La puissance de la liberté
Les enseignements de Dune
28 octobre 2020 | Éloïse Hardy
Quel pouvoir ont les êtres humains sur leur propre destin? Lequel veulent-ils? Parce que, si liberté égale puissance, elle cause aussi beaucoup de doutes… Et peu l’apprécient.
Pourtant, la liberté représente une clé pour l’humanité. C’est du moins la lecture que font Sara Teinturier et Jonathan Genest du cycle de Dune, œuvre majeure de science-fiction écrite par Frank Herbert.
Tous deux cosignent un article dans l’ouvrage collectif Les enseignements de Dune, dirigé par la professeure Isabelle Lacroix. Sara analyse les différentes représentations du religieux dans l’œuvre, avec David Koussens. Jonathan et Jacques Beauvais, de l’Université d’Ottawa, se questionnent à propos du rapport à la technologie, en apparence presque absente de l’univers créé par Frank Herbert.
Leur compréhension commune de Dune étonne, de prime abord : Sara est chargée de cours au Centre d’étude du religieux contemporain et Jonathan, chargé de cours en génie et adjoint au vice-recteur à la valorisation et aux partenariats. Or ils prouvent bien que religions et sciences se rejoignent souvent, notamment en ce qu’elles contraignent ou… libèrent.
Si l’univers de Dune vous est inconnu, le vocabulaire a de quoi surprendre. Pour mieux saisir certains mots utilisés par Sara et Jonathan, consultez le lexique.
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Teintés de philosophie, les enseignements que tirent Sara et Jonathan de Dune sont aussi empreints d’espoir que le monde réel arrive à les appliquer.
Partie 1 - Les organisations religieuses et la capacité de dissidence
Les organisations religieuses, quand elles deviennent seulement outils de pouvoir, nient la capacité de dissidence des individus et perdent de leur pertinence.
Le premier contact de Sara et de Jonathan avec l’œuvre de Frank Herbert remonte à l’adolescence. Dans une époque marquée par la première guerre du Golfe, leur lecture reste superficielle. À leurs yeux, Frank Herbert dresse un portrait critique de l’islam, omniprésent dans les actualités qui bercent leur vie.
Mais replonger dans l’ouvrage à l’âge adulte leur donne presque le vertige : la complexité de l’univers du cycle de Dune les happe.
« J’ai l’impression que c’est une critique des organisations religieuses lorsqu’elles se cristallisent, qu’elles deviennent des buts en soi et qu’elles perdent de vue l’aspect spirituel. »
- Sara Teinturier
Le mot tombe : instrumentalisation. S’il existe bien « une quête spirituelle, chez Herbert », souligne Jonathan, le religieux devient vite un outil politique, institutionnel, et même technologique. La quête spirituelle de Herbert se traduit dans l’expérience individuelle « extrêmement valorisée », renchérit Sara. Elle donne l’exemple des membres du Bene Gesserit, capables d’arrêter l’effet du poison sur leur corps, grâce des pratiques à la fois physiques et spirituelles.
L’admiration de Herbert pour les Fremen et leur lien avec la nature transparaît aussi dans ses propos… du moins, au début. « Il y a comme une espèce d’idéal derrière les Fremen, explique Jonathan. Mais tranquillement, Herbert essaie de les amener à changer. Et, là, il critique leur immuabilité. » Plutôt que d’évoluer, la société Fremen se délite. Mais comment le changement se produit-il chez elle? « Le jeu politique se met en place, l’instrumentalisation du religieux », souligne Sara. Or le religieux instrumentalisé se rigidifie immanquablement.
« Quand il n’y a plus de capacité de liberté, de dissidence, et que s’installe ce carcan religieux, il y a un raté que nous dénonce Frank Herbert. »
- Sara Teinturier
Partie 2 - Le choc des silos et de l’adaptabilité
La surspécialisation coûte à l’humanité son adaptabilité, essentielle pour affronter des problèmes complexes.
Dans l’univers de Dune, la religion institutionnalisée instaure un cadre parfois très rigide, un carcan, autour de ses adeptes.
« C’est un moyen pour Herbert de dire que l’humanité doit même s’en délivrer, d’une certaine manière. »
- Sara Teinturier
Au problème de l’instrumentalisation de la religion, Herbert oppose une solution-choc : l’émancipation. Choc, parce que la transition entre l’enfermement et la libération ne sera pas douce…
Au début du cycle, l’Empire est en hibernation. Structures religieuses ou politiques et grandes écoles : tout est figé, et cette stagnation survivra au règne des 3 Maisons. Quand Leto II accède au pouvoir, il la perçoit comme dangereuse, d’après Jonathan.
« Cette cristallisation fait en sorte que l’humanité est incapable d’évoluer, de passer à autre chose et n’a pas l’adaptabilité nécessaire pour survivre à un éventuel défi. »
- Jonathan Genest
Ce défi, pour Leto II, est lié au retour potentiel des machines, à l’origine de la dystopie peinte par Herbert. Pour le monde réel, « ça peut être des défis comme les changements climatiques », souligne Jonathan.
