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Leonard Cohen, messager des itinérants spirituels

Alexandra Pleshoyano, professeure associée à la Faculté de théologie, a découvert un contenu spirituel riche et contemporain dans l'œuvre de l'artiste juif montréalais

Alexandra Pleshoyano
Alexandra Pleshoyano
Photo : Michel Caron

En juin 2004, Alexandra Pleshoyano poursuit ses études de doctorat aux Pays-Bas. Un soir, elle est frappée de plein fouet par la beauté d'une chanson en néerlandais que des amis viennent d'enton-ner. Cette chanson, c'est Suzanne. Bien qu'ayant grandi à Montréal, Alexandra ne connaît pas Leonard Cohen. Ses amis sont perplexes : comment la seule Canadienne de la cantonade peut-elle ne pas connaître un artiste canadien aussi populaire?

Cinq ans plus tard, Alexandra Pleshoyano a rattrapé le temps perdu. Professeure associée à la Faculté de théologie, elle est aujourd'hui l'une des chercheuses qui connaît le mieux l'œuvre de «Monsieur Cohen», qui compte 14 albums de chansons, 9 ouvrages de poésie et 2&Nbsp;romans publiés.

Au pays d'Etty

«Ma découverte de Leonard Cohen n'avait rien à voir avec mon travail académique», raconte Alexandra Pleshoyano, dont la thèse de doctorat portait sur Etty Hillesum, jeune femme juive néerlandaise morte à Auschwitz. «Cette jeune femme sans religion tenait un journal qui après la guerre a été traduit dans une vingtaine de langues, et qui a touché des millions de gens à travers le monde tant par sa qualité littéraire que par sa profondeur spirituelle. Je suis attirée par les gens qui rejoignent les exclus, ces «poqués» qui partagent notre misère humaine, nos difficultés, nos paradoxes, nos conflits intérieurs.»

C'est cette même attirance qui a conduit Alexandra Pleshoyano vers l'œuvre de l'artiste singulier qu'est Leonard Cohen : «Dès la découverte de ses chansons, j'ai été touchée par la profondeur spirituelle de ses textes.»

De 2007 à 2009, Alexandra Pleshoyano a reçu une bourse post-doctorale du Fonds de recherche sur la société et la culture pour un projet à Louvain en Belgique, toujours sur Etty Hillesum. Elle a ensuite reçu un appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines, pour un second projet de recherche qui porte cette fois sur les figures religieuses dans l'œuvre de Cohen.

Poète, prêtre, prophète et mystique

«En analysant l'œuvre et le personnage, j'ai acquis la conviction que Leonard Cohen a vraiment un message à livrer à ceux que j'appelle les itinérants spirituels, et ils sont nombreux. Beaucoup d'exclus – ceux qui se sentent rejetés par les églises – peuvent être rejoints par sa poésie. M. Cohen est pour moi le plus grand poète canadien; or, il n'y a pas plus grand qu'un poète pour dire Dieu, puisque la poésie est le seul langage qui puisse balbutier l'indicible un tant soit peu», poursuit la théologienne.

Chercheuse passionnée, Alexandra Pleshoyano multiplie les exemples qui témoignent de la valeur spirituelle de l'œuvre de Cohen : par exemple, certaines chansons s'inspirent de la bible hébraïque; les personnages du roman Les perdants magnifiques œuvre parfois décriée pour son caractère pornographique – sont trois êtres fascinés par la bienheureuse Catherine Tekakwitha, mais torturés en quête de sensations fortes; le recueil Book of Mercy est un magnifique livre de psaumes contemporains très signifiants.

Alexandra Pleshoyano souligne au passage que l'origine hébraïque du nom Cohen (koan) signifie prêtre. Or, l'artiste semble incarner parfaitement ce rôle dans ses spectacles, «non pas comme un prêtre officiant une messe, mais par le caractère rassembleur de ses concerts, qui sont eux-mêmes des expériences spirituelles. Ses spectacles sont vécus comme une communion», dit-elle, en relatant son expérience de spectatrice. Et le lendemain d'un spectacle à Colmar, en Alsace, un journal dépeint Cohen comme le «grand prêtre de la soirée» où l'enthousiasme de la foule a rapidement fait place à «un silence de cathédrale». Pour la professeure, Cohen, bien que provocateur dans sa jeunesse, est aujourd'hui devenu un homme sage dans ses figures de poète, de prêtre, de prophète et de mystique.

