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Point de vue d'expert

Développement durable : on n’a pas inventé l’ampoule en améliorant la chandelle…

Le professeur Sofiane Baba nous invite à revisiter notre rapport à la nature, au développement et à la prospérité, puisque l’avenir de l’humanité en dépend.
Le professeur Sofiane Baba nous invite à revisiter notre rapport à la nature, au développement et à la prospérité, puisque l’avenir de l’humanité en dépend.
Photo : UdeS

Alors qu’il est omniprésent dans le discours public, le développement durable demeure un concept méconnu. En dirigeant l’ouvrage collectif Trente idées reçues sur le développement durable, le professeur Sofiane Baba nous invite à revisiter notre rapport à la nature, au développement et à la prospérité, puisque l’avenir de l’humanité en dépend.

Nous avons profité de la conclusion de la Conférence de Glasgow de 2021 sur les changements climatiques (COP26) pour brasser quelques idées avec lui.

Sofiane Baba est professeur de management stratégique à l'Université de Sherbrooke. Ses recherches portent sur le management stratégique, la légitimation et le changement, qu'il soit organisationnel, social ou institutionnel, notamment les phénomènes à l'interface des organisations, de la société et des institutions, avec un intérêt pour le développement durable et les enjeux sociaux.

Le concept de développement durable nous invite à concevoir la relation entre l’environnement, la société et l’économie comme une forme d’équilibre dynamique. L’un des auteurs de votre collectif résume que « l’ampoule n’a pas été inventée en améliorant la chandelle ». Le mot clé pour tendre vers cet équilibre dynamique serait-il « révolution »?

En effet, c’est la croyance de bien des personnes, notamment celles qui se présentent comme des « décroissancistes », qui proposent principalement trois éléments pour sortir de la crise socioécologique. D’abord, une rupture radicale avec le système capitaliste et notre modèle de société actuel. Ensuite, le rejet du concept de développement durable, qui serait davantage une illusion et un mal qu’une solution. Enfin, le combat du fléau qu’est le mythe de la croissance, aussi verte soit-elle.

Bien qu’il existe plusieurs visions de ce qu’est la décroissance, il y a généralement consensus sur le principal coupable, lui-même multiforme : le modèle capitaliste. Pour ma part, je pense que les sociétés humaines sont le principal coupable. Ce que nous avons collectivement fait du capitalisme, par manque de courage politique et par l’institutionnalisation du court-termisme et d’un appétit insatiable, c’est notre problème à nous. D’autres théories ont par ailleurs donné lieu à d’autres échecs. Le système parfait n’existe pas, et n’existera probablement jamais.

Nous étions 1,5 milliard d’individus sur Terre en 1900, 2,5 milliards en 1950, 3,7 milliards en 1970 et 5,3 milliards en 1990, et nous sommes près de 8 milliards en 2021. En 2100, nous pourrions atteindre 11 milliards. Quel que soit le modèle économique et social emprunté, le poids démographique, à lui seul, posera un sérieux problème en matière d’utilisation des ressources de notre planète.

Par ailleurs, je pense qu’aucune utopie n’offre de garantie sur l’avenir. Des aventures radicales et révolutionnaires sont captivantes pour les intellectuels, mais elles sont bien moins réalistes sur les plans social et organisationnel. Il suffit de voir comment certaines populations réagissent à l’augmentation du prix du carburant ou à l’imposition de mesures sanitaires pour le bien collectif. Je comprends l’urgence d’agir à l’ère de l’anthropocène et de l’urgence climatique - et j'y adhère -, comme l’a d’ailleurs réitéré le récent rapport du GIEC, mais le fonctionnement des sociétés est aussi bien complexe. Je pense donc qu’il faut être à la fois audacieux, pragmatique et prudent.

Des décennies de recherche montrent à quel point le changement de paradigme est difficile, surtout lorsque les enjeux sont invisibles pour la majorité. Si bien que, vu l’urgence d’agir, nous avons probablement intérêt à faire « radicalement » autrement avec les institutions dont nous disposons.

C’est par exemple la vision de Noam Chomsky, qui propose de travailler dans le cadre des institutions actuelles, quitte à les modifier, ce qui nous donne déjà une très grande marge de manœuvre vu notre inaction à plusieurs égards.

