Aller au contenu

Lettre d'opinion - Dominique Dorion

Impacts du rehaussement de la norme d’entrée à la profession infirmière sur la pénurie des soins infirmiers

Pr Dominique Dorion, doyen de la Faculté de médecine et des sciences de la santé
Pr Dominique Dorion, doyen de la Faculté de médecine et des sciences de la santé

Depuis cinq ans, j'ai la chance et l'honneur d'être à la fois le doyen d'une faculté de médecine et d'une École de Sciences Infirmières. Comme chirurgien oncologue en ORL, j'ai eu la chance de travailler en salle d'opération ou en clinique externe, d'exercer dans des équipes multidisciplinaires, d'interagir avec de multiples professionnelles et professionnels en vue d'optimiser les soins aux patients atteints de cancer. Par ce parcours professionnel, je me sens interpellé par les discussions entourant la proposition de l'Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) à réviser la norme d'entrée à la profession infirmière au Québec. J'utilise le terme discussion ici plutôt que débat puisqu'il semble n'y avoir qu'une voix, de toute évidence corporative, qui se lève contre la demande de l'OIIQ, laquelle est d'ailleurs soutenue par l'Alliance pour les soins infirmiers du Québec qui regroupe une vingtaine d'associations.

Les arguments sont nombreux pour supporter cette demande de révision de la formation initiale à la profession infirmière, dont les impacts sur la qualité des soins auprès des patientes et des patients et des coûts associés; mais je laisserai pour le moment d'autres discuter de ces aspects. Je veux ici attirer votre attention sur l'impact d'un rehaussement sur la pénurie ressentie en soins infirmiers, qui est le principal argument des tenants du statu quo. J'assoirai donc cette discussion sur ce que la littérature nous apprend et non pas sur ce que des impressions, voire des fausses informations, peuvent laisser entendre.

Pénurie d'infirmières et infirmiers ou pénurie de soins infirmiers?

Le taux d'infirmières et d'infirmiers en soins directs au Québec est beaucoup plus élevé (762 par 100 000 habitants) que celui du Canada (662) et en particulier de celui de l'Ontario (609). En théorie, il semble que le nombre total d'infirmières et infirmiers soit suffisant, mais en pratique ces acteurs ne sont pas sur le terrain à offrir des soins directs aux patients là où pourtant leur valeur est la plus grande. Il est alors évident à tout clinicien qu'il y a pénurie de soins infirmiers et pas forcément d'infirmières et infirmiers.

Cette pénurie de soins infirmiers peut s'expliquer par un taux de pratique à temps complet avoisinant les 57 % en 2020 mais ceci n'est pas le seul facteur. En effet, la principale raison à cette pénurie de soins infirmiers est la difficulté de prioriser les activités qui relèvent de l'expertise infirmière (évaluation de la condition de santé, surveillance et suivi clinique, planification des soins, etc.), parce qu'il est impossible pour les administrations hospitalières de structurer les soins quand la formation initiale des futures infirmières et infirmiers ne permet pas d'être préparés à exercer ces activités de façon autonome et sécuritaire dans les différents milieux cliniques.

La principale cause de la pénurie de soins infirmiers est donc la mauvaise préparation de ces jeunes adultes qui débutent leur carrière dans le réseau de la santé d'aujourd'hui. Par conséquent, la solution à ce manque de soins infirmiers ne passe pas par une formation accélérée ou incomplète, mais bien au contraire.

