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Présentation des thèmes de recherche interdisciplinaire du groupe et liste de sujets de recherche possibles

La production de données à échelle mondiale n’a jamais été aussi massive et rapide. Cependant, de nombreux systèmes de données coexistent, construits selon des structures et des bases sémantiques différentes.

Un traitement efficace de l’ensemble de ces données requière une représentation du domaine concerné qui soit cohérente, aussi exhaustive que nécessaire, et compatible avec les catégorisations sous-jacentes aux divers systèmes de données.

Les ontologies appliquées sont des outils informatiques qui visent à fournir une telle catégorisation générale, en vue de permettre l’interopérabilité sémantique des données et de soutenir l’aide à la décision – par exemple, dans le domaine médical, l’aide au diagnostic ou à la prescription.

Elles définissent pour cela les catégories d’entités pertinentes et assertent des axiomes clarifiant leurs relations. Le développement d’ontologies appliquées en science de l’information pose donc des problèmes très similaires à ceux qui sont classiquement abordés par l’ontologie philosophique analytique (une branche de la métaphysique), et il est largement reconnu que cette dernière a beaucoup à apporter aux premières (Arp, Smith & Spear, 2015; Barton & Rosier, 2016). Le développement d’ontologies appliquées jette par ailleurs une lumière nouvelle sur l’étude de certaines questions classiques d’ontologie philosophique.

Recherches du GRIIS

Le GRIIS (Groupe de recherche interdisciplinaire en informatique de la santé) de l’Université de Sherbrooke, dirigé par le professeur Jean-François Ethier (Département de médecine) et le professeur Luc Lavoie (Département d’informatique), rassemble informaticiens, cliniciens-chercheurs et philosophes autour de la recherche en ontologies appliquées dans le domaine médical (avec un intérêt particulier pour le cadre de la OBO Foundry, cf. Smith et al., 2007). Nous travaillons notamment au développement de systèmes de santé apprenants (SSA – ou, en anglais, Learning Health System), qui visent à l’utilisation secondaire des données cliniques en recherche, et l’application de la connaissance générée à la décision médicale.

Références

Arp, R., Smith, B., & Spear, A. D. (2015). Building ontologies with basic formal ontology. Mit Press.

Barton, A., & Rosier, A. (2016). Ontologies appliquées biomédicales et ontologie philosophique: un développement complémentaire. Lato Sensu: revue de la Société de philosophie des sciences, 3(1).

Smith, B., et al. (2007) The OBO Foundry: coordinated evolution of ontologies to support biomedical data integration. Nature biotechnology 25.11: 1251-1255.

Thèmes de recherche

Nos thèmes de recherche soulèvent diverses questions philosophiques, que ce soit en éthique appliquée, métaphysique analytique, logique, philosophie du langage, philosophie de l’esprit ou épistémologie.

Dans ce contexte, nous proposons d’accueillir des étudiantes ou étudiants en maîtrise de philosophie qui souhaiteraient effectuer leur mémoire sur des questions philosophiques pouvant s’appliquer à nos thèmes de recherche. Une liste de projets possibles est présentée ci-dessous.

Il existe deux écoles en philosophie de la maladie. Pour les descriptivistes (ou objectivistes), la maladie peut être définie exclusivement en termes de faits (par exemple, comme une déviation par rapport à une normalité fonctionnelle statistique, cf. Boorse 1975). Au contraire, pour les normativistes (ou constructivistes), la définition de la maladie dépend non seulement de faits, mais également de valeurs. Plusieurs modèles ontologiques de maladies ont été proposés, comme la Ontology for General Medical Science (OGMS; Scheuermann, Ceusters & Smith, 2009) ou le River-Flow Model of Disease (Mizoguchi et al., 2011), qui s’inscrivent largement dans une approche descriptiviste.

