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Tachyon

Christian Lachapelle

Toi, petite particule issue d’un évènement aux probabilités infimes, où te caches-tu? Vif tachyon, avances-tu si vite que même la lumière n’arrive pas à te rattraper? Mais alors, tu devrais pouvoir remonter le temps, n’est-ce pas? Minuscule objet, si ta masse est imaginaire, serais-tu fait d’énergie pure? Tachyon, tachyon, particule défiant la raison, emmène-moi là où je trouverai enfin les réponses aux plus mystérieuses des questions.

Un

Par un été chaud de l'an 2022, tard dans la nuit, quatre sombres silhouettes apparaissent soudainement dans l'entrée principale de l'institut de recherche Tcherenkov. Une incroyable matérialisation spontanée vient de s'accomplir. Aussitôt, les ombres humanoïdes aux contours diffus s'éloignent symétriquement l'une de l'autre jusqu'aux limites de la pièce. Zap! Un puissant éclair bleuté jaillit alors de chaque entité et aboutit directement sur cette peinture suspendue à deux mètres du sol. En une fraction de seconde, les ombres et leur mystérieux rayon disparaissent. Dans la salle, l'écho d'un bruit sourd persiste. Boum! Témoin horrifié de cette scène surréelle, l'homme assurant l'entretien ménager des lieux s'effondre au sol, inconscient. Mis à part la toute nouvelle configuration de formes et de couleurs dans l'oeuvre d'art, rien n'a changé. À l'extérieur de l'immeuble, les grands saules oscillent dans le vent et la nuit est d'encre.

Deux

Une pensée troublante réveille Carl; il s'assoit dans son lit, inquiet. « Ai-je bien refermé la porte du laboratoire? Et si quelqu'un allait perturber l'expérience en cours? J'ai travaillé si fort… » Les yeux entrouverts, il enfile des vêtements froissés en décelant par la fenêtre la pleine lune qui drape la ville de sa lumière froide. C'est une nuit d'automne magnifique de l'année 2052.

Tendu, Carl marche d'un pas rapide en direction de l'institut Tcherenkov. L'air frais le revigore. Depuis près de six ans, les heures à tenter de résoudre un problème fondamental de physique se sont insidieusement accumulées dans son corps. Elles doivent se compter par milliers. Heureusement, cette année devrait être celle de l'aboutissement de tous ses efforts. La communauté scientifique internationale l'a remarqué et ses compétences sont déjà très convoitées.

Une fois à l'institut, Carl se dit que de se promener à une heure pareille dans un laboratoire n'est pas un sain comportement. L'obsession pourrait finir par le détruire moralement. Pourtant, après une vérification complète du processus automatisé en cours, il se réjouit que tout soit finalement opérationnel. Détendu, sous une lumière tamisée, Carl évolue lentement vers la sortie. Un état de fatigue transperce ses muscles, effrite ses os et perturbe son système nerveux. « Bon Dieu que ces travaux m'ont drainé! », pense-t-il. Rendu dans l'immense hall d'entrée de l'immeuble, il décide de s'échouer sur l'un des quatre bancs métalliques. Devant lui, une immense oeuvre d'art ne demande qu'à être admirée.

Dans l'image imprimée sur cette toile carrée se mêlent des déclinaisons de rouges et de bleus qui frappent l'oeil de Carl : amarante, cramoisi, vermillon, azur, lapis, marine. Aussi peut-il voir des turquoises, de l'oranger, de l'ocre, du citron et de l'indigo. Des motifs récurrents amusent son regard. Cette perspective isométrique, combinée à une distribution chromatique judicieuse, provoque un effet de volume surprenant. Des parallélépipèdes rectangles de différentes dimensions répartis tout autour du barycentre de l'illustration surgissent et s'enfoncent. Affalé sur le banc, les jambes entrouvertes, Carl contemple ce tableau intrigant, mais apaisant. Bien qu'il ait passé plusieurs années ici, il n'avait jamais pris le temps d'admirer La Nature cristalline de la matière et de l'espace. Ce moment d'évasion lui inspire le besoin de faire le point sur sa vie. Il savoure cet instant de quiétude, moment trop rare dans cette course folle aux résultats. Son cerveau s'apaise, pour une fois.

Trois

Quelques mois ont passé. Les doigts de Carl martèlent frénétiquement le clavier et ses yeux balaient l'écran de façon saccadée. Il est sur le point de conclure six années de travail infernal. Ses découvertes sur la matière et la théorie quantique des champs ont été acclamées. Malgré tout, un sentiment pénible l'accable, il souffre d'épuisement.

Seul dans ce vaste centre de recherche à une heure bien tardive, Carl range son ordinateur portable dans sa mallette et quitte le bureau, soulagé. Ses pas résonnent dans le vestibule. Le calme de l'endroit lui rappelle un sanctuaire religieux chrétien qu'il a jadis visité en Europe unifiée.