À ce sujet, bien des leviers restent complètement ignorés et inutilisés. Tous ces leviers permettraient de réguler le capitalisme, de le rendre plus juste, plus inclusif et plus responsable. Mais pour s’en servir, il faut des gouvernements forts, ce qui nécessite aussi des sociétés fortes et mobilisées :

  • Utiliser des instruments fiscaux pour pénaliser vigoureusement les produits néfastes pour la planète et la société (le marché ne fonctionne que si les prix reflètent les véritables impacts sociaux et environnementaux).
  • Repenser radicalement le transport routier.
  • Pénaliser et réduire le gaspillage de ressources.
  • Taxer davantage le capital au profit d’une transition écologique courageuse.
  • Repenser les systèmes électoraux pour éviter la logique électorale qui encourage la pensée à court terme.
  • Valoriser une économie circulaire à l’échelle locale.
  • Mettre fin à la spéculation financière et plus généralement à la financiarisation de l’économie.

Dès maintenant, il faut travailler sur nos croyances, nos valeurs et les normes sociales à travers l’éducation. Il s’agit notamment de s’attaquer à l’idée que le bonheur et le « succès » résident dans la maximisation des richesses et le consumérisme. C’est un travail de longue haleine.

Je ne suis donc pas convaincu qu’il faille raser tout ce que nous connaissons et valorisons (faire une révolution) alors que des mécanismes applicables et réalistes sont ignorés depuis des décennies. Autrement dit, je suis en accord avec les principaux constats des « décroissancistes », mais nous divergeons sur les solutions.

Si le développement durable ne peut pas être envisagé d’une manière centralisée et avec approche descendante (top-down), quel doit alors être le rôle des États, de l’ONU ou autre supra-organisation, pour soutenir une approche décentralisée?

Dans quelques décennies, il y aura plus de réfugiés climatiques que de réfugiés de guerre. Les pays du Sud, qui ont généralement beaucoup moins pollué durant le dernier siècle, subissent de plein fouet les changements climatiques. Les citoyens des pays en voie de développement qui fuient la misère ne feront qu’augmenter tant qu’il n’y a pas de véritable projet d’accompagnement du développement social, économique et institutionnel de ces pays. Cela traduit une réalité indéniable : les enjeux de développement durable sont mondiaux. Ils ne peuvent être résolus par des réponses isolées en mode ad hoc, car les impacts sont globaux. Il faut donc réfléchir globalement (envisager les enjeux et les solutions de manière coordonnée et concertée) et agir localement (selon les spécificités de chaque pays et région).

Cela fait deux décennies que beaucoup de voix réclament une institution mondiale pour gérer ce bien commun qu’est l’environnement. La crise financière de 2007-2008 a été une occasion manquée en ce sens, car certains ont préféré relancer la machine plutôt que d’en profiter pour repenser notre modèle économique.

Vous nous rappelez à juste titre que les Premières Nations incarnent le développement durable depuis des millénaires. Comment peuvent-elles justement enrichir notre compréhension et nos actions?

Je ne prétends pas maîtriser parfaitement les croyances et cultures des Premières Nations, car celles-ci sont multiples, extrêmement riches et nuancées. Je me baserai ici principalement sur mes connaissances des logiques sociales et culturelles des Cris (Eeyou) de la Baie-James Eeyou Istchee (La Terre du Peuple), au nord du Québec, avec qui j’ai collaboré durant la dernière décennie sur certains projets de recherche.

Je retiens cinq valeurs fondamentales qui, à mon avis, sont cruciales pour toute civilisation qui aspire à perdurer :

  • la temporalité (une vision à long terme au-delà de la maximisation à tout prix dans le court terme),
  • le collectif (dépasser l’individualisme et les intérêts égoïstes pour le bien commun),
  • la finalité (réfléchir de manière holistique les objectifs et adopter l’hybridité, c’est-à-dire l’intégration de plusieurs objectifs simultanés, qu’ils soient environnementaux, sociaux, économiques, culturels, ou autres),
  • l’histoire (savoir d’où l’on vient et connaître les sacrifices de nos aïeux pour mieux comprendre où l’on va et, surtout, pour quelles raisons),
  • et le sens du devoir (si l’hybridité est importante, en dernière instance, c’est le bien collectif et l’environnement qui primeront sur toute autre considération).

