un paragraphe de l'Oratio que Burckhardt fera appel. Un bref passage, de la plus haute élégance littéraire, semble nous montrer le Créateur se retirant de la scène du monde, pour laisser la place à Adam qu'il vient de créer, et auquel il fait le don de la liberté. Il lui adresse cet envoi: Je t'ai placé au milieu du monde afin que tu puisses plus facilement promener tes regards autour de toi et mieux voir ce qu'il renferme. En faisant de toi un être qui n'est ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, j'ai voulu te donner le pouvoir de te former et de te vaincre toi-même; tu peux descendre jusqu'au niveau de la bête et tu peux t'élever jusqu'à devenir un être divin. En venant au monde, les animaux ont reçu tout ce qu'il leur faut, et les esprits d'un ordre supérieur sont dès le principe, ou du moins bientôt après leur formation, ce qu'ils doivent être et rester dans l'éternité. Toi seul tu peux grandir et te développer comme tu le veux, tu as en toi les germes de la vie sous toutes ses formes. En ce bref passage, souvent cité en exergue, qui fait de la liberté l'essence de la nature humaine, on crut découvrir la quintessence de la pensée de Pic, la proclamation de sa doctrine, sinon même le symbole et le manifeste de l'humanisme rinascimental tout entier. Dès lors, Jean Pic devint, tel un nouveau Prométhée, l'idéal exemplaire, le prototype de l'humanisme du Quattrocento et cette fonction prophétique fera désormais partie de son mythe… Dix lignes sur l'ensemble de l'œuvre de Pic, voilà qui est bien peu de chose. C'est néanmoins à partir de ces dix lignes qu'est né le mythe de la modernité de Jean Pic. En réalité cependant, sous ses aspects si brillamment optimistes, la Renaissance italienne était, elle aussi et comme la nôtre, une période de transition, marquée de toutes les incertitudes qui sont nôtres également: pertes des références et des balises rassurantes, et bouleversements culturels avec toutes les remises en cause qu'ils impliquent. C'est pourquoi, plutôt que d'incarner l'humaniste «prémoderne» que Burckhardt avait voulu voir en lui, Pic aspire au contraire à se libérer de toute attache mondaine. Ainsi dira-t-il dans ce même Discours: Qui, laissant derrière lui tout ce qui est humain, méprisant les biens de la fortune, indifférent à ceux du corps, ne voudrait être convive des dieux, dès ici-bas, et, gorgé du nectar de l'éternité, recevoir bien qu'animal mortel, le don de l'immortalité? Voilà qui est tout à l'opposé de ce que Burckhardt avait voulu retenir de lui! 4. Arrière-plan philosophique En histoire de la philosophie, on peut observer une alternance de deux pôles: Platonisme: tendance mystique, Monde des Idées, ex. le triangle comme Idée subsistante est le modèle de tous les triangles concrets, tous imparfaits. Donc «Idéalisme». Aristotélisme: Refus du Monde des Idées, terre-à-terre, empirisme. Le «triangle» n'est qu'une abstraction construite par notre esprit à partir des triangles observés. Plotin (205 – 270) donne une interprétation mystique du platonisme. Il connaît un grand succès à la cour impériale, face au début de la décadence: abandon de la mythologie. Comme pour nous, remise en cause des anciennes certitudes.  La vie intellectuelle sera teintée de néoplatonisme. Augustin, conversion en 387, théologie chrétienne sera «platonicienne». Tout le Moyen-Âge. Réapparition d'Aristote «arabe»: «averroïsme» - St. Thomas et scolastique. Aristotélisme et donc rationalisme: tout est rationnel, la théologie est un discours rationnel. Ratiocentrisme. Dieu d'Aristote: Moteur immobile, seule tâche: maintenir le mouvement des cieux. Dieu néoplatonicien: Dieu poète, le monde est le poème de Dieu. Valorisation de la Parole: St. Jean: Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu… Boccace(1313 – 1375) «La poésie des anciens est science stable et immuable fondée sur les réalités éternelles, rattachée aux principes. En tout temps et en tout lieu, elle reste identique à elle-même et est absolument immuable.» D'où fonction prophétique du poète:Pétrarque (1304 – 1374). 