On ne badine pas avec Dieu

Orphelin de père à l'âge de neuf ans, Leonard Cohen a été très influencé par son grand-père maternel, un rabbin hassidique spécialiste du Talmud. À quatre ans, Leonard apprenait l'hébreu et il lisait déjà le prophète Isaïe avec son grand-père. Mais devenu jeune adulte, il émet des opinions tranchées, critiquant l'hypocrisie religieuse de sa propre communauté.

«Son passé familial a de toute évidence influencé sa spiritualité. Par exemple, les juifs ne parlent jamais de Dieu nommément. Lorsqu'ils écrivent son nom, ils retirent les voyelles, afin d'évoquer le caractère indicible de Dieu. Ainsi, quand Cohen aborde le sujet, God devient G-d. Ce respect du sacré a amené Cohen à déclarer un jour : «Tu ne peux pas faire semblant avec Dieu» (You can't fool with God), tu dois demeurer vrai. Leonard Cohen est un être à la fois torturé et attiré par l'Innommable (the Nameless)», résume la professeure associée.

Cohen s'est d'ailleurs retiré pendant cinq ans dans un monastère zen. «Mais il se considère comme juif d'abord et avant tout; il lui manquait simplement des moyens pour trouver la paix intérieure, dit la chercheuse. Par le zen, il a trouvé la technique qui manquait à sa religion.»

Par cet exemple, estime Alexandra Pleshoyano, Cohen se révèle comme un être en quête d'équilibre, un être qui vacille entre la démesure et l'ascèse, cette austérité volontaire qui peut conduire à un éveil spirituel.

Paix, tolérance et réconciliation

À la fin juillet 2009, Leonard Cohen faisait la manchette en annonçant – malgré des messages d'avertissement – un concert-bénéfice à Tel-Aviv le 24 septembre dont les profits serviraient aux organismes qui travaillent pour la réconciliation israélo-palestinienne. Du coup, il promet la création d'un fonds nommé Paix, tolérance et réconciliation.

«Cette décision m'a profondément touchée, puisqu'elle a confirmé mes intuitions sur M. Cohen. Dans la recherche, on avance aussi avec nos intuitions, un peu comme on se guide avec une lampe de poche en pleine noirceur. On doute parfois de soi-même. A-t-on été berné par son orgueil? Nos conclusions sont-elles justes ou sont-elles forgées sur une image idéalisée de notre sujet? Mais plus aucun doute, cette initiative pour la réconciliation est celle d'un homme fidèle à ses idéaux spirituels!»

Alexandra Pleshoyano compte d'ailleurs offrir à l'artiste d'appuyer cette cause, par exemple, en versant les profits d'un livre portant sur ses travaux, un livre qui devrait paraître dans deux ans. «Certains religieux de mon entourage disent que je rêve en couleurs et que cette cause est perdue d'avance, dit-elle. Je suis bien consciente que c'est un tout petit pas, mais je leur réponds “à quoi bon écrire des livres sur la spiritualité si on a réellement perdu toute espérance?”»

Le poème d'une vie

Par ses études sur Leonard Cohen, la professeure Pleshoyano est devenue une conférencière en demande. Ces derniers mois, elle s'est rendue en Iowa, à Vancouver, à Chicago et au Danemark. Cet automne, elle propose une conférence au Séminaire de Sherbrooke le 29 septembre et une autre au café des poètes à Québec le 6 octobre. Elle participera également au Congrès de l'American Academy of Religion à Montréal avec une présentation qui s'intitule Leonard Cohen : A life long poem for G-d.

«Chaque être humain porte en lui un seul poème, un seul message qui le suit tout au long de sa vie, explique la théologienne. À nous, donc, de trouver le poème qui nous guide.»