Le développement durable et ses objectifs sont généralement méconnus des citoyens et citoyennes. Vous soulignez l’importance de s’approprier les objectifs du développement durable et d’en faire un enjeu personnel, surtout par l’éducation et la sensibilisation. Comment cela peut-il être faisable à l’échelle planétaire?

Les recherches sur le changement organisationnel, social et institutionnel soulignent depuis longtemps l’importance d’uniformiser le langage et de partager un idéal commun dans tout projet de changement. C’est principalement pour cette raison que je crois en la pertinence des objectifs du développement durable.

C’est la première fois dans l‘histoire contemporaine qu’autant d’acteurs – aussi bien des États que des groupes sociaux – se sont mis d’accord sur un « monde » idéal et des objectifs collectifs.

Il faut que le plus grand nombre de citoyens soient sensibilisés aux enjeux sociaux, environnementaux et économiques du monde du 21siècle et qu’ils s’approprient ces questions. Pour cela, les objectifs du développement durable cadrent bien les discussions. Mais force est de constater que ces objectifs sont inconnus autour de nous en raison de cinq dynamiques, selon moi :

  • Les multiples formes de pauvreté (absolue et relative) et d’injustices sociales, aussi bien dans les pays développés que dans ceux en voie de développement, qui font en sorte que survivre est la priorité de bien des individus au détriment de ces questions lorsqu’il s’agit de choisir entre mourir de faim ou de pollution.
  • Une marchandisation grandissante de la société qui met l’argent et sa maximisation au cœur de la société et des objectifs de vie des individus – au détriment d’autres valeurs comme l’éducation et la valorisation du patrimoine culturel et naturel.
  • Un débat public et social de plus en plus appauvri au profit d’une technocratisation de la politique qui la sépare des idéaux collectifs.
  • Un système éducatif qui a progressivement remplacé l’objectif de former des citoyens conscients et éclairés par un objectif d’employabilité d’individus outillés pour répondre aux enjeux actuels du marché.
  • Des intellectuels trop occupés à débattre entre eux de détails théoriques plutôt que de s’engager dans l’arène civique pour apprendre des milieux et partager avec eux, sensibiliser nos concitoyens et influencer le débat public.

Je ne pense donc pas qu’il y ait de solution miracle pour sensibiliser les populations. Il faudra s’adapter aux cultures et réalités de chaque pays. Il y a déjà de très nombreuses initiatives, par exemple au Québec avec l’intégration du développement durable dans le réseau scolaire par le ministère de l’Éducation. Il faudra aller plus loin et penser aussi à des campagnes de promotion grand public.

À l’échelle mondiale, la période 2005 à 2014 était la Décennie pour l'éducation en vue du développement durable. En 2012, lors du sommet Rio+20, une importante initiative a vu le jour pour encourager le développement durable dans les universités (Higher Education Sustainability Initiative) et plus de 300 universités à travers le monde ont pris des engagements. Mon sentiment est que ces initiatives, aussi louables soient-elles, sont étouffées par les cinq dynamiques sociales énumérées plus haut.

S'informer sur le développement durable dans un contexte qui promeut constamment des valeurs paradoxales, notamment de court-termisme, de maximisation continue, de croissance infinie, de surconsommation, etc., ne peut que donner lieu à une forme de dissonance cognitive.

Il nous faut mettre plus de cohérence d’ensemble dans la société et retravailler d’abord et avant tout nos valeurs. L’homme d’État uruguayen José Mujica avait probablement raison lorsqu’il parlait de crise d’abord morale et institutionnelle.

Les catastrophes naturelles et autres pandémies rendent-elles, paradoxalement, le développement durable inaccessible?

Je pense au contraire que les catastrophes naturelles et plus généralement les crises sont des occasions à saisir pour l’humanité. Elles permettent au plus grand nombre de prendre conscience de l’importance de changer notre façon de vivre. D’ailleurs, plus de 90 % des citoyens des pays du G20 affirment vouloir des changements durables dans leur société. Il y a une prise de conscience, parfois superficielle, qui ne se traduit pas nécessairement par de nouveaux comportements. C’est maintenant aux élites d’accompagner les citoyens et de se laisser convaincre qu’il est possible d’aller plus loin pour penser à un nouvel idéal.