5. La période «Nouvel Age» de Jean Pic - Magie et Cabale But de la philo: Découvrir la Vérité, rejoindre l'être infini à partir de notre finitude. La voie aristotélicienne de l'abstraction est très ardue. Le néoplatonisme propose un accès direct par la Parole. C'est cette vision sublime et si profondément satisfaisante que Pic exprime par l'image biblique de l'échelle de Jacob, symbole central de l'Oratio et représentation fidèle de la continuité qui, par la «procession-conversion» plotinienne, unit en une relation verticale, notre monde multiple et variable à l'immuable unité de son Principe: Du fin fond du sol au sommet du ciel est dressée une échelle aux multiples échelons, au faîte de laquelle siège le Seigneur. Des anges les parcourent dans une succession  alternée de montées et de descentes... La descente des anges symbolise l'action créatrice que Dieu exerce dans et sur le monde, alors que les échelons ascendants représentent les différentes étapes de la connaissance que l'âme doit parcourir pour remonter à son Principe. Cette belle métaphore faisait partie du langage traditionnel au sein de la théologie d'origine néoplatonicienne. Nous pouvons imaginer cette échelle, solidement plantée en notre terre, avec ses lourdeurs propres, mais aussi avec ses mystères et ses révélations ésotériques, s'élevant jusqu'au ciel, et dont les montants parallèles, par un effet de perspective, semblent finalement se retrouver et se rejoindre en un point unique. Ainsi, du Créateur au monde, de la création à Dieu, le lien est sans faille, et pourtant, l'union ne s'opère qu'à l'infini, au-delà de toute mesure, dans le totalement autre, «dans la ténèbre solitaire du Père» comme le dit encore Pic. C'est une vision du monde très poétique et très attirante qui mettait à portée de la main toutes les promesses d'un Nouvel Age: éternelle tentation des périodes en perte de certitude, attente d'une révélation mystique rassurante qui se donnerait «dès ici-bas», au terme d'une voie initiatique dont, croyait-on, les étapes étaient tracées d'avance et devaient conduire sans peine à l'extase, à la réunion de l'âme à son Principe…(Aussi: G. K. Chesterton: «quand on ne croit plus à rien, on est prêt à croire à tout et à n'importe quoi…») Pic a vingt ans. Il découvre avec émerveillement cette voie mystique qui lui promet l'accès direct à l'extase, à l'absorption en Dieu, et ce, par la voie de la pure connaissance intellectuelle. Comment ce jeune homme, adulé par les milieux de l'Académie qui partageait son enthousiasme, aurait-il pu conserver un esprit froid et critique par rapport à ce monde exaltant qui s'offre à lui? Pendant une brève période, deux ou trois ans, Pic va donner libre cours à ses enthousiasmes. Ce sera sa période «Nouvel Age». C'est cette conception que Pic va exprimer dans la structure même de ses Conclusiones. Deux sections: (structures parallèles)
  1. 402 concl. d'autrui
  2. 498 concl. personnelles
Voie initiatique progressive: du plus connu au moins connu: Scolastique, philo arabe, Aristote, néoplatoniciens, (qui permet d'atteindre la connaissance la plus haute que la raison soit capable d'atteindre par elle-même), puis sciences ésotériques (qui supposent une révélation): Pythagore (numérologie), Orphée et le mythe d'Eurydice, Hermès (=Toth),  Zoroastre… Chaque section aboutit ainsi aux Conclusions cabalistiques (47 + 71 = 118). Il apparaît ainsi que les Conclusions reproduisent en leur structure la démarche ascensionnelle que, selon Plotin, l'âme doit suivre pour s'unir à son principe et s'y perdre en une extase qui est au-delà de toute compréhension et que seul peut atteindre celui qui a exploré et parcouru tous les degrés de l'intellection, comme le suggère la métaphore de l'Échelle de Jacob. 