Entrevue avec Isabelle Boisclair
L'amour au temps du #moiaussi
Professeure à la Faculté des lettres et sciences humaines, Isabelle Boisclair s'intéresse notamment à la sociologie de la littérature et à l'écriture des femmes. À la veille de la Saint-Valentin, elle se penche sur les effets des mouvements sociaux récents sur les relations entre hommes et femmes.
Des hommes disent qu’ils ne pourront plus séduire; des femmes s’offusquent ou défendent le droit de charmer… Comment se porte la séduction à l’époque du #moiaussi?
Même si l’accusation de puritanisme s’est fait entendre à l’égard de #metoo – c’était prévisible –, ce n’est pas du tout en phase avec le message. Si on les écoute, les femmes ne récusent pas les rapports de séduction ni le sexe; elles veulent être reconnues comme sujets, non plus considérées comme des objets. Dans Sémiologie de la sexualité, Pierre Guiraud soutenait que tant les discours sociaux que les œuvres littéraires sont saturés de l’idée selon laquelle « l’amour [est] une action faite par un agent masculin sur un patient féminin […], l’acte sexuel est simplement une chose qu’un homme fait à une femme. Plus spécifiquement, c’est une “pénétration” et une “agression”. La combinaison de ces deux sèmes fait de l’amour une guerre et un combat » (p. 118). Aussi, c’est tout le vocabulaire qu’il faut changer!
Les femmes veulent bien draguer et être draguées, mais pas toujours, pas par n’importe qui, pas dans n’importe quelles conditions… Elles ont leur mot à dire, selon leurs désirs, leur humeur ou leur mood : si un sourire comme approche peut parfois être bien reçu, parfois non. On n’a pas la tête à cela; ce gars ne nous plaît pas particulièrement; telle femme n’est pas attirée par les hommes…
Aucune n’a par ailleurs à justifier son refus : non, c’est non.
Ainsi, les campagnes actuelles – aussi bien #metoo que #timesup – sont à entendre comme un appel à réécrire les scénarios, à en inventer de nouveaux. D’ailleurs, les scénarios culturels, il faut le noter, ont largement été définis ou écrits par des hommes. Il en résulte que les représentations dominantes ont ceux-ci pour sujets, ou agents, et présentent les femmes en objets, en instruments. C’est donc le regard masculin (ce que la théoricienne Laura Mulvey a appelé le male gaze) qui prime dans la culture; c’est lui qui désigne ce qui est désirable. Le désir des femmes n’a pas eu d’espace pour s’exprimer jusqu’ici dans la culture. On commence seulement à l’entendre.
Mais la sexualité n’est-elle pas naturelle, instinctive?
Les lieux communs nous conduisent à penser que la sexualité est naturelle. Certes, le fait d’avoir des pulsions est bien un phénomène naturel, mais les pulsions sont tout de même alimentées par la culture.
Selon les sociologues de la sexualité John Gagnon et William Simon, chaque personne « apprend » la sexualité, apprend « ce qu’il faut faire » à travers des scénarios élaborés d’avance – ils appellent cela « les scripts de la sexualité ». Ces scripts se manifestent sur trois plans, étroitement liés les uns aux autres :
- le plan intrapsychique, qui concerne les pensées, les fantasmes, etc.;
- le plan interrelationnel, qui renvoie à ce que l’on fait, ce qu’on expérimente avec les autres;
- le plan culturel, constitué aussi bien des objets culturels qui représentent les rapports sexuels et les rites de séduction que des discours qui véhiculent les savoirs relatifs au sexe et à la sexualité.
Ainsi, même ce qui est considéré comme désirable est, dans une large mesure, appris, parce qu’il est désigné comme tel par les représentations culturelles. En témoigne le fait que les modèles de désirabilité changent, évoluent selon l’histoire, de même qu’ils varient selon les aires géographiques – ce qui est tout de même de moins en moins vrai aujourd’hui, du fait de la mondialisation, mais il n’empêche : les modèles de beauté féminine ne sont certainement pas blonds et pulpeux en Asie.
Comment la sexualité est-elle programmée par les objets culturels? Quel est leur effet sur les rites de séduction?
Dans nombre d’œuvres littéraires, cinématographiques et artistiques, les femmes ont été objectivées, subordonnées aux désirs des hommes, et la violence sexuelle a été érotisée. Dans un roman ou un film, qu’une femme dise non et se refuse à un homme, c’est souvent présenté comme excitant : une récalcitrante à conquérir.
Cela constitue dès lors un script culturel – c’est-à-dire un modèle à partir duquel on est amené à rejouer la scène –, en l’occurrence un script qui inscrit le harcèlement et l’agression dans le cours normal des rencontres entre les hommes et les femmes. Il les banalise, les rend « naturels ».
Par ailleurs, si les femmes subissent nombre d’injonctions culturelles, les hommes aussi en reçoivent, dont celle, comme le suggère Mélanie Gourarier, de séduire les femmes pour affirmer leur masculinité ou leur virilité. Les comportements qui s’expriment à travers cette forme de séduction dévoyée qu’est le harcèlement sexuel (et tout ce qu’on appelle de façon bien euphémisante l’« inconduite sexuelle ») relèvent bien davantage de la parade que de la nature.
#etmaintenant?
Ce à quoi les femmes aspirent, au final, c’est à l’établissement de rapports réciproques, où deux sujets construisent ensemble la relation, du premier sourire jusqu’aux rapports sexuels (et ce qui suit, peu importe ce qui suit!).
Je pourrais dire : « Les femmes veulent du sexe, autant que les hommes… » Mais, déjà, il faudrait admettre que ce ne sont pas tous les hommes qui veulent du sexe – même si l’idée d’une sexualité irrépressible, incontrôlable, colle à leur image – ni toutes les femmes. Il y a des personnes asexuelles.
Ce sur quoi je veux insister, c’est que les femmes éprouvent du désir elles aussi – elles sont désirantes. Or la rencontre de deux désirs qui se désirent, n’est-ce pas ce qui est, justement, désirable?
Sources
Gagnon, J. (2008). Les scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir (traduit de l’anglais par Marie-Hélène Bourcier avec Alain Giami). Paris, France : Éditions Payot & Rivages.
Gourarier, M. (2017). Alpha male, séduire les femmes pour s'apprécier entre hommes. Paris, France : Éditions Seuil.
Guiraud, P. (1978). Sémiologie de la sexualité. Paris, France : Éditions Payot.
Mulvey, L. (2017). Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie (édité par Clara Schulmann et Teresa Castro; traduit par Marlène Monteiro et Florian Lahache). Sesto, Italie : Éditions Mimésis.