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Quand le libre-échange ébranle la démocratie : le cas des OGM
À l'ère de la multiplication des échanges commerciaux, la logique marchande semble imposer ses dictats sur toute la surface du globe. Impacts environnementaux, répercussions sur la santé humaine, enjeux liés aux droits fondamentaux : des préoccupations citoyennes légitimes que les États peinent à défendre devant l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Le cas des organismes génétiquement modifiés (OGM) illustre bien ce perpétuel combat. La professeure Geneviève Dufour, spécialiste en droit international économique et auteure de l'ouvrage Les OGM et l'OMC publié récemment aux Éditions Bruylant, a répondu aux questions de nos collègues du magazine Paroles de droit.
Q : Dans votre livre, il ressort que les États sont bousculés par l'OMC et que celle-ci va même jusqu'à restreindre leurs pouvoirs. Le prix à payer à l'ère de la mondialisation?
R : Il est vrai qu'aujourd'hui, les États n'ont plus vraiment le choix de monter dans le train de la libéralisation des échanges commerciaux orchestrée par l'OMC. En devenant membres de l'OMC, ils s'engagent à renoncer au protectionnisme. Mais ils ne consentent pas pour autant à abandonner leur pouvoir souverain en toutes matières.
Mes recherches m'ont permis de constater que l'adhésion à l'OMC va bien au-delà de ce consentement. En effet, le grand maître du libre-échange ne cherche plus uniquement à éviter le protectionnisme. Il contraint les États à accepter des produits et services qui ne respectent pas leurs exigences ou préférences sanitaires ou environnementales, voire leurs valeurs éthiques, morales et religieuses.
Q : Un exemple concret?
R : Le cas des pays européens qui essaient tant bien que mal de refuser l'importation de viande de boeuf traitée aux hormones démontre bien cette tendance autocratique. L'OMC a refusé le droit à l'embargo aux Européens alors que leur objectif n'était pas le protectionnisme mais bien la protection, par précaution, de leur population et de leur environnement.
Q : Pourquoi avoir choisi d'illustrer la tension entre les pouvoirs des États et de l'OMC par le biais des OGM?
R : Les OGM sont des produits controversés et plusieurs spécialistes demandent un temps d'arrêt pour évaluer l'impact à long terme de leur culture et de leur consommation. Certains pays veulent donc répondre à ces préoccupations en maintenant les OGM hors de leurs frontières. Entre vous et moi, il s'agit là d'une action gouvernementale légitime, qui laisse croire à une certaine santé démocratique. Selon l'OMC, il s'agit plutôt d'une limite au libre-échange. Partant, les États ont une marge de manœuvre extrêmement limitée pour répondre aux inquiétudes de leurs citoyens.
La plupart ont donc décidé d'accepter les OGM sur leur territoire pour éviter une plainte à leur égard. D'autres ont refusé et leur réglementation restrictive a été condamnée. Si bien qu'ils ont été contraints d'accepter les OGM. À défaut, ils se verront imposer des sanctions économiques à hauteur de plusieurs millions de dollars.
Q : Pourquoi l'OMC ne reconnaît-elle pas le droit aux États de limiter l'importation des OGM?
R : C'est complexe. Pour résumer, l'OMC ne permet pas aux États d'agir tant qu'ils n'ont pas la preuve de la nocivité des OGM. Or cette preuve est très difficile à faire puisque cela exige des moyens techniques et scientifiques énormes, d'autant que ces données sont protégées par les règles du secret industriel.
Q : Mais l'OMC accepte-t-elle qu'un État protège la santé ou l'environnement?
R : L'OMC reconnaît que des considérations autres que commerciales peuvent être prises en compte. Toutefois, elle restreint énormément le recours à ces considérations, ce qui est bien normal puisque selon son mandat, la liberté de commerce doit primer. C'est pour cela que le besoin d'une meilleure gouvernance mondiale est si pressant. En attendant que cette ère arrive, on tente de concilier bien imparfaitement ces diverses préoccupations avec les résultats que l'on constate : une planète qui met trop souvent de côté l'humain et l'environnement au profit des valeurs marchandes.
Q : Des pistes de solutions pour aider les États à répondre aux besoins de leurs citoyens nonobstant leur appartenance à des organisations internationales comme l'OMC?
R : D'un point de vue pratique, il faut que les conseillers gouvernementaux connaissent mieux le droit de l'OMC, car son emprise est de taille. À plus long terme, mon étude démontre la nécessité de penser la société internationale autrement. Nous devons exiger que les préoccupations citoyennes soient mieux prises en compte à l'échelle internationale.
Ce faisant, il importe néanmoins de privilégier une certaine flexibilité, puisque ces préoccupations diffèrent d'un peuple à l'autre. Il ne faut surtout pas chercher l'homogénéisation ou l'harmonisation des lois, des préférences ou des valeurs. La solution réside plutôt dans notre capacité à s'entendre sur des bases communes favorisant la vie en société. C'est là la raison d'être du droit international : préserver l'indépendance des États tout en encadrant leur nécessaire interdépendance.
L'important est de trouver le juste équilibre et de s'assurer de ne pas exclure le citoyen du processus. On part de loin, car le citoyen n'est pas considéré comme un sujet du droit international, mais les choses évoluent.
Q : N'y a-t-il pas un risque de voir le citoyen baisser les bras?
R : Au contraire. Les gens se rendent bien compte qu'ils subissent ce qui se trame au-dessus de leur tête. D'ailleurs, on peut dire que 2011 a marqué le retour en force du citoyen dans l'arène politique. Le Printemps arabe, les indignés de l'été européen et de l'automne américain, avec le mouvement occupy, ont forcé les chefs d'État à remettre en cause les modèles existants. Le citoyen a un rôle à jouer. La démocratie, ce n'est pas de voter aux quatre ans, c'est d'établir un dialogue constant avec les décideurs. La santé démocratique relève donc tant des gouvernements que des citoyens.
Q : À qui destinez-vous votre livre, fruit de votre thèse de doctorat?
R : D'abord aux responsables chargés par leur gouvernement d'élaborer les réglementations en matière d'OGM puisque mon analyse m'a permis d'identifier les meilleures manières de réglementer les OGM tout en minimisant les possibilités de contestation. Il s'adresse aussi aux avocats des ministères chargés de défendre leur pays devant l'OMC et aux dirigeants d'ONG qui veulent s'outiller pour défendre les droits citoyens. Les chercheurs, professeurs et étudiants universitaires s'intéressant à l'OMC y trouveront pour leur part une analyse de l'impact du droit de l'OMC sur le pouvoir réglementaire des États en général.