L’effritement de l’empathie chez les médecins
La trop petite place des émotions
Les témoignages de patients éprouvés par l’attitude de leur médecin ne cessent d’accaparer les manchettes et les médias sociaux. Selon un étudiant en médecine, il est plus que temps que la profession s’intéresse à la dimension émotionnelle des soins.
Charles-Antoine Barbeau-Meunier sait de quoi il parle. Avant son entrée en médecine, il a entrepris une maîtrise en sociologie sur le rôle critique de l’empathie en tant que fondement de l’action sociale, dans le contexte de crises telles que la crise écologique. « L’empathie peut-elle changer le monde? » pose-t-il avec aplomb. C’est ainsi devenu son sujet de prédilection, le thème d’une expertise pour laquelle il est couramment sollicité à titre de conférencier dans des sphères aussi diverses que l’éducation, le leadership… et les soins de santé.
Aujourd’hui étudiant à la Faculté de médecine et des sciences de la santé, Charles-Antoine s’efforce de démystifier dans son milieu le phénomène de l’empathie pour mieux combattre son effritement. La définition qu’en fait le jeune chercheur est inspirée de celle de l’expert et neuroscientifique Jean Decety et se comprend comme « la capacité de ressentir et de se représenter la situation affective et mentale d’autrui, et d’y répondre avec cohérence ». L’empathie implique donc des dimensions tant émotionnelles que cognitives et comportementales.
Pourquoi l’empathie?
Pourquoi cet intérêt pour l’empathie? « Ce n’est pas anodin d’en parler, fait valoir celui qui poursuit maintenant un double programme de doctorat en médecine et en imagerie biomédicale. L’empathie est un agent moral important pour la société, tout particulièrement pour les soignants. Le parti pris affectif envers autrui joue un rôle essentiel dans des contextes de vulnérabilité et d’alliance thérapeutique, car il nous permet de mieux adapter notre attention et notre comportement à l’égard d’autrui. »
Un nombre croissant d’études explique comment cette relation empathique du médecin envers son patient suscite des effets favorables au processus menant à la guérison. Malheureusement, un nombre tout aussi important d’études réalisées notamment aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Iran ainsi qu’en Inde évoque un déclin de l’empathie chez les futurs médecins.
Divers questionnaires administrés au début et à la fin de la formation médicale indiquent que ce déclin serait davantage marqué lors de l’insertion des étudiants en milieu hospitalier, habituellement en troisième année de formation. Les causes évoquées sont nombreuses : cadre de pratique rigide, surinvestissement des aspects techniques et technologiques des soins, manque d’éducation sur l’empathie ou absence de bons modèles de rôles, contraintes de temps, manque de sommeil et conditions de pratique stressantes.
Cette réalité, on le sait, trouve écho du côté des médecins praticiens. Même si le Collège des médecins du Québec indique que les plaintes relatives au manque d’empathie sont peu fréquentes, il n’en demeure pas moins que 30% des plaintes reçues chaque année par l’organisation concerne des problèmes de communication, catégorie dans laquelle on trouve les plaintes liées au manque d’empathie. De leur côté, les compagnies d’assurances de médecins affirment depuis des années que la majorité des poursuites dont ils sont l’objet ne sont pas tant dues à des erreurs médicales qu’à des problèmes de communication ou de comportement.
La dimension émotionnelle de l’empathie : la clé
« En fait, il faut nuancer ce phénomène d’effritement de l’empathie, soulève Charles-Antoine. Les recherches effectuées auprès d’étudiants montrent à ce sujet des résultats surprenants. » En dépit du déclin d’empathie observé, des mesures comportementales suggèrent en effet que la capacité empathique des étudiants de médecine augmente pendant leur formation. On mesure cette capacité empathique à la capacité de reconnaître les émotions ou les signes de souffrance chez autrui et à comprendre leur contexte.
Cette capacité ne décline pas pendant la formation : elle augmente! C’est plutôt la propension empathique, soit l’actualisation de la capacité empathique, qui décline ou demeure latente en contexte de soins : autrement dit, quelque chose inhibe ou empêche ce comportement. Cette nuance est fondamentale si on veut adresser la situation sérieusement.
Le futur médecin salue les curriculums médicaux actuels, qui valorisent l’empathie et s’efforcent de l’inclure dans la démarche du clinicien-en-devenir : contacts récurrents avec des patients, mentorat lors de contextes délicats comme l’annonce d’une mauvaise nouvelle, accompagnement par des modèles de rôle sensibles aux dimensions humaines de l’entretien clinique, engagement dans la communauté. « Ce cadre d’apprentissage est favorable à l’augmentation de la capacité empathique, admet Charles-Antoine. Le défi, c’est d’éviter le déclin subséquent. Il y a certainement une incompatibilité entre les principes d’une médecine centrée sur le patient tels qu’ils nous sont enseignés et le contexte de pratique difficile où le patient peut vite être recadré comme une tâche à gérer. »
Aux yeux de Charles-Antoine, une composante essentielle du rapport empathique est remarquablement négligée par la littérature : la régulation des émotions, ce qu’il appelle dans ses travaux la résilience.
« Les conditions stressantes de pratique et l’exposition quotidienne à la souffrance exigent un effort de régulation émotionnelle supplémentaire, parfois même important pour le clinicien. S’il doit trop souvent lutter pour maintenir un état émotionnel stable, il risque de compromettre sa propension à exprimer son empathie. C’est concomitant au phénomène de fatigue de compassion », précise l’étudiant-chercheur. Un enjeu fondamental, c’est que la dimension affective est souvent perçue négativement : on met en garde de ne pas être « trop empathique », car ceci compromettrait la distance professionnelle, ou contribuerait à l’épuisement. Or, c’est tout le contraire! Les émotions n’entraînent pas de fatigue de compassion : c’est le fait de s’en distancier, et de ne pas y prêter attention qui cause l’alanguissement. Le rôle des émotions est essentiel au bien-être du clinicien et à l’alliance thérapeutique. »
Il serait bénéfique d’intégrer la dimension affective de l’empathie dans les curriculums médicaux, affirme Charles-Antoine. Mais ultimement, renforcer l’empathie dans la formation ne suffira pas à lutter contre la fatigue de compassion. Il faudra atténuer les conditions de travail qui inhibent l’empathie, en considérant avec plus de sérieux l’organisation du système de santé, et la culture implicite de négligence de soi avec laquelle il carbure.
Charles-Antoine Barbeau-Meunier présente le résultat de ses réflexions sur l'effritement de l'empathie en milieu médical le mardi 8 mai, dans le cadre du 86e congrès de l'Association francophone pour le savoir (Acfas) qui se tient du 7 au 11 mai à l'Université du Québec à Chicoutimi.