Plongée dans les matériaux 2D
À la recherche des phases énigmatiques du RuCl3
Photo : fournie
Vous connaissez sans doute les phases classiques de la matière : solide, liquide ou gazeuse.
Depuis des décennies, les scientifiques traquent des phases plus singulières. Nous nous intéresserons ici à l'une d'entre elles : le liquide de spin quantique (LSQ).
Malgré son nom, cette phase ne décrit pas réellement un liquide. Elle se manifeste dans des matériaux solides où les spins (de petits aimants associés aux atomes) se comportent comme s’ils appartenaient à une phase liquide. Le LSQ est caractérisé par sa capacité à garder un état magnétique intriqué : l'état du spin de chaque électron est dépendant de tous les autres. Ce phénomène persiste même à des températures extrêmement basses.
Dans les aimants traditionnels, les spins des électrons s'alignent dans un état ordonné en dessous d’une certaine température. En revanche, dans les LSQ, les spins fluctuent à cause d’effets quantiques et demeurent ainsi désordonnés. Les spins exercent une "danse quantique" perpétuelle sans jamais se figer, uniquement reliés par cette forte intrication quantique qui les empêche de se stabiliser.
Cet état est au cœur de nombreuses recherches en raison des particules uniques qu'il contient, comme par exemple les spinons ou les fermions de Majorana. Ces particules pourraient être des candidats pour les bits quantiques, en raison de leur propriété à encoder de l'information quantique protégée topologiquement.
Ce potentiel a motivé les professeurs Mathieu Massicotte et Jeffrey Quilliam ainsi que leur étudiant, Sam Dehlavi, à investiguer le RuCl3, un matériau qui est candidat prometteur pour être un LSQ. Cette recherche a conduit à la publication d'une étude sur les couches minces de RuCl3 dans ACS Nano.
Un mille-feuille atomique
Les matériaux bidimensionnels (2D) comme le RuCl3 sont composés de couches d'épaisseur atomiques empilées les unes sur les autres, à l'image d'un mille-feuille. Ces couches sont liées entre elles par des interactions dites de "van der Waals", plus faibles que les interactions responsables de la cohésion des atomes au sein de chacune des couches. Ce phénomène permet de séparer les couches une par une, simplement avec du ruban adhésif ! C’est cette même technique qui a permis d’isoler la première couche de graphène en 2004, ce qui mena au prix Nobel de physique en 2010. Cette découverte lança l'essor des matériaux 2D aux propriétés inédites, impossibles à étudier dans des échantillons plus épais.
Les échantillons épais de RuCl3 montrent un état dans lequel les spins sont ordonnés et anti-alignés (un état dit "antiferromagnétique") à basse température.
Or, les études théoriques indiquent qu'en se rapprochant de la limite 2D, les fluctuations magnétiques dans le matériau et les interactions responsables d'un état de LSQ augmentent. Les chercheurs de l'Université de Sherbrooke ont donc orienté leur étude vers des couches minces de RuCl3 pour tenter d'observer une variation dans sa phase magnétique par rapport aux précédentes études.
La lumière au bout du tunnel
Cependant, l'étude de ces systèmes minces nécessite de nouvelles techniques de mesure d'une sensibilité sans précédent. Un principe de la mécanique quantique permet d'y remédier : l'effet tunnel.
Imaginons deux matériaux conducteurs, des électrodes, séparées par un isolant.
Les électrons ne peuvent classiquement pas passer d'une électrode à l'autre, car ils voient une barrière. Mais dans un modèle quantique, ils ont une probabilité non nulle de passer au travers. Dans un modèle simple, les électrons interagissent avec les spins présents dans la barrière et génèrent alors un courant électrique qui apporte de l'information sur le magnétisme de l'isolant.
Ceci peut être implémenté dans les matériaux 2D. On peut les assembler comme des briques pour créer de nouvelles configurations d'étude. Par exemple, on peut enfermer le RuCl3, qui est isolant, entre deux couches de graphite, formant ainsi un "sandwich" de matériaux 2D. Le graphite est notamment utilisé pour sa faible rugosité, qui favorise de bons contacts en tant qu'électrode.
Cette technique permet ainsi de mesurer un courant et donc le magnétisme dans le RuCl3.
Une pléthore d’informations
De cette manière, les chercheurs ont pu en déduire de nombreuses propriétés du RuCl3, notamment magnétiques, électroniques et cristallines.
Par exemple, ils ont observé une variation spectaculaire de la résistance électrique selon l'orientation du champ, un effet que l'on nomme magnétorésistance anisotrope géante.
Ils ont également pu sonder les différentes phases magnétiques du RuCl3, semblables à celles des échantillons épais. Toutefois, les résultats indiquent que les températures et champs magnétiques associés à ces phases diffèrent, ce qui montre un changement dans le magnétisme du cristal après avoir réduit son épaisseur.
En conclusion, malgré une absence de preuve solide d'un LSQ dans le RuCl3, les couches minces révèlent des différences notables par rapport aux échantillons épais. Ceci donne espoir qu'en changeant l'empilement des couches de RuCl3 ou en les combinant avec d'autres matériaux 2D, des phases telles que le LSQ seraient potentiellement atteignables.
D'autre part, les couches minces présentent une magnétorésistance anisotrope, une caractéristique qui en fait un candidat intéressant pour la spintronique, une technologie utilisant le spin des électrons pour stocker l'information.
Ce travail pose ainsi les bases pour explorer l'existence de LSQ et de potentielles applications technologiques dans le RuCl3 et d'autres matériaux 2D.