6. La Magie et la Cabale Le jeune Pic, comme tous ses contemporains, était fasciné par cette pensée magique, et par la vision du monde qui la justifiait. D'où, chez Pic, et toujours dans son Discours, cet éloge émerveillé de la magie et de ses pouvoirs secrets: L'omniprésente affinité des choses, que les Grecs désignent sous le terme si expressif de sympathie, notre magie la scrute intimement, plus à fond que quiconque, avec comme résultat que, reconnaissant la mutuelle parenté des natures et présentant à chaque chose les attraits qui lui sont naturels et appropriés, elle produit au grand jour les merveilles latentes dans les replis du monde, dans le sein de la nature, dans les réserves et les secrets de Dieu; et comme le cultivateur unit l'orme à la vigne, ainsi le Mage marie-t-il la terre au ciel, c'est-à-dire les réalités d'en bas aux propriétés et aux vertus d'en haut. C'est d'ailleurs ce que Pic répète dans une de ses conclusions magiques: «Faire œuvre de magie n'est rien d'autre que marier le monde», ce qui suppose, comme l'annonce la cinquième conclusion magique, qu' Il n'est nulle vertu dans le ciel et sur la terre, à l'état séminal et séparé, que le magicien ne puisse tant actualiser qu'unir. La magie, c'est là son attrait tout particulier, permet donc à qui en connaît les arcanes, d'unir les vertus célestes essentielles, à leurs contreparties matérielles ici-bas: la couleur rouge du sang ou des coquelicots est de même nature que Mars, la planète rouge, dieu de la guerre, ou encore que l'ocre rouge dont, gage de victoire sur la mort, on saupoudre les cadavres des héros morts à la guerre. Il y a dès lors équivalence ou sympathie entre ces différents supports de la même couleur, et qui agit sur les uns peut influencer les autres: c'est l'alchimie liée à l'astrologie. La magie fait partie du mythe de Pic, et, selon certains, elle annoncerait la science moderne: Frances Yates:  «Il est difficile de surestimer l'importance de Pic de la Mirandole dans l'histoire de l'humanité. Ce fut lui qui, le premier, a audacieusement défini une situation nouvelle pour l'homme européen, l'homme en tant que Mage, utilisant tant la Magie que la Cabale pour agir sur le monde, pour contrôler sa destinée par la science.»   La condition préalable à laquelle doit satisfaire le mage qui veut opérer en magie et «marier le monde» est évidemment de connaître les affinités qui unissent ainsi terre et ciel. Encore faut-il que ces opérations magiques soient accompagnées des incantations efficaces, et il n'existe d'incantations plus efficaces en magie «naturelle» que celles qui proviennent des hymnes d'Orphée et d'Hermès, comme l'avait déjà affirmé Plotin. C'est en ce point précis que le Mirandolien va, en quelque sorte, parfaire la vision de Plotin. La magie est efficace s'il est fait appel aux incantations orphiques, mais combien plus efficace serait-elle si on lui ajoutait les hymnes de David: la Magie rejoindrait alors le niveau de la Cabale. Or, si l'efficacité de la Magie atteint aux causes secondes, c'est-à-dire «aux vertus et aux propriétés d'en haut», la Cabale, elle, rejoint directement la Cause première. En effet, connaissant les secrets de la langue hébraïque, c'est dans la langue même de la création que le Cabaliste s'adresse à Dieu, comme il est dit dans plusieurs conclusions. Comme il était généralement admis dans les milieux ésotériques, le Cabaliste connaît le nom propre des Idées divines qui sont à l'origine du monde, et c'est donc sans intermédiaire qu'il peut les invoquer. Ainsi donc, Magie et Cabale agissent directement dans l'ordre du monde, sans passer par la causalité physique. C'est le court-circuit que propose le Nouvel-Age, avec cette différence cependant que le néoplatonisme, la doctrine que Pic à cette époque avait embrassée avec son enthousiasme juvénile, que le néoplatonisme prétendait justifier en raison ce dépassement de l'ordre physique. N'est-ce pas merveilleux!? (R 7. La condamnation Le débat concernant les Conclusions