« Une des leçons importantes de Dune, c’est la distinction entre le progrès et l’évolution, ou ce que j’aime appeler l’adaptabilité. Le progrès pour le progrès ne mène à rien. »
- Jonathan Genest
Plus vite, plus loin, plus efficace… Oui, mais comment, et pourquoi? L’univers de Dune en est un de « surspécialisation » : « On a des silos et, entre les silos, les gens ou les structures ne se comprennent pas. Et, ça, c’est le gros avertissement de Frank Herbert. » Le danger de la surspécialisation, c’est l’impossibilité de la prise de recul qui donne « une vue d’ensemble ».
Or cette vue d’ensemble est essentielle pour l’analyse de problèmes complexes ou, comme Jonathan les appelle, de « problèmes pernicieux ».
D’après lui, la tendance à faire « trop vite » existe – à moindre échelle – dans le monde réel, causée notamment par la manière dont les gens sont évalués. Les critères retenus influencent ce qui constitue une réussite.
« Les indicateurs de réussite font en sorte qu’on cherche à réussir selon les indicateurs de réussite. On ne cherche pas nécessairement le mieux, dans un contexte beaucoup plus général. »
- Jonathan Genest
Les silos, dans Dune, reposent beaucoup sur le lien entre religion et politique, « un des moyens d’organisation de l’humanité », signale Sara. Cette relation adopte plusieurs formes, dont la domination presque pharaonique de Leto II… Mais toutes échouent.
« Alors où est-ce qu’il faut aller, si tout ça ne marche pas? Si le politique a tout essayé, y compris cette alliance avec le religieux… Il faut aller ailleurs. »
- Sara Teinturier
Partie 3 - Deux parts de liberté, aucune part de destin
Les humains ont la chance – et le fardeau – de construire leur propre destin, en rejetant les solutions uniques et les sauveurs.
Comment se libérer d’une structure rigide, basée sur une relation malsaine entre politique et religion? Leto II poussera les êtres humains à trouver leur propre réponse, avec une méthode pour le moins brutale.
Pendant 3000 ans, il accentuera la rigidité des structures. Son but? Construire « une prison dorée », décrit Jonathan, semblable à une lente noyade, jusqu’à ce que l’humanité cherche à respirer… et se rebelle. Pour le despote, torturer ainsi les êtres humains les amènera à « accepter une certaine incertitude, pour aller explorer ».
Parce que brimer la liberté des humains, c’est leur en révéler tout le pouvoir.
La puissance de la liberté, autant individuelle que collective, touche aussi la prescience, soit la capacité de voir le futur, que Herbert accorde à quelques personnages. Si certains perçoivent l’avenir, est-il immuable?
« C’est un échec monumental chaque fois… Finalement, ce futur-là n’est pas ancré. Même si on le perçoit, il n’existe pas; il n’est pas matérialisé. »
- Jonathan Genest
Et les personnages qui utilisent la prescience pour exercer le pouvoir en pâtissent. Sara y voit une mise en garde contre l’idolâtrie d’un sauveur.
« Le salut ne viendra pas d’une seule chose, que ce soit un personnage, que ce soit un personnage historique ou une personnalité, que ce soit un système économique, que ce soit le progrès, que ce soit un système religieux… Il viendra d’ailleurs. »
- Sara Teinturier
Cet ailleurs, « c’est le moment où l’humanité assume de prendre des décisions sans connaître le futur », où elle participe à la construction de sa propre existence et sacrifie parfois son confort en ignorant si le jeu en vaudra la chandelle.
C’est le moment, finalement, où chaque individu prend en main son propre destin.
Partie 4 - Les religions et les sciences sur la balance
Religions et sciences ne sont pas mutuellement exclusives : elles cohabitent notamment dans les bricolages spirituels de chacun et chacune.
La capacité de chaque individu à se prendre en main – et la richesse qui en découle – transparaît par ailleurs dans la manière dont Frank Herbert décortique puis réassemble les religions du monde réel. Il crée ainsi un assemblage hétéroclite et pourtant cohérent avec son univers.
Et ce « bricolage », comme le désigne Sara, Herbert n’est pas seul à le faire.
« C’est une magnifique illustration de ce que devient la société face au religieux. Les individus ne cherchent pas tant à appartenir à une institution, aujourd’hui, qu’à vivre des expériences. »
- Sara Teinturier
Un exemple? Sara cite les propositions liées au yoga ou au bien-être, très populaires en ce moment. Ces bricolages surviennent au moment où le pouvoir religieux se relâche. Et, souvent, la perte d’influence du religieux se double d’une montée de la science. Science, comme dans science-fiction. « La science-fiction se développe aussi quand le religieux perd de son emprise sur l’explication du monde », précise Sara.
