Écrire les vieillissements
« Il oublie de dépister mes 100 chansons préférées »
Madeleine connaît une existence de musique, d’arts et de bons vins. Elle aime, rêve et pleure. Puis Madeleine vit avec l’Alzheimer.
Et Madeleine vibre, esquissée par la plume de Karine Bellerive dans l’ouvrage collectif Un an de vieillissement. Elle vibre, car les mots de la chargée de cours au Département de communication lui confèrent une profondeur étonnante, bien au-delà de sa maladie, une profondeur tout humaine…
Ces mots empruntés aux médias qui parlent de vieillissement, Karine les a réassemblés pour éclairer différemment l’Alzheimer et les maladies neurodégénératives.
Le portrait du vieillissement que dresse la société, et les médias, rebute. Avec mon doctorat, ma perspective a changé. Le vieillissement touche tout le monde, tout le temps : à partir du moment où tu nais, tu vieillis.
Karine Bellerive, chargée de cours au Département de communication de la Faculté des lettres et sciences humaines
L’ouvrage Un an de vieillissement évoque d’ailleurs toutes les avenues possibles pour vieillir. Il a été lancé juste avant « tout ça ».
Tout ça : la COVID-19, l’horreur conjuguée des décès en CHSLD, de la douleur banalisée des aînés « statistiques » et de ce que la situation crie sur notre perception sociale et culturelle de l’âge.
« Avec la pandémie, la situation dans les résidences focalise les débats, explique Karine. Cette discussion fondamentale appelle un échange éclairé par tous les points de vue, notamment scientifiques. » Pour la chargée de cours, le contexte de la pandémie prouve, encore une fois, toute la pertinence des spécialistes d’ici, par exemple l’équipe du Laboratoire d’innovation par et pour les aînés. « Mais quand j’écoute le discours actuel, je m’interroge », ajoute-t-elle. Le Québec aurait-il ici une occasion à saisir, celle d’examiner ses conceptions du vieillissement?
Le problème dépasse les résidences, les soins et les sous. Les enjeux soulevés par la crise actuelle sortent de la logistique comptable. Ils nous demandent de nous questionner sur notre façon d’aborder les vieillissements.
Écritures de soi
Manières dont les mots nous outillent, par exemple pour affronter des défis, construire nos existences ou comprendre des réalités qui autrement nous échapperaient
La candidate au doctorat s’intéresse aux écritures de soi. Dans sa création pour Un an de vieillissement, elle détourne les discours officiels pour montrer ce que les médias expriment peu (ou pas!) quand ils couvrent le vieillissement : la multiplicité infinie des vieillissements, et leur légitimité à tous.
Je ne vieillis pas aux mêmes rythmes comme mère, comme amie, comme conjointe ou comme prof. Et mes manières de vieillir comme parent, par exemple, se distinguent de celles de ma propre mère.
Les personnes âgées sont âgées, et elles sont parents, citoyens, menuisières, amoureuses, endettés, mesquins, courageuses, ou tout ça à la fois. Les réduire à une statistique de décès, les stigmatiser ou les infantiliser contient une part de violence, en ce qu’elle nie la complexité et la pluralité des expériences de vieillissement.
« Décloisonner le vieillissement », comme le dit Karine, inspirée par les études culturelles et critiques du vieillissement, implique d’envisager collectivement que vieillir renferme bien plus qu’un incontournable et effrayant déclin. Mais le virage en est un presque à 180o.
Les vieillissements autrement, comme une « culture étrangère »
Le discours actuel associe fortement l’âge à la perte. « S’il change, peut-être qu’on arrêtera d’avoir peur de vieillir », rêve Karine.
Selon la chargée de cours, 2 extrêmes dominent. Dans le premier, vieillir signifie devenir un problème, une charge. « Notre société se demande quoi faire avec les vieux et les vieilles, comme avec des meubles embarrassants. »
L’autre extrême se drape d’un certain positivisme. « Comment bien vieillir? Comment se transformer en vieux acceptables? », ironise Karine. La liste d’ingrédients s’allonge : bénévolat, utilité et vie sociales, activité physique, amitiés entre vieux… « Avec tout ce qu’il véhicule de bons conseils, ce discours cache un côté pervers. »
Il présente une seule manière acceptable de vieillir, comme si c’était un examen à réussir ou à échouer. Nos manières de vieillir se forgent à partir de nos manières de vivre : elles sont aussi complexes que chacun et chacune de nous, aussi contradictoires parfois, et aussi riches.
À la fois exprimée et nourrie par le discours ambiant, notre perception de l’âge cache donc une tragédie : craindre de vieillir, c’est fondamentalement craindre de vivre.
Cette réalisation, à elle seule, révèle l’ampleur du changement de cap à effectuer.
La société aborde surtout les incontournables angles biomédicaux et psychosociaux du vieillissement : traiter les maladies, prévenir la maltraitance… On peut accomplir encore plus.
Une des clés possibles repose sur les sciences sociales, signale-t-elle, puisque, par définition, elles analysent les sociétés, leurs choix et les effets qu’ils engendrent. Un an de vieillissement s’inscrit dans cette vision et cette volonté.
Un an de vieillissement, comme une « fenêtre ouverte »
Une recette illustrée et ironique de « bol de jouvence à la méditerranéenne », des collages de mains façonnées par l’âge, quelques articles de vulgarisation et au moins un poème côtoient le texte de recherche-création composé par Karine pour Un an de vieillissement.
L’ouvrage collectif découle d’une vigie médiatique ayant permis de colliger plus de 2360 articles publiés dans la presse québécoise en 2017. Tous portent sur le vieillissement. Offerts au groupe de recherche ACT, ils ont inspiré un livre des plus originaux.
Un an de vieillissement compte 17 textes, chacun lié à un article (au moins!) tiré de la vigie médiatique. Et voilà essentiellement ce que l’ouvrage partage avec les publications scientifiques traditionnelles. Pour voir le vieillissement autrement, quoi de mieux que de sortir des cadres? L’exercice a d’ailleurs renseigné Karine sur elle-même.
On revient vite dans les chemins connus. Mon processus de rédaction a éclairé certaines de mes perceptions, tout comme la manière dont Myriam et Nora résument mon texte.
« Myriam et Nora » : Myriam Durocher et Nora T. Lamontagne, deux collègues de Karine au sein d’ACT, codirigent l’ouvrage, aux côtés de Constance Lafontaine. Karine rencontre tour à tour Myriam et Nora, alors qu’elle leur enseigne dans les classes de l’UdeS. Elle les retrouvera lors de ses études doctorales. « Pendant leur baccalauréat, je leur ai suggéré de pousser au moins jusqu’à la maîtrise. J’ai commencé mon doctorat en même temps que Myriam, avec la même directrice. Mais Myriam a fini avant moi! », rigole Karine.
Elle ne le réalise pas, ou peut-être – mais elle le tait. Cette relation même illustre ce qu’elle explique depuis 30 minutes. Nos vieillissements s’entrelacent et se frôlent, à leurs propres rythmes. S’ils sèment la peur dans leur sillage, le moment est peut-être venu d’écrire nos vies comme la Madeleine de Karine.
« Certains chemins libèrent les frontières des gens. Il nous reste de larges zones grises à explorer pour ralentir la roue tournante. Je nous vois réunis, les yeux qui brillent, caresser les disparues, émulsionner le réel et l’onirique.
Les feuilles flétrissent en beauté. L’amour de la musique ne fait pas son âge. »