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Pourquoi les grandes corporations résistent-elles à l’impôt?

Si les individus acceptent généralement le principe de l’impôt, la plupart des grandes entreprises cherchent par tous les moyens à éviter d’en payer

Lyne Latulippe, professeure au Département de fiscalité de la Faculté d'administration
Lyne Latulippe, professeure au Département de fiscalité de la Faculté d'administration

Photo : Michel Caron - UdeS

Produire sa déclaration de revenus provoque des réactions variées d’un individu à l’autre. Certains sont résignés alors que d’autres sont médusés par la complexité des formulaires et des déductions pour lesquelles ils sont admissibles ou non. Mais globalement, l’acceptation de l’impôt n’est pas remise en question dans la population en général et chacun assume l’idée de contribuer au financement des services publics. Qu’en est-il lorsque l’on parle de l’impôt des revenus des grandes entreprises?  La professeure Lyne Latulippe, de la Faculté d’administration constate que les grandes corporations déploient beaucoup d’efforts pour réduire leurs charges fiscales et font pression sur les décideurs pour voir leur contribution diminuer. La tendance semble difficile à renverser.

Conformité fiscale des individus

Alors que la question de l'évitement et de l'évasion fiscale fait régulièrement la manchette depuis quelques années*, on constate que le taux de conformité fiscale des individus demeure relativement élevé. « Selon les études économiques, le comportement rationnel des individus expliquerait beaucoup plus d’évasion fiscale que ce qui se passe sur le terrain. Autrement dit, une personne pourrait être tentée de contourner les règles lorsqu’elle voit que le rapport cout-bénéfice lui semble intéressant. Malgré cela, chez les contribuables, on remarque plutôt une acceptation générale de voir une partie de ses revenus prélevée. Cela n’empêche pas les gens de débattre sur les barèmes d’imposition ou la taille de l’état!», note Lyne Latulippe. Par ailleurs, la créativité de certaines entreprises pour réduire leur fardeau fiscal n’étonne plus grand monde. Ce fait avéré ainsi que les scandales sur l’utilisation des paradis fiscaux, peuvent cependant influencer les comportements des individus et« favoriser l’évitement, voire l’évasion fiscale dans la mesure où les individus perçoivent comme inéquitables les règles ou l’application de celles-ci ».

Entreprises : tirer le maximum du cadre légal

Du côté des grandes entreprises, l’acceptation de l’impôt est constamment remise en question. «Les grandes corporations se fondent sur un argumentaire selon lequel le poids des impôts qu’elles paient se répercute sur les individus. En payant de l’impôt, elles disent devoir verser des salaires moins élevés, vendre leurs produits plus chers, et réduire les bénéfices versés aux actionnaires. Les entreprises affirment qu’elles feraient croitre davantage l’économie si elles pouvaient investir cet argent dans leur développement.On peut entretenir des doutes sur le fait que ces investissements privés seraient dans tous les cas plus profitables pour la société.»

Suivant ce raisonnement, les entreprises déploient des stratégies pour payer le moins d’impôt possible en fonction des règles légales. «Il existe tout une série d’outils de planification fiscale. Les corporations veulent réduire tous leurs coûts, et pour elles, l’impôt est un coût comme un autre.» Cette approche a été optimisée dans les années 1980 et 1990, alors que les départements de fiscalité ont commencé à agir comme des«profit centers» - des lieux de rentabilité - au sein des entreprises.  «Les entreprises font ce qu’elles peuvent en fonction du régime en place et vont souvent à la limite de ce que permettent les lois fiscales. En raison du coté légal de ces planifications, les gouvernements ne disposent pas toujours des outils juridiques pour les contester et sont frileux à engager des frais dans une cause qu’ils risquent de perdre devant les tribunaux.»

Mondialisation et activistes

Le cas très médiatisé de la faillite d’Enron en 2004 a constitué unsignal d’alarme quant aux dérapages potentiels des planifications fiscales agressives. Depuis, des groupes d’activistes suivent de plus près les activités des géants comme Apple, Starbucks ou Google, des multinationales qui paient très peu d’impôts sur fond de mondialisation. «Il y a davantage de pression et de conscientisation, mais les entreprises répondent ‘‘ce qu’on fait est légal, si vous aimez pas nos pratiques, changez le cadre légal!’’ Il semble toutefois qu’on arrive à un moment important de la fiscalité internationale. L’OCDE tente d’élaborer des recommandations pour améliorer le contrôle des régimes d’imposition des multinationales en assurant une meilleure coordination entre les pays. »

C’est le cas notamment du projet de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), duquel ont émané 15 recommandations. L’une des mesures appelée Country by country reporting, oblige les grandes entreprises ayant des revenus de plus de 750 millions d’euros par année à fournir leurs données à l’autorité fiscale du pays de leur maison-mère. Les pays peuvent ensuite échanger des données. « C’est une étape au niveau de la transparence -une petite marche-, mais on demeure loin de la transparence publique réclamée par certains groupes de pression.»

Et tant que les multinationales réussissent à maintenir leur charge fiscale au minimum, les entreprises domestiques qui n’ont pas la possibilité de faire des planifications internationales peuvent difficilement les concurrencer, déplore Lyne Latulippe.

Ce qui est légal est-il moral?

La question faisait l’objet d’une présentation lors de la conférence internationale TaxCoop 2015, dont Lyne Latulippe était l’une des organisatrices l’automne dernier. Dans le contexte actuel, on assiste à une tendance à la baisse du taux d’impôt des sociétés : les pays se concurrencent entre eux pour offrir les meilleures conditions fiscales afin d’attirer des entreprises. Les corporations profitent-elle de la méconnaissance du public pour imposer leurs règles du jeu? «En effet, les entreprises n’ont pas intérêt à démystifier leurs pratiques et plaident souvent que la complexité des enjeux entraine la nécessité de détenir une expertise pointue pour participer au débat sur ces questions. À cela je vais citer Margaret Hodge,une parlementaire britannique qui dit ‘‘n’acceptez-pas qu’on vous dise que c’est trop compliqué!’’ Les gens peuvent comprendre les grands principes qui animent la gestion d’entreprise, et c’est en partie notre rôle comme expert en fiscalité de rendre cela accessible dans un souci de transparence.Les citoyens peuvent ensuite faire la part des choses et juger si ce qu’on leur présente est acceptable ou non», conclut professeure Latulippe.


* NDLR: L'entrevue avec la chercheuse a été faite avant l'éclatement du scandale des "Panama Papers"