Entrevue avec le professeur Hervé Cassan
Maîtriser la négociation en 40 items
Hervé Cassan est professeur titulaire au sein de notre Faculté, où il enseigne notamment la pratique de la négociation dans les programmes de PRD. Il a été, pendant plus de quinze ans, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université Paris-Descartes (Paris-V) et directeur de la recherche de son Université. Il a poursuivi sa carrière à l’ONU comme directeur au Cabinet du Secrétaire général des Nations Unies à New-York. À ce titre, il a accompagné deux Secrétaires généraux (Boutros Boutros-Ghali et Kofi Annan) à travers le monde, dans la plupart des négociations multilatérales de la période.
Par la suite, il a rejoint, à Paris, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) comme Conseiller spécial du Secrétaire général, puis comme Ambassadeur auprès des Nations Unies à Genève, puis à New-York. Il a décidé, en 2007, de rester sur le continent nord-américain et de retourner à la vie universitaire tout en conservant des fonctions de consultant en négociation. Il a, tout d’abord, été titulaire de la Chaire Phyllis Taylor à la Louisiana State University (LSU) aux États-Unis. Attiré par l’excellence des universités québécoises dans le domaine des modes alternatifs de règlement des différends, et notamment par ce qu’il appelle « l’École de Sherbrooke », il a rejoint notre Université en 2010. Il y est le cofondateur du Groupe pour la prévention et le règlement des différends (G-PRD). Il est, par ailleurs, le Conseiller international de l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation (IRENÉ) à l’ESSEC-Paris.
Alors, le voilà enfin votre « Traité pratique de négociation », tant attendu par les spécialistes et surtout, ici, par vos collègues de PRD et de DIPIA, ainsi que par tous les étudiants qui veulent apprendre à négocier!
H.C. : Je sais, j’ai mis du temps à le publier. À vrai dire, j’ai été retardé par mes propres exigences. Je voulais qu’il reflète vraiment l’état le plus avancé de ma pensée en la matière. C’était assez délicat car, comme son titre l’indique, je voulais qu’il soit à la fois un « Traité », c’est-à-dire un ouvrage qui rende compte de la manière dont je conçois le processus intellectuel complexe que constitue l’acte de négocier et, en même temps, un Traité « pratique » qui fournisse au lecteur une méthode efficace, tirée de mon expérience, pour « savoir-négocier ».
L’ouvrage présente donc votre « méthode de négociation par items », maintenant enseignée un peu partout aussi bien dans les programmes universitaires, les écoles d’administration, les formations continues que dans plusieurs écoles de commerce en Europe.
H.C. : C’est vrai. Et je suis moi-même assez étonné de la rapidité avec laquelle la méthode se diffuse. Mais, avant de vous en parler, deux précisions importantes :
Tout d’abord, j’ai finalisé ce livre avec une coauteure, Marie-Pierre de Bailliencourt. Elle a appartenu à mon équipe, au sein du Cabinet du Secrétaire général des Nations Unies à New York, à la fin des années 1990. Elle est docteure en Sciences politiques de la Sorbonne et de Johns Hopkins University. Après son expérience à l’ONU, elle a poursuivi une carrière de dirigeante d’entreprise dans le secteur de l’exportation des hautes technologies. Ce parcours a renforcé notre collaboration. Il a aussi confirmé la validité et l’efficacité de notre méthode de négociation. Compte tenu de cette longue expérience partagée, la rédaction de ce livre a été très fusionnelle.
Mais je veux dire aussi que le « Traité pratique de négociation » ne concerne que marginalement les négociateurs internationaux. Il s’adresse essentiellement à tous ceux qui négocient professionnellement dans la vie de tous les jours : les avocats, les notaires, les entrepreneurs, les syndicalistes, les militants associatifs, mais aussi chacun de nous au quotidien (le mur mitoyen avec mon voisin, mon salaire avec mon patron, ma séparation avec mon conjoint…).
Cela renvoie à une observation fondamentale : l’unicité du phénomène de la négociation. Certes, aucune négociation ne ressemble à une autre. Il existe des négociations plus complexes, plus délicates, plus émotionnelles, plus longues ou plus techniques que d’autres. Mais elles mettent toutes en mouvement les mêmes ressorts; elles obéissent toutes à la même logique structurelle. Et les négociateurs visent tous, au fond, la même finalité : dépasser, par le dialogue, la situation présente en inventant ensemble l’avenir. Quel que soit le domaine, négocier c’est toujours chercher une solution conjointe en se projetant dans le futur.
Venons-en donc à votre méthode de négociation par items.
H.C. : Très globalement, il existe aujourd’hui une approche dominante : la méthode par préceptes. La plupart des ouvrages consacrés à la négociation fonctionnent sur le mode « il faut ». En dépit de leurs différences, ils ont tous un objectif commun : dire au négociateur ce qu’il DOIT faire. Il s’agit, à partir d’expériences personnelles, de considérations normatives ou de recherches empiriques, de poser des principes généraux ou de formuler des recommandations pratiques à l’usage du négociateur.
La méthode par items, à l’inverse, vise à s’approprier le savoir du négociateur professionnel par une connaissance intime de tous les rouages de la négociation. Les items constituent l’ensemble des mots sur lesquels je dois poser ma réflexion pour préparer et réussir ma négociation. Ces mots, nous les avons répertoriés au gré de notre longue expérience de négociateurs et nous les avons ordonnés dans une perspective pratique afin de dégager le panorama général des 40 items qui fondent notre méthode. La méthode par items, dans son usage, doit ainsi me permettre de :
- me poser l’ensemble des questions pertinentes pour conduire efficacement ma négociation;
- n’omettre aucun sujet relatif à ma négociation;
- posséder une vision globale de ma négociation;
- préparer méthodiquement ma négociation, non pas seulement en « connaissant mon dossier », mais en anticipant le processus et en y intégrant tous les scénarios possibles;
- et disposer d’une aide permanente tout au long de ma négociation.
En concluez-vous que la négociation constitue le mode de gouvernance idéal
dans une société moderne?
H.C. : Oh non, pas du tout! Une société qui vivrait sous la dictature de la négociation deviendrait vite un inacceptable réseau d’égoïsmes enchevêtrés. Je l’explique dans l’introduction de l’ouvrage et je peux le résumer ici en une maxime : Tout n’est pas négociable.
A priori, c’est vrai, le champ de ce qui est objectivement négociable est immense. Il s’étend à tout ce qui a une valeur marchande (biens matériels, biens immatériels ou services) et à tous les rapports sociaux ou interpersonnels fondés sur la liberté de choix (un couple qui négocie le lieu de ses vacances…). Mais, bien heureusement, il y va de la négociation comme il en va du pouvoir ou de l’autorité : la négociation ne dispose d’aucune vertu en elle-même. Elle ne tire sa légitimité que des limites légales, sociales ou éthiques dans lesquelles elle s’inscrit. En d’autres mots, toute négociation n’est concevable que dans un cadre défini par des normes. Pour prendre un exemple actuel, les sociétés transnationales qui se répartissent en ce moment même, par la négociation et à l’abri des regards, la gestion future des ressources communes de l’Humanité, est un scandale qui nécessite mobilisations et luttes! La négociation a donc besoin d’être encadrée pour être socialement admissible. Et elle a besoin aussi d’être passée au crible de la pensée critique.
Bref, savoir comment négocier, mais aussi prendre conscience de ce que signifie négocier : tel est l’objet de ce livre.
Le livre est disponible, entre autres, à la Coopérative de l'Université de Sherbrooke.