Aller au contenu

Point de vue expert

Le Plan santé du ministre Dubé peut-il éviter les erreurs des précédentes réformes?

Le professeur Yves Couturier commente le projet de réforme du système de santé et de services sociaux proposé par le ministre Christian Dubé.
Le professeur Yves Couturier commente le projet de réforme du système de santé et de services sociaux proposé par le ministre Christian Dubé.
Photo : Michel Caron - UdeS

Alors qu’une énième réforme est présentement à l’étude, y a-t-il encore des innovations, des savoirs et des ambitions qui puissent venir à bout des problèmes qui perdurent dans le système de santé québécois?

Fort d’une longue carrière en recherche dans le domaine de la santé et des services sociaux, le professeur en travail social Yves Couturier a vu bien des réformes s’implanter… sans succès. Parfois découragé, il reconnaît l’ampleur des défis du système de santé et de services sociaux, mais croit utile d’explorer ce qu’il appelle les « processus stupidifiants » pour expliquer une part de l’incapacité persistante de ce système à mettre en place des solutions durables et efficaces. Pour contrer cet engourdissement, il propose de miser plutôt sur des « organisations apprenantes ».

Avec sa collègue Louise Belzile, le professeur Yves Couturier vient de faire paraître Stupidité, erreur et apprentissage – Vers des organisations apprenantes en santé et services sociaux. Nous l’avons questionné sur quelques idées développées dans cet ouvrage, question d’enrichir le débat.

Quelles seraient les stupidités et erreurs qui pourraient mettre à nouveau du sable dans l’engrenage de la réforme proposée?

Il se pourrait bien qu’une des stupidités fondamentales dans le cadre de cette réforme, c’est le fait de reproduire les mêmes stratégies qui n’ont pas fonctionné en 2004 et 2015, les deux dernières réformes. Je vais paraphraser Einstein, « Faire plus de ce qui n'a pas marché, ça ne donne pas plus de résultats ».

C'est encore une réforme de centralisation, qui est décidée par de très hauts fonctionnaires, sans égard à la science. Et ça, c'est un gros problème. Alors, si j'avais le ministre avec nous aujourd'hui, je lui demanderais de montrer les données et les études qui lui disent d’aller dans ce sens encore une fois.

Au Québec, il y a un problème de qualité de la gouvernance. On est devant un système qui est sous-géré. Sur la table des gestionnaires, il y a des dizaines, des centaines d'innovations, toutes en principe positives, toutes prometteuses, mais qu’ils ne réussissent pas à implanter jusqu’au bout. C'est pour ça que je parle d'un processus de stupidification et non de stupidité, au sens psychologique du terme. Dans un tel contexte, le gestionnaire fait ce qui paraît, ce qui donne l’impression de bouger, il fait des comités, etc. Mais le résultat, c'est que la réalité n'a pas été transformée. C'est ce qui m'a motivé à écrire ce livre.

Après 25 ans d'études sur l’implantation des innovations, je me rends compte qu’au Québec il y a une composante de processus stupidifiants qui conduit les gens à faire des choix déraisonnables.

Vous parlez d’organisations apprenantes. En période de rareté de personnel, ne sommes-nous pas contraints de produire de la stupidité en travaillant sur le court terme sans pouvoir se permettre de soigner l’apprentissage?

La pénurie de main-d’œuvre est une vraie difficulté, mais les problèmes du système de santé existaient avant la pénurie de main-d’œuvre. On peut même renverser la proposition : il se pourrait que la pénurie de main-d’œuvre soit, en partie à tout le moins, une conséquence de processus stupidifiants.

Actuellement, beaucoup de gens veulent changer d'emploi, dans les écoles, en protection de la jeunesse, en santé, etc. Quand ils constatent que le système dysfonctionne et que ça ne s'améliorera pas, ils deviennent malheureux au travail. Les travailleurs ou les travailleuses peuvent gérer ça de plusieurs manières, soit en quittant, soit en travaillant moins. Il y a deux manières de travailler moins : travailler moins d’heures ou alors être moins engagé à l'égard de son travail, ce qu'on appelle en sociologie du travail de la désertion interne. Le corps est là, mais le cœur et l’esprit sont ailleurs.

En enseignement, en travail social, en santé, c'est extrêmement négatif de laisser son cœur à la maison.

La pénurie de main-d'œuvre, c'est à la fois une cause et un effet du dysfonctionnement. Dans les systèmes de santé apprenants, il y a cet objectif d'éviter que les gens s'empêtrent dans la souffrance au travail pour de mauvais motifs.

Pour le moment, la priorité publique récente autour du bien-être des employés, c'est surtout du discours. Dans les décisions opérationnelles de tous les jours, on a encore un management très arriéré, qui cherche l'erreur et la punit, qui fait de la pression sur le personnel, avec pour conséquence que les gens partent, et ceux qui restent ne sont pas toujours heureux au travail.

Dans un contexte où tout le monde subit de la pression, on ne crée pas de conditions favorables à l'intelligence collective, à la créativité, à l'engagement.

Lorsqu’on réussit à recruter, comment éloigner les nouvelles ressources des processus stupidifiants que vous dites bien ancrés dans la culture organisationnelle?