Se dirigeant lentement vers la sortie, dans la pénombre, il s'arrête et tourne la tête vers la toile colorée, à sa droite. Il se souvient de sa visite nocturne de l'automne dernier. L'anxiété était alors à son paroxysme, mais la détente engendrée par la contemplation de ce tableau avait calmé sa psyché tourmentée. Ce souvenir le pousse instantanément à prendre place sur le banc métallique, à sa gauche. Bien assis, Carl ferme les yeux et masse doucement son visage.

Peu à peu, une sensation de bienêtre l'enveloppe. Son chaos cérébral laisse place au vide. Il ouvre les yeux, lève la tête et fixe le centre de la toile. Les prismes bougent et commencent à sortir de l'image. Est-ce un effet d'optique ou encore une hallucination induite par un excès de fatigue? Son champ visuel rétréci alors qu'il regarde le centre de l'oeuvre, machinalement. Captif de cet état de torpeur, il se sent attiré malgré lui vers la toile et se rend compte qu'il est soudainement soustrait à la force gravitationnelle. « Incroyable! », s'exclame-t-il. C'est dans un mélange d'horreur et de fascination qu'il constate que l'oeuvre d'art l'absorbe. Il tente de s'agripper au cadre, mais l'idée de bouger n'engendre étrangement plus aucune réaction musculaire, c'est la paralysie. Son corps s'engourdit et se déforme. Des forces allant dans toutes les directions le tiraillent : allongement, cisaillement, contraction, dilatation... Telle une flaque de mercure qui s'amalgame à l'or, sa structure moléculaire s'étiole et se scinde. Les particules de matière s'étalent et accélèrent jusqu'à une vitesse supraluminique dans toutes les dimensions de cet hyperespace : des tachyons apparaissent. À cet ultime moment où la perception humaine est encore possible, le temps disparait ; l'avant, le pendant et l'après n'ont plus de signification. La complétude, la perfection et l'absolu s'unissent en une simultanéité éthérique. Cette nouvelle entité faite d'énergie pure que l'on nommait autrefois « Carl » a finalement trouvé toutes les réponses aux questions existentielles inimaginables. La quintessence est atteinte…

Quatre

Un homme d'âge mûr, vêtu d'une chemise rayée et d'un pantalon kaki, pousse agilement son charriot de conciergerie, qu'il roule d'un bureau à l'autre de l'institut. Il est 4 heures, le jour n'est pas encore levé.

Son métier l'a toujours satisfait et encore aujourd'hui, il est fier de pouvoir s'occuper de cet immeuble prestigieux. Malgré sa modeste éducation, il peut comprendre qu'en ces lieux foisonnent des connaissances fabuleuses auxquelles il n'aura jamais accès. Cela le fait sourire.

En ce matin d'hiver, il s'engage dans le hall d'entrée en sifflotant. Au moment de commencer le balayage du plancher, il aperçoit quelque chose sur un banc métallique. Brisant sa cadence, il s'en approche, curieux.

Là, sur le banc, un amas de poussière blanche ultra fine l'intrigue. À côté, sur le sol, traine une mallette de cuir. L'homme se retourne brusquement, comme s'il en cherchait le propriétaire. Ajoutant à son étonnement, il constate que la grande toile colorée qu'il a croisée chaque nuit de travail depuis de nombreuses années s'est volatilisée. À sa place, un carré de suie noire duquel n'émerge aucune brillance. Troublé, le concierge s'avance et touche la zone opaque. Une poudre fuligineuse glisse instantanément sur le plancher en formant un petit monticule, de même taille que celui laissé sur le banc. Noir ici, blanc là-bas… Une mallette perdue, un tableau disparu…

L'analyse de cette scène étrange ravive brusquement un sombre souvenir : quatre formes évanescentes aperçues en ce lieu, il y a plus de trente ans. Qu'ont-elles fait sur cette oeuvre d'art? D'abord, est-ce qu'il s'agissait réellement d'une peinture? Et si la toile n'avait été qu'un leurre? Les obscurs visiteurs ont-ils placé à sa place un appareil aux fonctions impénétrables? Des sueurs froides se mettent à perler sur son front. L'homme, blême de peur, recule lentement vers son charriot, bouée de sauvetage rassurante dans une mer d'incompréhension. Incrédule, son regard passe d'un monticule à l'autre : blanc, noir, blanc, noir… Et si la toile avait été une ouverture insoupçonnée vers un univers parallèle? Malgré son ignorance, il peut facilement imaginer que quelqu'un, cette nuit, a été victime d'un évènement occulte aux conséquences inouïes. La Nature cristalline de la matière et de l'espace s'est dématérialisée et un être humain a vraisemblablement été désintégré. Affolé, il quitte les lieux à la hâte, laissant derrière lui son charriot et deux amoncèlements de poussière. Aussi, jamais n'avait-il bâclé son travail depuis cette nuit mystérieuse où il a perdu connaissance.


La nature cristalline de la matière et de l'espace

Étienne Saint-Amant

Encres pigmentées, acrylique et aluminium, 2015
Institut interdisciplinaire d'innovation technologique (3IT), Parc Innovation-ACELP, Université de Sherbrooke