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Publication

Le Cahier des dix, n° 69

Présentation

Ce numéro des Cahiers des Dix témoigne encore une fois du caractère pluridisciplinaire des articles publiés par les membres de la Société des Dix. Si la dimension diachronique sert de commun dénominateur aux sujets traités, les approches s’inspirent, bien entendu, de l’histoire, mais également de l’histoire de l’art, de l’analyse littéraire, de l’ethnologie, de l’anthropologie et de la sociologie.

Pour son premier article publié dans nos Cahiers, Andrée Fortin met en parallèle la mémoire de la Révolution tranquille dans les films produits dans les années 1960 et ceux produits plus tard sur les années 1960. Il s’en dégage un contraste mémoriel assez frappant entre les deux corpus analysés à partir des mêmes thématiques. Ainsi, les personnages des films des années 1960, dans la vingtaine, sont le plus souvent sans famille, en comparaison avec les films tournés plus tard sur la même période où figurent aussi des parents et des enfants plus jeunes. Si dans le premier cas les personnages ne font aucune référence au passé et vivent dans le présent, dans le second cas, les personnages s’inscrivent dans une histoire personnelle, familiale, ou collective à caractère identitaire. Andrée Fortin note également que « le nationalisme est très présent dans le corpus, et les films sur les années 1960 en rappellent des moments marquants, alors que les films de ces années sont plus ironiques, voire pessimistes, quand ils abordent ce thème ». Le rapport à la religion est également différent entre les deux corpus. La religion est le plus souvent critiquée dans les films des années 1960, alors que le regard est plus nuancé dans ceux qui portent sur les années 1960. Ces quelques comparaisons n’épuisent pas toute la richesse des thématiques explorées dans cet article. Qu’il suffise de souligner, à la suite de l’auteure, que les films des années 1960 veulent sortir de la mémoire alors que les films sur les années 1960 portent par définition un projet mémoriel.

Poursuivant sa série d’articles sur l’histoire des politiques culturelles au Québec depuis 1920, Fernand Harvey s’attarde au ministère des Affaires culturelles sous Pierre Laporte, de 1964 à 1966. En peu de temps, celui-ci fait sa marque en complétant le travail de structuration laissé en plan par son prédécesseur, Georges-Émile Lapalme, démissionnaire. Il réussit à s’affranchir des contrôles tatillons du Conseil de la trésorerie et à augmenter le budget du ministère. Sa plus grande contribution est liée à la rédaction d’un Livre blanc sur la culture avec une équipe de collaborateurs. Bien que le document n’ait pas été rendu public à la veille des élections générales de 1966, ce document peut être considéré comme la première tentative de définir une politique culturelle d’ensemble pour le gouvernement du Québec; une politique qui, de fait, englobe non seulement les arts et les lettres, mais également la langue française, l’intégration des immigrants et la question identitaire.

Jocelyne Mathieu, de son côté, exploite un corpus documentaire peu commun : le journal personnel d’une couturière du Bas-Sant-Laurent, rédigé sur une base quotidienne de 1913 à 1949. En plus de nous fournir des informations sur la vie familiale et quotidienne d’Aimée B., ce sont les us et coutumes et les réseaux de sociabilité de cette période passée qui nous sont révélés à travers les pages de son journal. On est encore loin, à ce moment, de la consommation de masse. Les effets de la crise économique des années 1930 se font durement sentir dans les campagnes québécoises. Le rôle de la couturière se révèle alors d’une grande importance dans l’économie domestique. Elle reçoit ses clients à la maison ou se déplace pour leur rendre visite. Son travail ne consiste pas uniquement à confectionner des manteaux, des robes et divers vêtements à partir de patrons et de matériaux neufs, mais aussi à transformer ces vêtements pour de nouveaux usages, par mesure d’économie. Comme l’industrie du prêt à porter en région ne se généralise qu’à partir des années 1950, « Faire du neuf dans du vieux », devient une occasion de se mettre au goût du jour et suivre la mode dans la mesure du possible. Telle semble avoir été la pratique artisanale de cette ingénieuse couturière, sans doute représentative de plusieurs autres à la même époque.