sera finalement interdit, après qu'une Commission pontificale ait statué que, parmi ces conclusions, treize lui paraissaient condamnables, les chefs d'accusation allant de la simple «offense aux oreilles pieuses» à l'hérésie caractérisée, ce qui fut le cas de trois d'entre elles. Être condamné par les autorités vaticanes, voilà qui, aux yeux de plusieurs, serait le plus beau titre de gloire de Jean Pic de la Mirandole. Cette condamnation par des esprits rétrogrades ne pouvait que confirmer la «modernité» de Pic, tel que Burckhardt l'avait statufié. A. Pic aurait été condamné pour avoir repris et défendu les thèses de la «théologie moderne», enseignée à Paris. Qu' en est-il? Jean Pic avait étudié à la Sorbonne en 1485 et il reconnaissait que c'est à Paris que les études théologiques étaient les plus développées, précisant qu'au sein de la faculté de théologie, c'était bien la via moderna  qui prédominait, au point de se voir qualifiée, disait-il,  de «voie commune des théologiens». D'où évidemment l'inférence séduisante que ce serait pour ce «modernisme» qu'il aurait été condamné par Rome. Ambiguïté de vocabulaire. via moderna = «voie moderne», pour notre époque, une théologie «moderne» serait une théologie d'avant-garde. Ce sont les théologiens «dans le vent», pourrait-on dire. La théologie de la Sorbonne était-elle pour autant «d'avant-garde»? En fait, ses théologiens étaient opposés au «rationalisme» de la scolastique thomiste. Ils prônent un retour à une foi simple, spontanée, non raisonnée, comme l'était, pensait-on, la foi des premiers chrétiens, gens simples et intellectuellement peu sophistiqués. Les franciscains se rallieront en bloc à cette théologie. Face à cette voie moderne subsistait encore la via antiqua, beaucoup plus intellectuelle, qui était celle de la grande tradition théologique, allant de saint Augustin à saint Thomas (dominicain). Voie que suit Jean Pic. La majorité des membres de la Commission pontificale étaient, eux, d'orientation moderne et donc fidéiste. L'Espagnol Pedro Garsias, évêque d'Ussel, l'adversaire le plus acharné de Jean Pic, était le seul à avoir eu une formation théologique approfondie, reçue à la Sorbonne, dont il avait adopté les positions fidéistes les plus extrêmes. Deux ans après la condamnation de Pic, et à la demande du pape Innocent VIII, il écrira ses Determinationes oùil reviendra sur la question de la libertédans l'acte de foi. Il explicitera sa pensée affirmant que, pour honorer Dieu, «il faut croire en lui sans aucun argument ni apparence de raison -- sine quacumque persuasione et rationis apparentia», tout en précisant que le seul acte de foi qui soit digne de Dieu, est uniquement l'acte par lequel on croit sans aucune incitation, ni de la raison, ni de quelque démonstration, gratuitement, en d'autres mots, et par obéissance, et non parce qu'est véridique, ni parce qu'est vrai ce qui est affirmé, et toute autre croyance est irréligieuse et fait injure à Dieu. Ce n'était donc certainement pas pour avoir proposé une doctrine «parisienne» que Pic allait être condamné. D'ailleurs, il ne devra sa condamnation qu'à une très faible majorité, seuls huit commissaires sur les seize signèrent la première version du procès verbal final. Et on note, témoignage intéressant de l'opposition régnant entre les ordres religieux, que l'on y retrouve la signature de chacun des franciscains, mais d'aucun dominicain! Cette opposition entre les deux viae théologiques mériterait d'être étudiée en détails, ce que je ne ferai pas ici. Je signale cependant les étonnants renversements de perspective auxquels cette opposition donnera lieu par après.  