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Un professeur du Département d'histoire touché par la tragédie qui frappe Port-au-Prince

Séisme en Haïti : «Toute notre histoire est ébranlée» - Jean-Pierre Le Glaunec

Jean-Pierre Le Glaunec, professeur au Département d'histoire de l'UdeS
Jean-Pierre Le Glaunec, professeur au Département d'histoire de l'UdeS
Photo : Michel Caron

Spécialiste de l'histoire de l'esclavage, le professeur Jean-Pierre Le Glaunec, du Département d'histoire, est affecté par cette nouvelle tragédie qui frappe Haïti. Le mois dernier, il participait à un colloque dans la capitale du pays, afin de tisser des liens avec des collègues haïtiens. Ses travaux faisaient l'objet d'un reportage en début d'année (voir le lien à droite). Dans le texte qui suit, Jean-Pierre Le Glaunec relate l'histoire singulière du peuple haïtien et l'inquiétude qu'il ressent à la suite de la catastrophe.

Il y a un mois jour pour jour, je partais pour Port-au-Prince. J'allais participer à un grand colloque organisé par l'Université d'État d'Haïti avec le soutien de l'Agence universitaire de la Francophonie sur le thème Esclavage en patrimoine : représenter l'histoire dans l'espace public. Je me rendais en Haïti pour la première fois après l'avoir vécu dans les livres, à travers les archives, au fil de conférences.

Haïti, pour moi, c'était l'histoire de la modernité où s'entrechoquèrent à partir de 1492 des mondes nouveaux, avec les conséquences tragiques que l'on connaît : disparition rapide et violente des premiers habitants de l'île d'Hispaniola, colonisation par la France à la fin du XVIIe siècle de la partie ouest de l'île, déportation de près d'un million d'esclaves africains vers ce petit territoire devenu au terme du XVIIIe siècle la «Perle des Antilles».

Point d'or ou d'argent mais du sucre, beaucoup de sucre, et du café dans une colonie gouvernée par le préjugé de race. Haïti, c'était pour moi la peinture d'Ulrick Jean-Pierre, un peintre haïtien rencontré à la Nouvelle-Orléans avant que l'ouragan Katrina ne le force à l'exil une fois de plus. Haïti était pour moi l'oeuvre littéraire de Jacques Roumain ou celle d'Edwidge Danticat, romancière haïtienne vivant à New York.

Haïti était le «marronnage», nom que l'on donnait au XVIIIe siècle à la fuite d'esclaves, et que l'on associe encore beaucoup aujourd'hui à Haïti, mais aussi au reste de la Caraïbe pour décrire sa littérature, sa culture, sa géographie. Haïti n'était pas seulement «l'un des pays les plus pauvres du monde», mais aussi une culture vibrante de couleurs, d'histoires et d'émotions, entre vaudou et peintures, entre oralité et modernité. Haïti était mon rêve, un rêve que j'enseignais et pour lequel je voulais consacrer une partie de mon travail de chercheur.

Je me souviens de ma grande émotion en arrivant à Port-au-Prince. Cette immense baie qui s'ouvre à l'ouest, la fameuse Cité Soleil, la cathédrale qui surplombe la ville, ces mornes tout autour, un chapelet de bidonvilles et l'aéroport Toussaint Louverture. Toussaint, cet ancien esclave devenu chef des insurgés à la fin du XVIIIe siècle. Toussaint, ce héros noir qui marqua l'histoire de la deuxième guerre d'indépendance dans le Nouveau Monde (après celle des colons américains contre la mère patrie britannique).

De l'aéroport au centre-ville, du centre-ville à Pétionville, où se trouvait l'hôtel, de Pétionville au Musée du Panthéon national où la conférence devait s'ouvrir, soit à quelques pas seulement du palais présidentiel, non loin de la faculté d'ethnologie et de l'École normale supérieure, chaque image remplissait mon imaginaire.

Je sentais l'histoire battre en moi; je regardais ces immenses statues des héros de la nation haïtienne dominant le Champ de Mars; j'admirais ces tap-taps, minibus privés-publics auréolés de couleurs vives et de symboles religieux. La conférence avait lieu à l'Institut Aimé Césaire dans un amphithéâtre ouvert sur la nature. Au loin, la mer et les mornes. Tout autour, une survie du quotidien, des piétons le long des routes, des voitures montant avec peine, des étalages de petits objets ou de fruits à perte de vue.

À la faculté d'ethnologie, fondée par le grand intellectuel Jean-Price Mars, je parlai longuement avec un étudiant en anthropologie. Son nom, je ne m'en souviens plus. Nous parlions de l'isolement forcé d'Haïti sur la scène internationale au XIXe siècle; sa mise à l'écart orchestrée par les grandes puissances du moment. Par la France, qui n'accepta jamais que d'anciens esclaves puissent prendre les armes contre elle et faire du slogan révolutionnaire «Liberté, égalité, fraternité» autre chose qu'une vaine idée. Par les États-Unis, qui ne voulaient pas donner de mauvais exemples à leurs propres esclaves. Nous parlions des conflits internes à la nation; ces conflits issus tout droit du passé colonial et esclavagiste. Nous parlions de modernité et de l'avenir d'Haïti.

J'ignore aujourd'hui où se trouve cet étudiant.

Lundi dernier, je donnais mon premier cours de séminaire sur le thème Histoire et mémoires des esclavages modernes et parlais d'une bataille qui eut lieu en Haïti, au Cap-Français (aujourd'hui Cap-Haïtien), le 18 novembre 1803. La bataille de Vertières mit fin de manière spectaculaire au conflit qui opposait les anciens esclaves et la France napoléonienne. Napoléon venait de perdre en quelques heures la plus riche des colonies du Nouveau Monde au terme d'un conflit qui aura duré un an et qui aura coûté la vie à 40 000 de ses soldats. Événement aujourd'hui largement oublié et absent des manuels d'histoire, cette bataille représentait un véritable séisme pour l'histoire de l'Occident colonial et du Nouveau Monde.

Aujourd'hui, je ressens une profonde tristesse devant un tout autre séisme, celui qui vient de dévaster Port-au-Prince. Où sont ces gens qui nous ont accueillis? Où sont ces étudiants du programme de maîtrise en histoire et mémoire qui alimentaient avec tant de passion et d'amour les discussions? Comment les aider? Que dire devant cette histoire qui s'écroule par pans entiers? À travers Haïti, c'est toute notre histoire qui est ébranlée.


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