Idle no more
Quand les autochtones sortent de leurs réserves
Formé en octobre 2012 par quatre femmes autochtones et non autochtones, symbolisé par la grève de la faim de la chef Theresa Spence, le mouvement Idle no more dit représenter les 600 et quelque communautés autochtones du Canada. S’agit-il simplement d’une «autre» crise autochtone? Deux experts en discutent.
Les partisans du mouvement Idle no more continuent de décrier haut et fort la loi C-45 adoptée en décembre par la Chambre des communes. Parmi les changements qu’elle implique il y a la Loi sur la protection des eaux navigables, qui s’applique désormais à moins de 200 cours d’eau alors qu’elle en protégeait des dizaines de milliers. La Loi sur les Indiens y passe aussi : le gouvernement peut maintenant acquérir des terres situées dans une réserve autochtone avec une moindre approbation du conseil de bande. Or, le mouvement Idle no more dit embrasser plus large encore. Mais quoi?
Anthropologue et professeur au Département de philosophie et d’éthique appliquée, Claude Gélinas pratique des études de terrain auprès de communautés autochtones. Il agit également comme témoin expert pour des causes juridiques impliquant leurs droits ancestraux. Sa collègue Vicky Chainey s’intéresse aussi aux questions autochtones, au Canada et à l’échelle internationale. Avocate et chargée de cours à forfait à l’École de politique appliquée, elle est également une praticienne reconnue en gestion de crise, et les crises autochtones sont d’un grand intérêt pour elle.
UdeS Nouvelles : Idle no more n’est pas la première manifestation autochtone au pays... Qu’a-t-elle de particulier?
Vicky Chainey : Les mouvements autochtones sont cycliques. Est-ce que ce mouvement peut être mis dans une catégorie à part? Selon moi, non. Il fait partie de la stratégie autochtone habituelle.
Claude Gélinas : Je suis plutôt d’accord. Bien sûr, la frustration première des autochtones est de ne pas avoir été consultés au sujet des mesures de C-45 qui les concernent. Mais au-delà de ça, les leaders autochtones ont été dépassés par leur propre mouvement.
UdeS Nouvelles : C’est-à-dire?
C. Gélinas : La grève de la faim de la chef d’Attawapiskat, Theresa Spence, a suscité beaucoup d’attention au départ. Cette attention soudaine a permis à plusieurs leaders de sauter dans le train médiatique, mais leurs revendications ne sont pas les mêmes d’est en ouest. Les chefs n’étaient pas bien préparés à l’interne. Cela donne l’impression d’un mouvement chaotique. La rencontre du 11 janvier avec le premier ministre Harper, d’ailleurs, n’a pas donné grand-chose.
UdeS Nouvelles : Un sondage réalisé pour le National Post auprès de 1600 Canadiens révèle que la moitié ne soutient pas le mouvement. Et 22 % des Canadiens ne le connaissent tout simplement pas. Quelle est la responsabilité des non-autochtones face à ce mouvement?
C. Gélinas : Je dirais que la priorité est de suivre le mouvement, d’essayer de comprendre ce que les autochtones veulent. Il faut aussi comprendre la complexité de ce mouvement. Sous le gouvernement libéral précédent, il y avait une dynamique de dialogue avec les Premières Nations, c’est-à-dire qu’on souhaitait trouver des pistes de solution de manière conjointe. Ce qui avait mené, par exemple, à l’accord de Kelowna. Avec le gouvernement conservateur, on semble être revenu à une dynamique unilatérale, dans laquelle le gouvernement décide de ce qu’il croit être le mieux pour les autochtones. Aux yeux des autochtones, c’est le colonialisme qui reprend sa place. La portée géographique du mouvement ajoute aussi à sa complexité : la situation des autochtones du Québec et de l’Est est, à bien des égards, nettement meilleure que celle des autochtones de l’Ouest, où plus d’un Indien sur deux vit à l’extérieur des réserves. En ce sens, la teneur des revendications des autochtones de l’Ouest ne découle pas nécessairement des mêmes priorités que celles des autochtones de l’Est. Il est donc plus difficile de leur offrir des services…
V. Chainey : Je suis d’ailleurs surprise que le jugement Phelan (voir autre texte en lien ci-dessous) rendu le 8 janvier dernier n’ait pas eu plus d’impact chez les partisans d’Idle no more. Ce jugement de la Cour fédérale établit que les Métis et les Indiens non inscrits vivant hors réserve sont bel et bien des «Indiens» au sens de la loi. On sait que 55 % de la population autochtone du Canada habite hors réserve; les Métis et les Indiens non inscrits qui en font partie pourront éventuellement bénéficier de programmes et services du fédéral. À mon avis, ce jugement aurait dû faire beaucoup plus de vagues…
UdeS Nouvelles : Mis à part les grèves de la faim et les ponts bloqués, de quels autres moyens les autochtones disposent-ils pour se faire entendre?