D'une manière générale, on peut dire que le fidéisme propre aux «modernes» est une attitude volontariste: «croit qui veut croire». Cette attitude annonce celle de la Réforme luthérienne (Luther, condamné en 1520) et elle prévaudra d'abord dans les pays protestants où, laïcisée et appliquée au domaine politique, elle deviendra une des caractéristiques les plus marquantes de notre modernité.Jean Pic, avant la lettre, se range donc politiquement sous la bannière de la Contre-Réforme, et, ici encore, force serait de le classer parmi les «conservateurs», s'il fallait juger de son influence ou de ses intuitions prémonitoires selon nos critères contemporains. Voilà qui, une fois de plus, n'est guère conforme à son mythe. Mais, paradoxe historique comme il en est plusieurs, les «modernes» auxquels Pic s'opposait, étaient, on l'a vu, plus conservateurs en intention que Pic ne l'était lui-même, car eux prétendaient purifier le christianisme en remontant à ses sources premières, à la lettre de la Bible et des textes évangéliques, alors que Pic se rattachait à la tradition qui reliait Thomas d'Aquin à Augustin. Nouveau paradoxe cependant, ce sont ces modernes qui se voulaient réactionnaires, qui ont en fait remodeler l'histoire dans un sens progressiste par la laïcisation des valeurs évangéliques, ce qui a produit la notion de démocratie… B. Condamnation de la Cabale Pendant un temps, comme on l'a dit, Pic a été réellement fasciné par les doctrines ésotériques, particulièrement par la Magie et par la Cabale et il a passionnément recherché les révélations que ces traditions étaient censées contenir. Mais si vraiment, comme on le lisait encore tout récemment, «ce fut la présence dans son texte de la doctrine ésotérique de l'orphisme et de la Kabbale ... qui scandalisa (s)es juges», pourquoi n'ont-ils pas condamné en vrac cet amas, ce fatras, de conclusions hétéroclites, qui mélangeaient Orphée, Hermès, Pythagore, Zoroastre, aux maîtres de la Cabale? En fait, les commissaires ne s'intéressaient ni à la magie, ni à la Cabale, ni d'ailleurs à aucune des 336 conclusions ésotériques et ils ne les ont jamais condamnées comme telles. Ce qu'ils condamnaient (en une seule conclusion) c'était l'application de ces sciences humaines que sont Magie et Cabale à la démonstration de la divinité du Christ. Pic, en effet, s'était aventuré à dire dans sa neuvième conclusion magique: Il n'est aucune science qui nous donne plus de certitude sur la divinité du Christ, que la magie et la cabale Selon la thèse de base du fidéisme, en effet, la simple tentative de donner une démonstration rationnelle d'une vérité de foi est, de soi, condamnable, car les vérités de foi échappent à l'emprise de la raison humaine. Connues par la seule Révélation, elles sont l'objet exclusif de la théologie. C'est bien ce que répète encore Garsias dans ses Determinationes: Il est évident, dit-il, que seule la théologie est la science de la foi ... (S'il était vrai) que le mage et le cabaliste savent que le Christ est vrai Dieu et homme, et que ses miracles sont de vrais miracles, la foi ne serait plus nécessaire pour croire à ces vérités, ce qui est hérétique. On le voit, il s'agit donc bien toujours de la même opposition entre le fidéisme de la via moderna, auquel adhérait Garsias, et l'intellectualisme de la via antiqua, qui était celle que suivait Jean Pic, Et quand Pic, dans son Apologie, affirme qu'il ne met nullement en cause la théologie, car la magie et la Cabale qu'il considère ne sont que des sciences non révélées, il ne fait, aux yeux de Garsias, qu'aggraver son cas, car, en cette affirmation, il répète que ces sciences, si «humaines» qu'elles soient, permettent d'atteindre la certitude concernant la divinité du Christ. Et, de plus, Pic précise que ces sciences procèdent par voie empirique: «je parle, dit-il, de la certitude scientifique trouvée ou acquise par le moyen de la démonstration non a priori, mais a posteriori, par le moyen des effets». Pour tout fidéiste authentique, cette remontée vers la divinité à partir de la contingence est une démarche intellectuelle proche du sacrilège... 