Certaines écoles de pensées, notamment en sciences sociales des religions, ont même envisagé que le progrès scientifique et technologique entraînerait la disparition des religions. « D’ailleurs, on commençait à le voir, quand on regardait les quantités de gens qui pratiquaient. Les courbes étaient descendantes. »
« Plus de progrès, moins de religions, et ça allait continuer comme ça. »
- Sara Teinturier
« Dans les années 1960-1970, on s’aperçoit que la religion ne disparaît pas. Par contre, elle se vit autrement. » Et Frank Herbert intègre ce changement de mentalités dans son cycle de Dune.
« Les institutions religieuses, on n’en veut plus; les carcans, on ne les veut plus. Par contre, les expériences spirituelles et les bricolages personnels, ça a du sens et ça fait sens. »
- Sara Teinturier
Et, parallèlement à cette individualisation du spirituel, Sara cite certains mouvements religieux, qui émettent des dogmes, « pour le dire très vite », contredisant les preuves scientifiques. Elle pense notamment au créationnisme, porté par « certains milieux évangéliques américains », même si « on en trouve aussi dans d’autres espaces culturels, linguistiques et religieux ».
« Il me semble que ça reflète précisément la complexité du monde d’aujourd’hui. »
- Sara Teinturier
La science bouscule le rôle des religions, les forçant à revoir leur représentation du monde à la lumière des connaissances qui émergent. Ce n’est pas nouveau : le catholicisme a connu une crise semblable, au début du 20e siècle… et y a visiblement survécu.
« Par contre, dans les sociétés actuelles, des groupes ont besoin de garder des repères. Ces repères s’expriment par ces affirmations fortes, y compris certaines qui contreviennent à des vérités scientifiques. »
- Sara Teinturier
Il s’agit, pour ces groupes du reste minoritaires, de « redonner du sens à un monde extrêmement changeant ». Mais l’opposition entre science et religion n’est pas toujours aussi tranchée.
Jonathan parle de « cohabitation » quand il décrit le champ d’application des deux domaines. « La spiritualité et le religieux cherchent à donner un sens… un sens à la vie, un sens à l’univers. Quelle est notre place dans le monde? On parle d’une recherche beaucoup plus spirituelle qu’une recherche de connaissances en soi. »
C’est d’ailleurs la distinction que Sara établit entre croyance, parfois fausse, et foi, toute personnelle.
« Quand des gens parlent de leur vie intérieure, c’est lié à un sens, à une relation, à une transcendance. »
- Sara Teinturier
D’ailleurs, la plupart des gens concilient très bien leur foi et les connaissances scientifiques.
Partie 5 - Des technologies au visage humain
Pour remplacer les technologie, le monde de Dune transforme certains humains en créatures proches de la machine, accentuant d’autant la surspécialisation.
Avec toutes ses références au religieux, est-ce que Dune est vraiment de la science-fiction? D’autant plus que le monde qu’il dépeint contient peu de technologie… Non?
« Il y a beaucoup de techno, et de sciences, dans Dune. C’est juste qu’elle est tellement encadrée, tellement structurée, qu’on ne la voit pas. »
- Jonathan Genest
Seules « des classes supérieures », en général liées à la religion, ont le droit de créer de nouveaux savoirs ou d’utiliser des technologies données. « La population générale en voit très peu. Et, pour nous, comme lecteurs, c’est toujours un peu sous-entendu. C’est caché… »
Pourquoi? Parce que le monde de Dune a peur des technologies. Voilà des siècles, elles ont donné les « machines pensantes », des intelligences artificielles.
Et le monde s’est effondré.
Depuis, les personnes au pouvoir contrôlent le développement des savoirs technologiques et scientifiques. Une des solutions est d’instrumentaliser des groupes d’humains, pour qu’ils développent des compétences essentielles autrefois attribuées à des machines. Les Mentats, par exemple, sont « des ordinateurs humains ». Les Navigateurs établissent « les chemins à prendre quand on replie l’espace-temps » pour faire des voyages spatiaux, capacité essentielle dans un Empire comptant des millions de planètes.
C’est, encore là, un exemple de la surspécialisation qui, pour Herbert, met en péril la créativité et l’adaptabilité des humains.
Parmi tous les enseignements de Dune, sur lesquels Denis Villeneuve misera-t-il dans les films annoncés pour 2021? Sara et Jonathan attendent avec impatience de le découvrir.
Un petit lexique de Dune
Les « 3 Maisons » désignent les familles fondatrices de l’Empire : les Atréides, les Corrino et les Harkonnen.
Le Bene Gesserit est une institution exclusivement féminine, dont la mission consiste à créer l’humain du futur.
Les Fremen sont un peuple du désert, établi sur Dune.
Leto II est le fils de Paul Atréides. Il acceptera de perdre une partie de l’humanité pour accroître son pouvoir.
Paul Atréides est l’héritier de la Maison Atréides. Il sera au cœur de l’évolution des Fremen et des plans du Bene Gesserit.