Cependant, l’ontologie appliquée s’intéresse depuis peu à l’ontologie sociale, en formalisant des notions comme celles de valeur, de norme, de permission ou d’obligation. Il devient donc maintenant envisageable de proposer une formalisation ontologique de la maladie dans une approche normativiste. Le projet vise à développer un tel modèle ontologique normativiste de maladie, qui pourra être intégré au sein du projet de plate-forme informatique apprenante de santé PARS3.

Références

Boorse  C. (1975). On the Distinction Between Disease and Illness, Philosophy and Public Affairs, 5:49-68.

Mizoguchi, R., Kozaki, K., Kou, H., Yamagata, Y., Imai, T., Waki, K. et al. (2011) River Flow Model of Diseases, in: Proceedings of the 2nd International Conference on Biomedical Ontology (ICBO 2011), CEUR Workshop Proceedings, pp. 63–70.

Scheuermann, R.H., Ceusters, W. & Smith, B. (2009) Toward an ontological treatment of disease and diagnosis, in: Proceedings of the 2009 AMIA Summit on Translational Bioinformatics, San Francisco CA, pp. 116–120.

Les ontologies appliquées visent notamment à permettre l’interopérabilité sémantique des données. Or, les données sont des entités informationnelles. La clarification de l’ontologie des entités informationnelles est donc essentielle pour l’utilisation effective d’ontologies appliquées. La Information Artifact Ontology (IAO; Smith & Ceusters, 2015) a formalisé les entités de contenu informationnel (ECI; en anglais information content entities) comme ayant la propriété d’être à propos d’une ou plusieurs autres entités.

Par exemple, le mot cardiomyopathie est une ECI qui est à propos de l’ensemble de la classe des cardiomyopathies. Ces ECIs peuvent être concrétisées de différentes manières : le mot cardiomyopathie peut être écrit à la main sur du papier à l’encre bleue, ou bien en noir et en lettres d’imprimerie sur un écran d’ordinateur. Mais, dans les deux cas, il s’agit de la même ECI.

La IAO soulève un certain nombre de questions à l’intersection de l’ontologie et de la philosophie du langage. Quelles sont les conditions d’identité d’une ECI? Deux ECIs qui font référence aux mêmes entités sont-elles identiques, ou bien la manière dont elles y font référence doit-elle également être prise en compte dans leurs conditions d’identité? IAO soulève également des questions de philosophie de l’esprit : la structure cérébrale d’un médecin lorsqu’il pense à une cardiomyopathie est-elle porteuse de la même ECI que le mot cardiomyopathie écrit sur une feuille de papier? Si oui, cela implique-t-il l’adhésion à la language of thought hypothesis de Jerry Fodor (1975)?

Ces clarifications et une axiomatisation des ECIs et entités associées seront par ailleurs importantes pour une utilisation efficace des ontologies appliquées, notamment dans le domaine de la prescription (Ethier, Taseen, Lavoie & Barton, 2016) et du diagnostic (Hogan & Ceusters, 2016).

Références

Ethier, J.-F., Taseen, R., Lavoie, L. & Barton, A. (2016) Improving the semantics of drug prescriptions with a realist ontology. Proceedings of the Joint International Conference on Biological Ontology and BioCreative, IT603(1-6)

Fodor, J. A. (1975). The Language of Thought, Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press.

Hogan, W. R., & Ceusters, W. (2016). Diagnosis, misdiagnosis, lucky guess, hearsay, and more: an ontological analysis. Journal of Biomedical Semantics, 7(1), 54.

Smith, B., & Ceusters, W. (2015) Aboutness: Towards foundations for the Information Artifact Ontology. Proceedings of the Sixth International Conference on Biomedical Ontology (ICBO 2015), 47-51.

Les systèmes de santé apprenants (SSA) visent à coupler les activités de soin et de recherche médicale. Ils proposent notamment l’utilisation secondaire des données cliniques à des fins de recherche, et la réinjection des résultats de recherche dans la pratique clinique grâce à des systèmes d’aide à la décision (Ethier et al., 2017). Ils présentent donc une configuration épistémologique inédite que l’étudiant analysera.

