Magnétisme et supraconductivité
Une alliance inattendue dans le graphène rhomboédrique

Photo : Martin Blache, collaborateur
Qu’arrive-t-il si on tente d’arracher des couches d’un matériau, une à la fois? Dans certains cas, comme avec le graphite qui forme nos mines de crayons, ce processus « d’exfoliation » génère de nouveaux matériaux réellement bidimensionnels (c’est-à-dire qu’ils ont l’épaisseur d’une seule ou de quelques couches atomiques seulement), et qui possèdent des propriétés quantiques surprenantes à basse température.
Après la découverte du graphène (la monocouche du graphite) en 2004, qui a valu un prix Nobel à ses découvreurs, plusieurs autres matériaux 2D ont ainsi été créés en laboratoire. Un des principaux avantages des matériaux 2D est la facilité avec laquelle on peut les manipuler et contrôler leurs propriétés in situ. Par exemple, on peut contrôler la densité d’électrons qui se déplacent dans un matériau, ainsi que sa structure de bandes (c.-à-d. la configuration des niveaux d’énergie permis aux électrons), en changeant simplement le voltage sur des plaques métalliques qui encapsulent l’échantillon à l’étude. En comparaison, changer des propriétés similaires dans des matériaux plus conventionnels (en 3D) requiert généralement du dopage chimique, qui consiste à introduire des impuretés provenant d’autres atomes et comparer ainsi différents échantillons, un processus beaucoup plus laborieux. De plus, on peut empiler différents matériaux 2D les uns sur les autres, à la manière de blocs LEGO, pour combiner certains aspects intéressants de différents systèmes.
Le graphène rhomboédrique et la recherche d’Étienne Lantagne-Hurtubise
Une classe de matériaux 2D qui recèle de phénomènes quantiques encore peu compris est connue sous le nom de graphène rhomboédrique (où l’on empile quelques couches de graphène selon un arrangement particulier), qui a fait l’objet de plusieurs études récentes du nouveau professeur au Département de physique, Étienne Lantagne-Hurtubise.
Originaire de Trois-Rivières, Étienne a complété un baccalauréat en physique à l’Université de Montréal, où il a été initié à la recherche en matière condensée dans le groupe de Michel Côté. Désireux de pousser plus loin sa compréhension de la physique, il a poursuivi sa maîtrise en physique théorique à l’Institut Périmètre à Waterloo. Cette expérience lui a permis d’explorer plusieurs domaines, notamment à l’occasion d’un projet sur les liquides de spin dans le groupe de Michel Gingras. En 2016, Étienne s’est installé à Vancouver pour entreprendre un doctorat à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC) sous la supervision de Marcel Franz. Ses travaux ont porté sur le graphène ainsi que sur le chaos quantique et les modèles de matière quantique holographique. C’est également à UBC qu’il a eu ses premiers contacts scientifiques avec l’Institut quantique (IQ), notamment par l’organisation de la toute première conférence canadienne destinée aux étudiants gradués en quantique.
Après avoir obtenu son doctorat en 2021, il reçoit une bourse de la fondation Gordon and Betty Moore pour effectuer un stage postdoctoral à Caltech. Là-bas, sous la supervision de Jason Alicea et Gil Refael, il a eu l’occasion de collaborer avec plusieurs groupes expérimentaux, dont celui de Stevan Nadj-Perge, travaillant sur les matériaux 2D. Ces collaborations ont profondément influencé sa vision de la recherche en matière condensée. En recherche d’un poste professoral, l’Institut quantique et le département de physique de l’Université de Sherbrooke figuraient au sommet de sa liste, en raison de leur excellence, leur réputation internationale en matériaux quantiques et leur environnement de travail collégial.
Aujourd’hui professeur adjoint au département de physique, il s’intéresse aux phénomènes émergents dans les matériaux quantiques, en particulier les matériaux 2D, incluant le magnétisme, la supraconductivité non-conventionnelle, les états topologiques et leurs interactions. Il travaille également à imaginer de nouvelles architectures de dispositifs quantiques exploitant les propriétés exotiques de ces matériaux. Il dirige actuellement un étudiant à la maîtrise, Mathieu Haguier, et collaborera à partir de septembre avec deux doctorants en co-direction. En dehors du travail, il aime le ski, la randonnée, le vélo de route, la lecture et joue du violon en musique de chambre.
Une étude sur les liens entre magnétisme et supraconductivité
Dans une étude récemment parue dans Nature, une collaboration entre le groupe expérimental du Pr Andrea Young, à l’Université de Californie à Santa Barbara, et un trio de théoriciens constitué du Pr Lantagne-Hurtubise, du Pr Jason Alicea à Caltech, et de leur ancien étudiant, Jin Ming Koh (maintenant à l’université Harvard), s’est penchée sur les liens subtils entre deux phénomènes émergents dans les tricouches de graphène rhomboédrique: le ferromagnétisme itinérant, dit « de Stoner », et la supraconductivité non-conventionnelle. Ces deux phénomènes, ainsi que leur interaction, ont pu être étudiés en détail en combinant des techniques de magnétométrie et de transport électronique. Le diagramme de phase ainsi observé expérimentalement a pu être comparé aux résultats théoriques.
L’étude démontre ainsi que l’addition de couplage spin-orbite, induit dans la tricouche de graphène en la déposant sur un substrat connu pour son couplage spin-orbite intense (une monocouche de WSe2) a deux effets majeurs : d’abord, une augmentation importante de la supraconductivité dans ce système, et, ensuite, la stabilisation d’un état ferromagnétique particulier (un “ferro-aimant incliné”). La coexistence de ces deux effets dans une même région du diagramme de phase suggère une corrélation entre les mécanismes physiques derrière leur apparition. L’une des hypothèses est que les fluctuations de spins associées à la phase magnétique inclinée puissent être le moteur de l’augmentation de la force de la supraconductivité observée, tel que suggéré par un récent travail théorique des professeurs Lantagne-Hurtubise, Alicea, ainsi que de Zhiyu Dong (boursier postdoctoral à Caltech). Cette idée n’est pas sans rappeler la physique des cuprates (supraconducteurs à haute température critique), un autre sujet d’étude central à l’Institut quantique.
Des expériences subséquentes pourront, on l’espère, étudier directement les fluctuations de l’ordre magnétique incliné et permettre d’y voir plus clair. Le but est d’en arriver à une théorie générale qui permettra de comprendre l'émergence de la supraconductivité dans les matériaux à base de graphène, et ultimement de mieux la contrôler en vue d’applications potentielles, par exemple, dans le traitement de l’information quantique.