V. Chainey : Plusieurs plateformes ont été créées entre les autochtones et les gouvernements. Les autorités fédérales et provinciales en sont. Sur la place publique, il leur faut un message plus clair. Sans uniformiser le message d’un bout à l’autre du pays, il doit y avoir des messages clés, portés par l’ensemble. Sinon, ils ne pourront pas attirer davantage d’adhérents à leur cause.
UdeS Nouvelles : Pour quelles raisons seriez-vous prêts à vous joindre au mouvement, comme non-autochtones? Vous le feriez sur la base de quels messages clés?
V. Chainey : Les écarts entre les populations autochtones et non autochtones. Bien des sommes sont versées dans les réserves mais il y a un problème de gouvernance. Ce n’est pas normal qu’il y ait encore des gens qui vivent dans des conditions comme celles qui sévissent à Attawapiskat. Pas en 2013 au Canada. Et ce n’est pas normal qu’il y ait autant d’autochtones dans les prisons. On a créé des catégories. Se battre pour rectifier ou amenuiser ces écarts socioéconomiques, ça oui, j’embarque.
UdeS Nouvelles : Vous dites qu’il y a un problème de gouvernance : s’agit-il alors de «simplement» changer les chefs?
V. Chainey : Je ne crois pas que ce soit uniquement un problème de gouvernance. Je pense toutefois qu’avec le temps, un certain rapport de dépendance envers l’État s’est installé chez les autochtones. Les réserves sont-elles une bonne ou une mauvaise chose? Je ne peux pas le dire : la réponse dépend de la région où se situe la réserve, de la communauté qui y vit et comment… Pour moi une seule chose est claire : la solution n’est pas de mettre plus d’argent.
C. Gélinas : Les autochtones sont toujours présents malgré quatre ou cinq siècles «d’efforts» pour les assimiler. Ils ne sont pas prêts à abandonner leur identité culturelle, bien au contraire. Pourtant, leur situation socioéconomique s’est dégradée au fur et à mesure qu’ils ont perdu l’accès à leurs ressources et territoires, donc leur autonomie. C’est peut-être simpliste, mais à mon sens il faut retourner la situation.
UdeS Nouvelles : Comment?
C. Gélinas : Par des ententes, par des traités comme la Paix des braves. Il faut s’assurer que les communautés aient accès à des territoires et à des ressources, qu’elles soient capables de générer des revenus, qu’elles soient réellement autonomes. Les Inuits du Nunavik, par exemple, auront un jour ou l’autre leur propre gouvernement, même si le chemin pour y parvenir est cahoteux, mais cela doit être accompagné de leviers économiques. L’idée est de redonner une certaine autonomie économique aux populations autochtones pour qu’elles soient vraiment autonomes et qu’elles soient capables de faire les choix qu’elles veulent. Mais est-ce que les autochtones peuvent actuellement assumer un tel régime? Je n’en suis pas sûr. À peine 40 % des autochtones de 20 à 24 ans ont obtenu leur diplôme d’études secondaires. Qui va gérer leur territoire? Qui va gérer son exploitation? Une telle autonomie implique une responsabilité partagée autant par les gouvernements fédéral et provincial que par les autochtones eux-mêmes.
UdeS Nouvelles : Mais peut-on parler d’autonomie si on ne l’acquiert pas par soi-même?
C. Gélinas : Les autochtones sont justement dans cette position d’entre deux chaises. Le discours d’autonomie est très présent, mais il est recouvert par des attentes à l’égard du gouvernement. Les autochtones désirent ardemment être autonomes, mais actuellement ils n’ont pas les outils pour l’être, d’où leur situation de dépendance. La suite des choses sera significative : est-ce qu’on va continuer à rester dans une sorte de régime qui est, à bien des égards, colonial, ou va-t-on commencer à mettre en place des outils et des mécanismes pour arriver à une réelle autonomie?
UdeS Nouvelles : De quels outils parlez-vous exactement? L’éducation?
C. Gélinas : L’éducation c’est fondamental, absolument essentiel. L’idée est qu’ils regagnent ce sens de la responsabilité, de prendre des décisions par eux-mêmes pour eux-mêmes en assumant les conséquences, bonnes ou mauvaises. Je pense que c’est majeur, c’est le principal effort que doivent fournir les autochtones. Les non-autochtones, de leur côté, doivent leur fournir de réels outils d’autonomie : le territoire et l’accès aux ressources.
V. Chainey : Il faut mettre en place des façons de créer de la richesse, des revenus. Les Mohawks de Kahnawake, par exemple, ont développé un créneau en hébergement de sites web; 200 emplois ont ainsi été créés et la moitié sont occupés par des Mohawks. Et il faut se préoccuper des hommes autochtones; les femmes bénéficient de certaines aides pour le développement de leurs compétences, mais les hommes ont perdu leurs occupations professionnelles soit les activités de pêche, de chasse et de cueillette, au fur et à mesure qu’ils ont perdu leurs territoires…