La première chose importante à faire, c'est de rendre concret le discours sur l’organisation apprenante, sur le bien-être des employés, c’est d’incarner les slogans et les principes dans des pratiques réelles. Quand le travailleur ou la travailleuse voit que ses supérieurs sont sensibles à ce qu’il vit au travail, il est prêt à durer plus longtemps, à donner une chance au coureur, à l’innovation, à la réforme.

La deuxième chose, c’est d’agir sur les processus de stupidification bien cristallisés. Il faut que les gestionnaires agissent sur ceux-ci, y compris sur les acteurs qui nuisent à la qualité des soins. Il n'y a aucune convention collective qui dit que vous devez garder quelqu'un de stupide dans son emploi, surtout que ce petit pourcentage de gens qui nuisent a un effet de contamination sur tout le monde.

Vous parlez beaucoup d'avoir le droit à l'erreur parce que les erreurs permettent d'apprendre, ce droit de dire qu’on a fait une erreur plutôt que de la cacher parce qu’elle sera punie. Comment est-ce possible dans le milieu de la santé et des services sociaux?

D’abord, il faut distinguer erreurs et fautes. Les fautes méritent d'être sanctionnées et ce n’est pas ce dont on parle ici. Dans le travail, surtout dans des contextes cliniques où on est obligé d'agir, on se trompe parfois. Il faut instruire une culture de l'erreur sans punition. Ce n'est pas un libre droit de faire n'importe quoi, mais plutôt une stratégie qui valorise la culture de l'apprentissage. Dans les contextes apprenants, chaque erreur est analysée, on en discute collectivement, on en tire des leçons, on agit sur ses déterminants et on diffuse les résultats de l'analyse à tout le monde, afin que chacun en profite.

Lorsque l'erreur est persistante, on peut penser qu'il y a des processus stupidifiants qui sont en cause.

Sommes-nous dans un cercle vicieux où l’urgence de libérer les listes d’attente et de régler les problèmes rend impossible l’application des principes de l’apprentissage organisationnel que vous prônez?

Si on est optimiste, on va dire que les choses évoluent parfois positivement. Mais si on est pessimiste, on constate qu’il y a des enjeux pour lesquels ça n’évolue pas vite.

Comme l'attente pour des places en CHSLD. Depuis 2001, alors que j’étais dans l’équipe de recherche de Réjean Hébert, on sort la même rengaine qu’il faut agir en amont de l'hôpital, à domicile, sinon les aînés sont collés à l'hôpital, y attrapent des maladies nosocomiales, bloquent le système, etc. Là, on apprend qu’il y a 4000 personnes en attente de places en CHSLD. Certains attendent 600 jours avant d’y accéder. Certains meurent sur la liste d'attente et la majorité se dégradent indûment, sans compter la souffrance des proches. C'est 6000 personnes âgées de 85 ans et plus par année qui arrivent. On a créé 3000 nouvelles places en CHSLD en 10 ans; donc l'écart est immense.

On ne va pas frapper un mur, on est dans le mur depuis au moins quatre ou cinq ans. Et ça fait 20 ans que c’est annoncé. Pourtant les courbes démographiques, c'est bien stable. On est capable de prévoir…

Par où commencer pour ne pas traîner la stupidité dans le processus d’amélioration?

Tous les systèmes de santé au monde peinent actuellement. Ce n'est pas propre au Québec. Donc il y a quelque chose de l’ordre du débat public. Qu'est-ce qu'on veut comme société?

À court terme au Québec, il doit y avoir un effort important de mis sur l'accompagnement au changement. Je suis chercheur, on me donne des subventions pour développer, implanter, évaluer des innovations, mais il faut accompagner ces changements en contexte réel. On dit que Santé Québec aura une branche Qualité; c'est une innovation positive, en autant qu’elle a les moyens d'agir. Sinon, ce ne sera que du saupoudrage qui ne servira à rien. Si le ministre est sérieux à propos de la qualité, on verra des résultats.

Au quotidien, ce que le travailleur veut pour être heureux au travail, c’est juste faire son travail.

Par exemple, dans le domaine de la santé, la pénurie de main-d’œuvre touche beaucoup les préposés aux bénéficiaires. Une des solutions qui est montrée efficace dans les études, c'est de pousser une dose de gestion participative, de donner plus de pouvoir à ces gens pour prendre des décisions pour accomplir leur travail. Pas des macro-décisions, mais par exemple des décisions concrètes comme où mettre les équipements pour gagner en temps de déplacements.

Mais attention, si vous donnez votre avis avec espoir et que vous vous rendez compte que, finalement, il n’est pas pris en compte, vous vous retirerez de la gestion participative au prochain tour.

Selon vous, une organisation apprenante doit lutter contre les « forces de stupidification » qu’elle contient, et cette volonté doit s’incarner dans la gouvernance. En proposant une réforme surtout de structure, le ministre Dubé serait-il déjà sur la bonne voie?

C'est un méga projet de loi, donc sur les 1300 articles, j'ose espérer qu’il y en a plusieurs de positifs.

Mais on peut avoir des doutes. Par exemple, le Québec est une des rares juridictions où on a intégré santé et social dans un ministère. Ils vont créer Santé Québec. Où sont les services sociaux dans Santé Québec? Moi, je vous prédis que dans quelques années, il y a des gens qui vont revendiquer un ministère des Affaires sociales comme en 1970. On n'aura pas avancé en termes de collaboration interprofessionnelle.


Informations complémentaires