Évolution et gestion de la faune
Mouflons d'Amérique : bons ou mauvais pères?
Pourquoi donc les mâles mouflons arborent-ils des caractéristiques aussi extravagantes que ces grandes cornes spiralées, que les chasseurs convoitent comme des trophées? Coûteuses à produire pour les ongulés, elles devraient en principe réduire les chances de survie. Dans la première étude du genre, des biologistes sherbrookois montrent plutôt que les cornes confèrent certains avantages aux béliers et à leurs fils… mais pas à leur progéniture femelle.
Les grandes cornes, une icône liée à la survie
Les mouflons qui arborent de grandes cornes ont un net avantage lors des combats en vue de l’accouplement. Les biologistes s’entendent généralement pour dire aussi que des cornes de taille supérieure reflètent un bagage génétique fort et engendre une progéniture avec une bonne capacité de survie. Mais peu d’études ont mesuré cette hypothèse.
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en démographie évolutive et en conservation, Fanie Pelletier vient de terminer une recherche hors du commun. «C’est une des premières évidences, en nature, d’un lien fort entre un phénotype paternel (grandes cornes) et la viabilité de la progéniture», fait valoir la biologiste. Elle signe la publication dans Biology Letters avec son collègue biologiste Marco Festa-Bianchet et l’ex-étudiant au doctorat Alexandre Martin, de même que Dave Coltman, de l’Université de l’Alberta.
La taille des cornes des pères mouflons a bel et bien un effet sur la survie de leur descendance. Mais cet effet est diamétralement opposé selon que les rejetons sont mâles ou femelles.
Agneaux et agnelles : un père, deux destins
À la lumière de données récoltées pendant plus de 20 ans sur les mouflons de Ram Mountain, en Alberta, Fanie Pelletier et son équipe observent deux effets étonnants. Les béliers privilégiés par de grandes cornes engendrent des agneaux dont les chances de survie sont excellentes. Or ces «grandes cornes» ont un effet contraire chez les agnelles : ces dernières voient leur chance de survie réduite.
«Les mâles aux caractéristiques très masculinisées ont des fils avec une plus forte survie dans leur première année de vie. Ceci est très surprenant, car les mâles ne fournissent aucuns soins aux jeunes, lance Fanie Pelletier, spécialiste de l’écologie comportementale. On ne s’attendait pas à ce que leurs caractéristiques physiques aient une influence sur la survie de leurs jeunes.»
Contrairement à la taille des cornes, la masse corporelle des géniteurs n’a pas d’effet sur la viabilité de la progéniture, mâle ou femelle. Le taux de survie réduit des bébés femelles reste un résultat intriguant pour l’équipe, qui continue de chercher des réponses. Les biologistes tentent maintenant de déceler si les femelles qui se reproduisent avec les béliers aux grandes cornes investissent plus de soins dans leur progéniture.
Une menace pour la population de mouflons?
Cette étude apporte un éclairage nouveau sur l’évolution d’un trait sexuel iconique chez les mouflons ‒ les grandes cornes. Cette dimension a certaines implications pour la gestion de l’espèce; il faut savoir qu’en Alberta, la chasse au mouflon est régie par le critère du «4/5 curl», qui exige que les cornes des individus récoltés aient complété 4/5 de la boucle formée.
La chasse exerce ainsi une sélection artificielle forte sur les populations, avec des impacts qui peuvent être néfastes pour l’évolution de l’espèce. «Si les activités de chasse continuent de sélectionner uniquement les mâles aux grandes cornes, cela pourrait perturber indirectement le ratio des sexes dans les populations», dit la chercheuse. Les impacts, à long terme, sont difficiles à prévoir. Fanie Pelletier et ses collègues poursuivent leurs recherches afin de mieux cerner les conséquences de la chasse sur la dynamique des populations sauvages de mouflons d’Amérique, en Alberta.