9. Retournement du De Ente et Uno La condamnation partielle, puis globale, de ses 900 Thèses, suivie de l'interdiction du débat dont il attendait tant de gloire, fut pour Pic une désillusion terrible. Dégrisé, le Mirandolien passe alors par une profonde dépression, en laquelle on a voulu voir une authentique conversion religieuse. Les témoignages abondent qui montrent que Pic changea radicalement son mode de vie. Hôte adulé des salons et des cours, le voilà qui abandonne sa vie mondaine pour se réfugier de plus en plus fréquemment à l'abbaye de Fiesole sous la houlette de l'abbé Matteo Bossi. L'expérience dévastatrice qu'il venait de vivre lui a brutalement fait perdre les merveilleuses illusions du Nouvel Age qu'il recherchait dans ses évasions ésotériques, qu'il croyait fondées sur la solide doctrine du néoplatonisme. Or, Pic se verra bientôt forcé de rejeter le néoplatonisme pour lui préférer la philosophie beaucoup moins exaltante, beaucoup plus terre-à-terre, d'Aristote. L'occasion de cette réflexion critique ultime et du bouleversement intellectuel qui s'ensuivra lui sera donnée par un débat qui opposa un de ses amis, le poète Ange Politien, à Laurent le Magnifique. Laurent était platonicien, et donc néoplatonicien, convaincu, au point qu'il affirmait qu'on ne peut être bon chrétien si on n'est pas platonicien. Face à ce platonisme spiritualiste et mystique, l'aristotélisme avait très mauvaise réputation, et surtout l'aristotélisme tel qu'il était véhiculé dans les milieux averroïstes que Pic avait longuement fréquentés à Padoue et qui avaient donné à la doctrine d'Aristote une teinte d'empirisme, sinon même de matérialisme, d'ailleurs souvent condamnée par l'Église. Pic n'assistait pas au débat entre le Magnifique et Ange Politien, mais, par après, celui-ci lui demanda son avis sur la question. Pic donnera sa réponse dans un bref traité, le De ente et uno , qui sera publié en 1491, où il prend fait et cause pour Aristote contre Platon, en particulier contre l'interprétation que les néoplatoniciens, tels Ficin, donnaient à Platon. Ce De ente et uno, De l'être et l'Un,  posaitla question de savoir ce qu'il faut entendre par l'affirmation «L'être est un». Il s'agit de savoir si une chose, un être, est un parce qu'il est, ou si cet être est, parce qu'il est un. La question peut paraître parfaitement oiseuse; elle ne l'est pas, c'est une question qui a une importance métaphysique certaine, mais elle est très absconse. On comprend cependant qui si l'Un est la réalité première, ce qui était la position des néoplatoniciens, il faudra conclure que «Tout est Un». C'est l'affirmation fondamentale du holisme et de toutes les philosophies du nouvel âge qui, toutes, jusqu'à nos jours, peu ou prou, participent du holisme. Aristote, par contre, prétendait que l'être et l'un sont deux termes équivalents. Pic, sur la base d'une analyse critique des dialogues de Platon, se rallie à cette conception. Faisons confiance à Pic, nous n'allons pas embarquer dans cette discussion. Mais si Aristote a raison, contre l'interprétation des néoplatoniciens, le néoplatonisme perd sa justification essentielle comme fondement des démarches ésotériques, et la structure «ascendante», si claire et rationnelle, selon laquelle s'étageaient les 900 Conclusions, perd, elle aussi, sa justification. Pic avait cru, avec quelle ferveur!, à l'interprétation néoplatonicienne. Transporté par ce courant, c'est par une ascèse purement intellectuelle, que Pic avait cru pouvoir atteindre la révélation suprême, en laquelle l'âme, enfin, en une «fureur socratique», rejoignait son Principe pour se perdre en Lui. Mais le Jean Pic du De ente et uno a abandonné cet espoir fou. Il a compris, maintenant, qu'est vaine cette tentative de rejoindre Dieu par le seul intellect, par l'acquisition graduelle et systématique de la science, de toutes les sciences, comme l'avaient pensé les Arabes.  