Mieux former la relève infirmière

Il serait vraisemblablement pertinent de former plus d'infirmières et infirmiers à court terme, mais, est-ce que cette solution contrerait la pénurie de soins infirmiers? Pour répondre à cette question, suivons le parcours de 200 finissantes et finissants du secondaire 5 attirés par la profession infirmière. Une première centaine a fait un choix définitif et décide d'entrer au cégep dans un programme technique de trois ans en soins infirmiers. Ces années sont intenses. Ces jeunes gens côtoient la mort et la maladie probablement pour la première fois et doivent concilier leurs émotions avec des examens provinciaux et des attentes techniques. Combien de ces jeunes femmes et jeunes hommes finiront leur formation comme prévu après 3 ans... moins de 40, et 15 autres les rejoindront dans les deux années suivantes. Quarante-cinq de nos 100 finissantes et finissants abandonneront leurs études au cégep avant la fin de leur formation. Et ce n'est pas fini... entre les deux tiers et les trois quarts de ces diplômées et diplômés poursuivront leur formation dans un programme universitaire. En pratique donc sur la centaine qui aura débuté sa formation au cégep en sortant du secondaire, entre 12 et 25 seulement, selon les régions, rejoindront le marché du travail avec une formation technique. Cette formation n'est donc pas une solution au manque de soins infirmiers ni par le nombre ni par la qualité de la formation. En effet, à moyen et long terme, la qualité de la formation est beaucoup plus importante que le nombre.

Que se passera-t-il avec les jeunes qui hésitent un peu plus et qui décident d'aller au cégep dans un programme de sciences? À l'université, leur formation de trois ans leur donnera 50 % plus d'heures de formation, de nombreux contacts multidisciplinaires, une réflexion plus poussée sur la collaboration interprofessionnelle, une compréhension autrement plus avancée de la pratique infirmière. Après deux ans de cégep dans un programme préuniversitaire et trois ans d'université, le taux de diplomation est de près de 60 % et atteindra 75 % 12 mois plus tard. La seule formation technique n'amène donc sur nos lieux de soin qu'un faible pourcentage des infirmiers et infirmières dont nous avons besoin et je le répète leur formation n'est pas complète. Avec le rehaussement de la formation d'entrée, des mesures devront être mises en place pour assurer une transition en douceur mais l'expérience, ailleurs au Canada et dans le monde, montre qu'une petite perte potentielle à très court terme est comblée par une forte hausse très rapidement.

Une profession attractive

Certains mentionneront que la formation collégiale technique est plus accessible et attire beaucoup de monde, mais encore une fois, les chiffres sont très loquaces et démentent ces assertions. Dans toutes les provinces du Canada et les pays francophones où l'exigence d'entrée à la profession infirmière a été rehaussée, on a noté, partout, une augmentation substantielle du nombre d'admission dans les programmes universitaires. En Ontario, le nombre d'admission en sciences infirmières a augmenté de près de 200 % dans les 15 années suivant le rehaussement (2001-2016). Quelle a été l'augmentation durant la même période au Québec? 100 %? ... non. 50 %... non plus. L'augmentation au Québec durant la même période a été d'un peu plus de 10 %. L'Alberta et la Colombie-Britannique se sont comportées comme l'Ontario. En Suisse? On parle d'une augmentation de 253 % à la suite du rehaussement. Le scénario est presque semblable partout et sans surprise quand on améliore la formation initiale des infirmières et infirmiers. La profession devient plus attractive à l'entrée et les diplômées et diplômés plus compétentes et compétents restent dans les équipes de soin. C'est d'ailleurs ce qui se dessine déjà au Québec depuis quelques années. Malgré une diminution démographique notable de la population âgée de 16 à 25 ans, le nombre d'inscriptions dans les programmes universitaires a cru de 50 % en 10 ans. En 2022, les inscriptions dans le programme de formation initiale de l'Université de Sherbrooke sont à pleine capacité, autant à Sherbrooke qu'à Longueuil. Pendant ce temps, les inscriptions en sciences infirmières dans les cégeps du Québec ont diminué de près de 10 %. En fait, les jeunes délaissent de plus en plus la formation technique dans les domaines de la santé pour se diriger vers la formation universitaire. C'est une tendance lourde de sens.

En conclusion, la solution à la pénurie de soins infirmiers dans le système de santé passe par un rehaussement de la profession pour la rendre plus attractive, y garder des infirmières et infirmiers qui exploiteront toutes leurs connaissances et leurs compétences lors de leur entrée dans la profession. Ce serait donc une erreur monumentale d'échapper à cette opportunité qui est devant nous d'actualiser cette solution.