Jour de la Terre 2021
Résoudre des casse-têtes chimiques pour des cours d’eau en santé
Une eau saine est un facteur essentiel à la santé humaine et à la santé des écosystèmes. Pour en assurer la qualité, l’eau de surface de plusieurs de nos cours d’eau est constamment évaluée, pour déterminer les contaminants chimiques et microbiologiques qu’elle contient. Cependant, comment détecter la présence de nouveaux contaminants dans l’eau? Comment suivre les composants chimiques, lorsqu’ils se dégradent et constituent des molécules différentes de celles que l’on tente d’identifier?
Emmanuel Eysseric, étudiant au doctorat en chimie, et le professeur Pedro Segura, en collaboration avec Christian Gagnon, chercheur scientifique à Environnement et changement climatique Canada, et le professeur Francis Beaudry, de la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal, ont récemment élaboré une méthode d’analyse qui sera en mesure de détecter des nouveaux contaminants dans l’eau, et ainsi permettre un suivi beaucoup plus large de la qualité de l’eau des rivières et lacs québécois et canadiens. Les résultats de leur recherche ont été publiés dans la revue scientifique Talanta.
Les méthodes de surveillance des contaminants que nous utilisons en ce moment sont des méthodes qu’on dit "ciblées". On cherche uniquement la trace de composés qu'on détermine à l'avance, donc le nombre possible de résultats est très restreint. Le problème de cette surveillance ciblée, c’est qu’elle a un peu le côté "prophétie qui s’autoréalise" : tu regardes ce que tu trouves, tu trouves ce que tu regardes. C’est comme ça qu’on peut manquer d’énormes chaînes de pollution.
Emmanuel Eysseric, doctorant en chimie
Pour identifier les composants de façon non ciblée, on utilise la chromatographie liquide couplée à la spectrométrie de masse. La chromatographie liquide sert à isoler les composés chimiques, et la spectromètrie de masse mesure leur poids, ce qui permet de déterminer leurs formules. « Pour chaque formule, on peut avoir des milliers de structures possibles, explique Emmanuel Eysseric. Donc, on procède à une analyse encore plus poussée, en fragmentant les composés, en « faisant des morceaux ». Les composés se fragmentent d’une certaine manière, alors ces patrons de fragmentation sont propres à un ou deux composés, ce qui nous permet de les identifier. »
La puissance des ordinateurs en renfort
C’est à ce moment que les chercheurs ont recours aux ordinateurs et aux bases de données pour reconnaître les composés. Cette recherche informatisée permet d’explorer rapidement d’immenses bases de données et de trouver des contaminants parmi des millions de composés chimiques, comparativement aux quelques centaines de composés identifiés dans une approche ciblée.
La stratégie de l’équipe de recherche a donc été de pousser encore plus loin cette approche informatisée, en combinant trois outils complémentaires d’analyse non ciblée, afin d’améliorer la détection des contaminants dans les eaux douces.
Les données que nous obtenons sont comme des morceaux de puzzle. Le problème, c’est que pour un seul échantillon, nous retrouvons plus de 1000 puzzles différents. Donc, ça prendrait énormément de temps pour nous de les examiner un par un. Avec les approches informatiques, c'est comme si les ordinateurs posent les morceaux de puzzle et identifient les molécules possibles en quelques heures.
Professeur Pedro Segura
Par la suite, les chimistes valident les résultats suggérés par les algorithmes des ordinateurs, en comparant la molécule modélisée avec la molécule réelle.
À propos de l’étude publiée
Les échantillons de l’étude publiée dans la revue Talanta provenaient de l’eau de la rivière Yamaska, en amont et en aval de Granby. Parmi les 253 contaminants détectés, certains n’avaient jamais encore été observés au Canada. Deux grandes classes de composés ont été repérées, soient des composés pharmaceutiques et des additifs de produits de consommation. Parmi les pharmaceutiques, 38 médicaments différents pour traiter les maladies cardiovasculaires et les maladies du système nerveux ont été identifiées. Quant aux additifs des produits de consommation, 65 tensioactifs (détergents, émulsifiants) ont été observés.
Cela dit, pour le professeur Segura, il n’y a pas cause de s’alarmer, au contraire : « Nous avons pu identifier des composés qui n’avaient jamais encore été détectés, mais ils sont présents dans l’eau en infimes quantités en ce moment. Ce que notre approche permet, c’est de savoir quels composés sont présents dans nos cours d’eau, de suivre ceux qui peuvent être dangereux pour nous et pour les écosystèmes, et d’observer comment leur présence fluctue, si elle augmente ou diminue. Comme ça, les différents organismes de surveillance de l’eau, les gouvernements, vont être mieux outillés pour assurer que nos cours d’eau restent en santé. »