C'est cette constatation presque désespérée que Pic exprime dans la célèbre apostrophe qu'il adresse au Politien et  qui interrompt inopinément le développement par ailleurs si parfaitement rationnel et rigoureux du De ente. Il faut relire et méditer cette apostrophe, qui signifie le tournant radical que Pic vit à cette époque. Perdant confiance en la suffisance de la raison humaine, convaincu désormais de la vanité de la voie qu'elle propose, Pic se détourne d'elle et s'abandonne à «la voie de l'amour», à la mystique de l'affectivité: Mais vois, cher Angelo, quelle folie nous tient. Nous pouvons aimer Dieu, tant que nous sommes dans notre corps, plus que nous ne pouvons parler de lui, ou même le connaître; l'aimer nous est plus profitable et demande moins d'effort; nous lui obéissons alors davantage; et pourtant nous préférons toujours, par la connaissance, ne jamais trouver ce que nous cherchons, plutôt que de posséder dans l'amour ce que nous trouvons en vain sans l'amour. Ce que Pic proclame ici, c'est la dissociation de l'intellect et de l'affectivité, c'est la dissociation, tout aussi bien, de la foi et de la raison. Après son long périple tout entier dédié à la recherche intellectuelle, Pic, maintenant, pose la question: du savoir ou du croire, que nous faut-il choisir? 10. Les Disputationes adversus astrologiam divinatricem Pour autant, Pic n'abandonne pas la voie de la raison. Durant les deux ou trois années qu'il lui reste à vivre, Pic travaille d'arrache-pied à ses Disputationes adversus astrologiam divinatricem, vaste ouvrage en douze livres qui sera publié en 1496, deux ans après sa mort. Ce fut par cet ouvrage plus que tout autre que Pic prendra véritablement place dans l'histoire de la pensée scientifique moderne. Kepler, qui fut, plus que Copernic, le vrai fondateur de notre astronomie contemporaine, avait été profondément marqué par la critique à laquelle Jean Pic soumet l'astrologie. Kepler, l'auteur de l'Astronomie nouvelle affirme avoir lu deux fois, et avec grande attention, les 321 feuillets des Disputationes mirandoliennes. Estimant que cette critique était la plus fondamentale que l'astrologie ait jamais eu a subir, il aurait, dit-il, voulu les commenter page par page. Ce témoignage est d'autant plus significatif que si Kepler reconnaît en général la validité de l'argumentation de Pic et la fait sienne, il estime néanmoins que le Mirandolien a souvent été trop radical. Pic, en effet, rejette l'astrologie «totalement et sous tous ses aspects», tandis que Kepler lui-même, plus modéré, prétendra distinguer entre une «mauvaise» et une «bonne» astrologie, et à cette dernière, il restera toujours fidèle, alors que Pic se refusera toujours à une telle distinction. Ainsi invoque-t-il le témoignage des Pères de l'Église:  (Les pères de l'Église) ne la condamnèrent pas seulement sous certains aspects mais ils s'y opposèrent et la détestèrent omnino omnem, totalement et en bloc. La critique de l'astrologie à laquelle Pic s'adonne dans ses Disputationes est donc radicale et, avec l'astrologie, c'est également la magie et toutes les sciences occultes que Pic répudie maintenant, car c'est de l'astrologie, affirme-t-il, que dépendent toutes ces superstitions, au point que les mages voyaient en elle la clé de leurs arts et pratiques. Aussi Pic se promet-il de «confondre ces sottises une à une lorsque, ayant terrassé leur maîtresse et reine, il mettra du même coup en déroute la troupe entière des superstitions, ses suivantes». Ce sera en des termes presque identiques que dans les dernières pages de son ouvrage, il se félicitera encore d'avoir effectivement fait s'effondrer l'édifice des pseudo-sciences, «dont il n'est aucune … qui ne reconnaisse l'astrologie comme compagne, génitrice ou guide». Comme le rejet de l'astrologie, le rejet de la magie est donc total et sans appel: elle n'est pas seulement interdite, elle est «vaine et fausse». C'est pourquoi il rejette maintenant l'idée même d'une «révélation primordiale» dont Zoroastre, Hermès et Orphée auraient été les dépositaires. Pic ridiculise la science