Nouvelle publication | Sous la direction d'Allison Marchildon et Marie-Claude Desjardins
Certification de l'éthique et enjeux éthiques de la certification
On constate, depuis les trois dernières décennies, le retrait marqué des États des sphères sociales et économiques ayant pour conséquences des changements importants dans la distribution des pouvoirs et la configuration de la régulation sur les plans national et mondial (Beck, 2003). Ce passage du « gouvernement » à la « gouvernance » (Shamir, 2010 : 23) entraîne l’éclatement des pouvoirs, qui ne sont plus centralisés au sein de l’État ou même des pouvoirs traditionnels, rendant beaucoup plus floues et poreuses les frontières public-privé (Higgins et Lawrence, 2005 : 2). Le « transfert de régulation » (Boisvert et Moreault, 2003) qui s’opère dans ce passage à la gouvernance donne ainsi lieu à une privatisation croissante de la régulation sociale et économique (Vogel, 2007; Watts et Goodman, 1997 : 3), engendrant l’émergence de dispositifs de régulation alternatifs, complémentaires et parfois inédits. Ceux-ci sont particulièrement repérables dans la sphère économique, notamment lorsqu’il est question de domaines d’activités soulevant des enjeux éthiques, sociaux, sanitaires ou environnementaux accrus, c’est-à-dire dans les domaines particulièrement « à risque » (Marchildon, 2011 : 3). Ces outils de régulation visent, en l’absence de législation ou de supervision réglementaire adéquates, à répondre aux préoccupations et aux pressions des consommateurs et des différents acteurs de la chaîne d’approvisionnement, voire des décideurs publics, qui réclament de plus en plus de garanties quant aux caractéristiques d’un produit ou d’un service, aux modes de production, aux pratiques et à la gouvernance des entreprises, des organisations publiques et politiques.
Les certifications et les labels par des organismes tiers (ci-après nommés simplement « certifications »), qui prolifèrent à un rythme impressionnant, constituent certainement le type le plus répandu de ces dispositifs. On peut notamment penser aux certifications ISO, précurseurs en la matière, aux appellations d’origine contrôlée (AOC), ou encore aux certifications biologiques et équitables. Dispositifs sophistiqués et puissants, ils contribuent à profondément reconfigurer les interactions et la distribution des pouvoirs et des responsabilités entre les acteurs (Campbell et Le Heron, 2007 : 131) dans les sphères économique, politique, juridique et sociale. En effet, ils sont le fruit de collaborations asymétriques, d’alliances négociées ou de coalitions multipartites, chaque fois différentes, entre organisations non gouvernementales, mouvements de la société civile, associations de l’industrie, entreprises, organisations syndicales, États, organismes privés, etc., et ce, tout à l’image de la nouvelle gouvernance.
Dans ce contexte de gouvernance en construction et d’émergence de dispositifs de régulation alternatifs, les certifications sont souvent présentées comme de simples instruments de « confiance dans les relations entre agents économiques » (Debruyne, 2011). Or un nombre croissant de chercheurs mettent en lumière le fait que ce ne sont pas des outils aussi neutres (notamment Campbell et Le Heron, 2007; Higgins, Dibden et Cocklin, 2008; McEwan et Bek, 2009; Vogel, 2007). Car, quelle que soit leur nature – technique, sociale, environnementale ou encore religieuse –, en cherchant à sensibiliser entreprises et consommateurs à des enjeux ou problèmes particuliers et à orienter les conduites et les pratiques dans le sens de certains principes et valeurs bien précis, les certifications se révèlent inévitablement des outils éthiques et normatifs puissants.
Certaines de ces certifications se réclament par ailleurs explicitement de l’« éthique », en visant à garantir la « bonne gouvernance », ou encore le caractère « éthique » ou « responsable » de la consommation, de l’investissement, de l’approvisionnement, etc. Que ces prétentions à l’éthique soient explicites ou non, il n’en demeure pas moins que ces tentatives de réguler, autrement que par l’État, des produits, des services ou des pratiques soulèvent plusieurs questions et enjeux, notamment éthiques, qui ont des implications non négligeables, que ce soit sur nos pratiques ou sur nos représentations de l’éthique.
Si les écrits à propos des certifications ne manquent pas, notamment dans le domaine agroalimentaire, celles-ci tendent à être étudiées principalement en termes techniques, comme si elles étaient dépouillées « d’impulsions politiques, de relations de pouvoir, d’enjeux éthiques et d’implications plus larges » (Campbell et Le Heron, 2007 : 134). À l’heure où les initiatives de certification prolifèrent et se complexifient, un regard plus approfondi nous semble par conséquent essentiel. Ce sont donc à la mise en lumière et à la réflexion sur ces enjeux – aussi bien les enjeux éthiques des processus de certification au sens large, que les enjeux plus larges des tentatives de certification « éthique » en particulier – que ce numéro souhaite contribuer.
À propos des directrices de ce numéro
Allison Marchildon est professeure agrégée au Département de philosophie et d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke, où elle est responsable des programmes de deuxième cycle en éthique appliquée. Elle est par ailleurs coresponsable de l’axe éthique, gouvernance et démocratie de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’intelligence artificielle et du numérique (OBVIA) et est chercheure associée à l’Institut d’éthique appliquée (IDEA) de l’Université Laval.
Marie-Claude Desjardins est professeure à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Elle est avocate au Barreau du Québec depuis 2004. Ses enseignements et ses recherches portent sur le commerce équitable, le droit de la protection du consommateur, la responsabilité sociale de l’entreprise, l’accès à la justice et le droit international du développement durable.