Ainsi, la dynamique de connaissance qui y est implémentée peut-elle être intégralement interprétée dans un cadre bayésien (avec, par exemple, une connaissance plus fine des sensibilités et spécificités de tests médicaux pour divers groupes de patients)? Certaines de ces questions font appel à l’épistémologie sociale (List & Pettit, 2011). Alors quel est le sujet connaissant au sein d’un système de santé apprenant : l’ensemble des décideurs humains qui y interviennent? le système lui-même?

Par ailleurs, la littérature sur les systèmes de santé apprenants parle fréquemment de « création » de connaissance médicale à partir de données, grâce à des outils d’intelligence artificielle. Mais s’agit-il d’une authentique création de connaissances, ou plutôt d’une agrégation de connaissances préexistantes? De quel type d'« apprentissage » s'agit-il dans un système de santé apprenant?

Enfin, une analyse des risques possibles d’injustice épistémique (Anderson, 2012) sera effectuée. L'ensemble de ces considérations épistémologiques sera appliqué au développement du système de santé apprenant PARS3 (Plate-forme apprenante pour la recherche en santé et services sociaux au Québec).

Références

Anderson, E. (2012) Epistemic Justice as a Virtue of Social Institutions, Social Epistemology, 26(2): 163–173.

Ethier, J. F., McGilchrist, M., Barton, A., Cloutier, A. M., Curcin, V., Delaney, B. C., & Burgun, A. 2017. The TRANSFoRm project: Experience and lessons learned regarding functional and interoperability requirements to support primary care. Learning Health Systems. DOI 10.1002/lrh2.10037

List, C. & Pettit, P. 2011, Group Agency: The Possibility, Design, and Status of Corporate Agents, Oxford: Oxford University Press.”

L’ontologie ne se limite pas à décrire les entités matérielles ou informationnelles : il existe également un champ d’études nommé « ontologie sociale » qui s’intéresse aux entités impliquées dans nos pratiques sociales.

La théorie des actes de langage (speech act theory) de Austin (1975) a mis en évidence que l’on pouvait utiliser le langage pour faire autre chose que simplement décrire la réalité. On peut, par exemple, baptiser, promettre, ou obliger. Selon Smith (2012), certaines de ces déclarations créent ou détruisent des entités socio-légales. Dans ce cadre, l’acte de promettre ou d’obliger va créer une entité – une permission ou une obligation.

Dans le cadre des ontologies appliquées, ces entités ont donc été décrites comme des entités socio-légales, dont l’existence dépend de celles d’autres entités : une permission existe uniquement tant que l’agent concerné par la permission existe. Plus précisément, ces entités ont été décrites comme des “continuants génériquement dépendants socio-légaux” (Brochhausen, Almeida & Slaughter, 2013), qui vont se manifester par des rôles sociaux. Par exemple, une prescription médicale va typiquement mener à une permission de prendre un certain médicament  (Ethier et al., 2016), qui va se manifester par un rôle de patient prenant ce médicament.

Il est nécessaire de clarifier ce type d’entité ainsi que leurs conditions d’identité et de manifestations. Par ailleurs, certaines entités socio-légales apparaissant dans le champ médical doivent encore être raffinées. Par exemple, les prescriptions médicales prescrivent-elles seulement des permissions, ou bien également des recommandations? Quel type d’entités sont les recommandations, et quels sont les principes logiques qui les régissent?

Références

Austin, J. L. (1975) How to do things with words. Oxford university press.

Brochhausen, M., Almeida, M. B. & Slaughter, L. (2013) Towards a formal representation of document acts and resulting legal entities, in Johanssonian Investigations: Essays in Honour of Ingvar Johansson on His Seventieth Birthday, Walter de Gruyter.

Ethier, J.-F., Taseen, R., Lavoie, L. & Barton, A. (2016) Improving the semantics of drug prescriptions with a realist ontology. Proceedings of the Joint International Conference on Biological Ontology and BioCreative, IT603:1-6

Smith, B. (2012) How to do things with documents, Rivista di Estetica, 50, 179-198.