Par ailleurs, des milliards d’individus ont encore du mal à subvenir à leurs besoins et à prendre le temps pour s’éduquer et s’informer. Je ne le répèterai jamais assez, moi qui suis originaire d’un pays en voie de développement :

Le développement durable, la décroissance, la simplicité volontaire, la transition énergétique, la responsabilité sociale, l’innovation sociale, ce sont là des termes insignifiants pour bien des individus qui sont préoccupés par des enjeux quotidiens aussi simples que se soigner, se loger, se nourrir, s’éduquer, avoir accès à l’eau et à l’électricité.

Vous comprendrez que les dynamiques Nord-Sud sont essentielles pour appréhender le développement durable.

Votre ouvrage déboulonne l’idée que le développement durable est trop coûteux, puisque les ressources existantes dépasseraient largement ce qui est nécessaire pour financer les objectifs poursuivis. Le problème serait plutôt la motivation politique de distribuer différemment les ressources. Or en contexte de sous-développement, cet argument tient-il la route?

Nous vivons des moments bien curieux. Des intellectuels issus des pays qui ont le plus contribué à la destruction de la planète proposent désormais d’abandonner la croissance économique et de repenser notre modèle de société. Que faire des pays qui, en raison de leur sous-développement économique, n’ont que très peu contribué aux changements climatiques? Que faire concrètement des pays africains dont le produit intérieur brut annuel par habitant est inférieur à 3500 $? Leur croissance économique est un impératif pour investir dans l’éducation, les infrastructures, la santé et le développement en général. Après avoir assuré son développement pendant deux siècles, l’Occident dicterait au reste du monde comment penser l’avenir? Ce sont là des questions complexes, d’autant plus que l’Afrique, par exemple, dont les besoins en matière de développement sont gigantesques, représentera 25 % de la population mondiale en 2050.

Nourrir, soigner et éduquer 10 milliards d’individus en 2050 nécessitera une organisation d’une efficacité redoutable. Les questions de développement sont d’une très grande complexité lorsqu’on considère l’enjeu démographique et les besoins des différents peuples. Cela exige du courage, de la prudence, de la concertation et l’implication du plus grand nombre d’acteurs.

L’équilibre dynamique pour mettre en œuvre le développement durable semble pratiquement impossible, puisque tout changement important aux niveaux social, économique ou environnemental crée des déséquilibres à des endroits parfois insoupçonnés. Par quoi devrions-nous commencer pour espérer une réussite équilibrée ?

Si seulement j’avais la réponse… ! D’abord, je pense que l’équilibre entre les impératifs environnementaux, sociaux et économiques est possible, mais que, comme tout équilibre, il requiert des compromis et l’acceptation de certains sacrifices et certaines tensions.

Cet équilibre requiert du courage (oser), de l’humilité (viser petit, mais juste) et de la sagesse (reconnaître l’ampleur du défi).

Comme j’ai pu le dire, je ne crois pas que la révolution et les transformations radicales soient la solution actuellement, car elles entraineraient des effets sociaux hautement dangereux à l’ère de la société d’information et de la désinformation. Il suffit de voir ce que des masques de quelques grammes ont généré comme dommages à nos sociétés et à la confiance dans nos institutions. Les organisations et la société en général changent difficilement. Il ne suffit pas d’une bonne intention pour que cela fonctionne.

Enfin, si l’enjeu imminent est bien celui du réchauffement climatique et des émissions de gaz à effet de serre, nous savons, preuves à l’appui, qu’il n’y a pas des millions d’acteurs, d’industries et d’activités qui polluent excessivement, mais quelques industries, une bonne centaine de multinationales et quelques incohérences fiscales qui encouragent encore, en 2021, certaines industries très polluantes. Débutons par là avant de vouloir la révolution.

Trente idées reçues sur le développement durable est paru en juin aux Éditions JFD. L’ouvrage didactique offre à un large public l’occasion de se familiariser avec les grands débats et discussions entourant le développement durable. Quelque 35 collaboratrices et collaborateurs, dont plusieurs personnalités notoires du développement durable, y partagent leurs visions.


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