de Zoroastre: Parmi les anciens qui était plus expert en astrologie, en magie et en toute superstition que Zoroastre? Et pourtant celui-ci fut vaincu et occis par Ninus, qui n'était ni astrologue, ni mage. Quant à Hermes trismegistus,  le trois fois très grand, chef de file de toute la tradition de la prisca theologia, voilà que Pic le réduit à n'être plus qu'«un certain Hermès l'Égyptien» -«Hermes quidam Aegyptius», qu'il traite encore dédaigneusement de «votre Hermès». Il rejette la numérologie pythagoricienne, qui pourtant lui avait permis dans ses Conclusions de prédire la fin des temps, qui, selon ses calculs devait avoir lieu au passage de l'an 2 000. Il trouve charmante mais ridicule la croyance en une musique des sphères, croyance qui remontait à Pythagore et sera encore reconnue par Kepler. D'autre part, il fait l'éloge répété des Calculateurs, ces mathématiciens qui tentèrent de quantifier la physique, alors qu'il les avait considérés avec horreur lorsqu'il les avait étudiés à Pavie. Résumons-nous. Suite à sa découverte de Plotin, Pic avait cru pouvoir rétablir le lien qui unit le monde naturel, le monde des phénomènes, au monde sacré de la surnature: c'était le message essentiel de l'Oratio, que Pic allait développer dans ses Conclusiones . Or, c'est précisément ce lien qui est rompu dans les Disputationes, comme le montrent tous les exemples que l'on vient de voir. Et c'est pourquoi le chapitre 14 de son quatrième livre porte l'intitulé suivant: Les divins miracles ne sont ni causés, ni signifiés par les Constellations, mais les événements miraculeux sont indiqués par des événements miraculeux, de même que les choses naturelles sont indiquées par d'autres choses naturelles. La distinction, notons-le, doit être prise dans son sens le plus radical. C'est bien en effet en sa totalité que l'ordonnance miraculeuse échappe à l'ordre naturel des choses car c'est dans toute sa réalité et dans chacun de ses événements qu'elle relève et dépend d'une intervention particulière de la volonté divine. Ainsi en va-t-il, par exemple, du déluge universel aux temps de Noé et autres miracles que nous rapporte l'histoire sacrée: ... sont plus fols encore que ceux qui les nient, ceux qui les admettent tels que relatés, et qui pourtant les attribuent à la causalité naturelle, alors qu'il ne peut être plus grande insanité que d'attribuer aux forces de la nature ce qui survient de façon surnaturelle.  Il faut donc poser une distinction radicale entre l'ordre de la nature et l'ordre de  la surnature, ce que Pic affirme en ces termes: l'ordre naturel des choses est à tel point séparé de ce qui arrive par-delà la nature, par volonté et vertu divine, que si ces choses-là ne survenaient pas, la nature n'en subirait aucune perte, ni n'en recevrait-elle aucun avantage. Cette affirmation de la dualité des ordres naturel et surnaturel constitue un retournement radical par rapport au monisme au moins implicite du néoplatonisme, même en sa version chrétienne. D'une part, Pic en a mesuré la portée métaphysique; d'autre part, déçu, il a abandonné l'espoir que faisait miroiter la doctrine de Plotin et que symbolisait l'Échelle de Jacob. Il ne croit plus que l'âme humaine puisse, «dès ici-bas», rejoindre son Principe grâce à la pratique d'une ascèse intellectuelle. L'ordre de la raison n'est pas l'ordre de la foi et il n'est pas donné de passer graduellement de l'un à l'autre. Et c'est ainsi que, par sa reprise critique du néoplatonisme, Pic aboutit aux conclusions qui avaient déjà été celles de la scolastique tardive, d'Ockham et des nominalistes. Lien avec le passé, certainement, mais également présage de l'avenir puisque l'on voit poindre chez Pic ce dualisme radical, qui relève sans doute du même esprit que celui de Descartes, et le préfigure: ici, dans ce sens limité mais essentiel, il est sans doute légitime de voir en Jean Pic un  précurseur de modernité. Louis Valcke Membre de l'APPRUS