L’article de Gilles Gallichan porte sur la collection de quelque 2 500 brochures constituée au sein de la bibliothèque du couvent des capucins dans le quartier Limoilou à Québec, entre 1902 et 1980. Généralement peu valorisées par les collectionneurs, les bibliothécaires et les historiens, de telles collections peuvent être considérées comme le miroir d’une époque et de ses transformations au fil des années. Telle est l’approche de cet article qui nous renseigne sur la provenance de ces brochures et sur leur usage auprès du grand public à des fins d’encadrement religieux. Les thématiques de cette collection sont variées : dévotions populaires et spiritualité, associations pieuses et Action catholique, mariage et contraception, tempérance, éducation, vocation religieuse, ainsi que diverses questions morales. On y trouve aussi des brochures consacrées à la littérature, au théâtre, à la colonisation, à la politique, à l’histoire, etc. En somme, ces publications jugées mineures peuvent néanmoins être considérées comme un marqueur du patrimoine religieux québécois aujourd’hui grandement menacé.

Dans son article sur la bibliothèque du Nigog, Marie-Thérèse Lefebvre analyse le cadre référentiel des auteurs de cette revue publiée à Montréal en 1918 et qui est considérée par plusieurs chercheurs comme une manifestation du courant de l’avant-garde littéraire et artistique française au Québec. L’auteure, s’inscrivant dans la foulée d’analyses récentes, relativise cette image de modernité rattachée au Nigog en scrutant les sources des écrits qui y sont publiés. Parmi les auteurs de la revue qui font l’objet de son analyse référentielle, mentionnons Édouard Montpetit, Léo-Pol Morin, Fernand Préfontaine, Robert de Roquebrune et Ramsay Traquair. En conclusion, Marie-Thérèse Lefebvre considère que si certains textes du Nigog affichent une modernité, celle-ci ne dépasse pas les frontières locales en regard de ce que des poètes comme Mallarmé ou Apollinaire proposaient en France à la même époque. Certes, les positions de la revue étaient bien en avance sur celles de la société canadienne-française du temps, mais à l’échelle internationale, ces positions n’étaient pas nouvelles et reflétaient même un certain conservatisme.

Bernard Andrès nous propose, quant à lui, le premier de deux articles sur l’humour des Poilus canadiens durant la Grande Guerre. Il appuie son analyse sur les textes d’écrivains combattants publiés ou diffusés entre 1914 et 1920, ainsi que sur diverses caricatures. Ces écrits témoignent, selon Andrès, « d’un réflexe salutaire du combattant rompu aux traits d’humour, d’ironie ou de satire contre l’ennemi, mais aussi contre ses propres supérieurs ». Toutes ces réactions de « divertissement » sont typiques d’une mise à distance du caractère tragique de la guerre avec la mort programmée sur le champ de bataille. Les sources d’inspiration ne manquent pas. On se moque de l’ennemi boche et de son Kaiser par le biais de caricatures. Mais pour le soldat canadien-français, cette guerre demeure celle des autres, surtout celle des Anglais et de leurs officiers aux ordres souvent stupides qui, de surplus, ne parlent pas français.

Louis-Georges Harvey analyse le discours tenu sur les banques qu’on retrouve dans les journaux anglophones et francophones du Bas-Canada au cours des années qui précèdent la Rébellion de 1837. Il s’intéresse plus particulièrement aux écrits d’Edmund Bailey O’Callaghan, le lieutenant politique de Louis-Joseph Papineau, chef du parti Patriote. D’origine irlandaise, O’Callaghan s’inquiète des privilèges accordés aux banques à charte et considère qu’il existe une importante divergence entre les intérêts des législateurs et ceux du peuple. Ses critiques visent particulièrement la Bank of Montreal, la City Bank, la Quebec Bank et la Canada Bank, des institutions financières contrôlées par une élite qui s’enrichit tout en accentuant les inégalités sociales. Inspiré par les journalistes radicaux américains autour du président démocrate Andrew Jackson qui mène une lutte de tous les instants contre les grandes banques des États-Unis, O’ Callaghan en vient même à critiquer, dans les pages du Vindicator dont il est le directeur, la Banque du Peuple que soutient le Parti patriote. Sa position l’éloigne de Papineau qui ne s’associe pas ouvertement à la croisade de son lieutenant.

Maintes fois étudiée et commentée, l’œuvre du peintre d’origine hollandaise Cornelius Krieghoff fait l’objet d’un regard nouveau de la part de Laurier Lacroix. L’artiste qui a séjourné au Québec durant sept ans à partir de 1846 a peint différentes scènes inspirées de la vie rurale canadienne-française où la vérité ethnographique cède souvent le pas à sa vision romantique et imaginaire des habitants. Laurier Lacroix examine ses représentations du cheval canadien et des voitures hippomobiles d’hiver à travers ses peintures. Il note que Krieghoff ne montre pas le cheval défrichant ou labourant ou se reposant à l’écurie, mais plutôt « comme un animal de compagnie, une bête sociale qui conduit son maître lors de sorties ou qui est mis à l’épreuve lors de courses, compétitions entre voisins rivaux ». Ces compétitions hivernales mettent souvent en scène un cheval canadien attelé à la berline (barlot) assez rudimentaire de l’habitant et des chevaux de race attelés à une élégante « sleigh » anglaise qui lui fait compétition. Selon l’auteur, ces images stéréotypées où le cheval canadien devient un symbole de l’identité canadienne-française rurale sera par la suite rejetée le peintre Adrien Hébert et d’autres artistes de la modernité à la recherche de représentations urbaines de la société québécoise.

Denys Delâge nous propose ici un essai sur les axes d’articulation et de tension entre les cultures coloniale et autochtone sous le régime français dans la région du Détroit. Il s’appuie pour ce faire sur deux types de sources qu’il analyse en parallèle: un corpus de chansons folkloriques canadiennes-françaises du Détroit recueillies par l’ethnologue Marcel Bénéteau et trois récits de voyageurs dans les Pays d’en haut (Iroquois, Illinois, Sioux, Arikaras) soit ceux du missionnaire Louis Hennepin (1676-1680), et de deux laïcs, Jean-Baptiste Trudeau (1794-1796) et de Pierre-Antoine Tabeau (1803-1805). Y sont confrontées les visions radicalement différentes de la parenté, du mariage, de la sexualité, de la religion et de la guerre. L’auteur cherche à y départager les traits culturels qui favorisaient l’ouverture ou la fermeture aux cultures autochtones. Parmi les multiples observations contenues dans cet article, retenons en particulier l’absence de chansons d’amour chez les Autochtones, contrairement à ce qu’on retrouve dans le répertoire canadien-français du Détroit. S’inspirant de la distinction établie par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies entre communauté et société, Denys Delâge avance une explication qui vaut également pour les autres thématiques de son analyse : les sources du moi dans les cultures autochtones proviennent du mythe et l’individu est englobé dans le tout communautaire, alors que dans les cultures occidentales issues de la Renaissance, on observe un recul du mythe et de la transcendance au profit d’une association d’individus constitués en société.

Simon Langlois nous présente une vaste fresque de la nouvelle stratification sociale de la société québécoise, de 1971 à 2011. Quarante ans au cours desquels la sociographie du Québec a été complètement transformée, sans doute tout autant et même davantage qu’à l’époque de la mythique Révolution tranquille des années 1960. Cette analyse longitudinale appuyée sur les données des recensements prend en compte les transformations survenues au sein de dix classes (ou strates) retenues par l’auteur. Les changements les plus significatifs concernent la croissance des effectifs au sein des échelons élevés (cadres supérieurs, cadres intermédiaires, professionnels, professionnels intermédiaires), l’avènement d’une nouvelle strate sociale, celle des techniciens, et enfin la régression de la classe des employés de bureau et celle encore plus importante de la classe ouvrière. À ces changements s’ajoutent la féminisation marquée de la structure sociale et la forte présence des femmes aux échelons moyens et élevés de la hiérarchie sociale. Simon Langlois renoue, grâce à cette étude, avec le champ de recherche consacré aux classes sociales et à la stratification, un champ fort actif au Québec au cours des années 1960 et 1970, mais plus ou moins abandonné par les sociologues depuis.

Fernand Harvey
Secrétaire de la Société des Dix


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