Le français québécois

Une langue à plusieurs visages

par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière *

Est-il exact que le français se dégrade et dégénère au Québec? Quelle norme devons-nous enseigner dans les écoles? Les anglicismes, la féminisation, les québécismes et autres particularités doivent-ils être reconnus ou condamnés? Qu'est-ce au juste que ce français québécois sur lequel les avis sont si partagés? Une langue à part entière ou un charabia voué à la déchéance?

De telles questions, relatives à la qualité de la langue, trouvent maintenant des éléments de réponse. Nos recherches sur les divers aspects de la qualité de la langue au Québec permettent d'apporter quelques explications et, dans certains cas, des solutions à ces questions qui remontent loin dans notre passé.

La question de la qualité de la langue s'est posée dès la fin du Régime français. Du temps de la Nouvelle France, non seulement le français "correct" de la Cour a-t-il été importé ici, comme la bonne prononciation /moué/ de cette époque, mais aussi un français plus familier, voire populaire du bas peuple de Paris qui disait, par exemple, "je vas" à la place de "je vais". Nos ancêtres, dont bon nombre provenaient de différentes provinces de France, ne connaissaient pratiquement que le parler de leur région (dialecte ou patois). Les uns utilisaient "bleuet" pour désigner des "myrtilles", les autres parlaient de "godendart" à la place de "scie passe-partout" déjà utilisé à Paris, etc. Si bien que le problème de la qualité de la langue en Nouvelle France, comparée au français de la Métropole, se posait déjà en 1759.

Une évolution aux accents d'Amérique

Depuis cette époque, la qualité de la langue au Québec, selon l'opinion publique, a continué de se "dégrader" sous divers aspects. Il est vrai que le français dans la nouvelle colonie britannique, étant complètement isolé de la mère patrie, a évolué différemment du français de France et a subi d'importantes influences qui l'ont marqué de manière significative. Il s'agit, d'une part, de l'influence des langues amérindiennes qui ne fut toutefois pas profonde (de l'ordre de quelques dizaines de mots seulement). D'autre part, l'importante contamination de la langue anglaise a marqué toute notre histoire linguistique. Ce phénomène d'influence et d'oppression n'a cessé d'être présent jusqu'à nos jours. Les diverses lois linguistiques, dont la première remonte à 1969, tirent en grande partie leur raison d'être du danger que représente l'anglicisation. Toute l'histoire du français au Québec montre un inlassable combat pour assurer sa survie; mais il fait parallèlement état d'un décalage, d'un écart durable, voire d'un fossé, entre le français de Paris et celui d'ici.

Dans ce contexte, il n'est pas étonnant de constater que les Québécois et Québécoises ont souffert et souffrent encore d'une profonde et tenace insécurité linguistique. L'étude que nous avons menée sur la perception qu'ont les Québécois de leur langue révèle un bilan négatif : le dossier est noir et continue d'être noirci, de façon cyclique, par certains journalistes et par une partie de notre élite. La piètre qualité de notre langue est un "problème de société" clament ces derniers!

Un portrait qui mérite d'être nuancé

Toutefois, ayant dressé un portrait objectif de l'évolution de la situation depuis les années 1970, nous devons admettre que la situation actuelle du français au Québec n'est ni une catastrophe ni un succès. Sur un parcours vers un objectif d'un français de qualité généralisé, le français au Québec, dans l'ensemble, se situe à mi-chemin sur une échelle comprenant les deux extrêmes "mauvais" et "excellent". Un regard sur l'évolution de la langue depuis la fin du Régime français permet de constater que le français québécois s'est rapproché d'un français international. Et il est certain que dans les années à venir le français québécois ne pourra plus évoluer en vase clos comme ce fut le cas depuis le début de son histoire.

Il est tout aussi évident que le français écrit et parlé au Québec ne correspond pas encore partout et toujours à un français de qualité. De nombreuses plaintes s'élèvent de toutes parts quant à la formation insuffisante des nouveaux diplômés et diplômées à ce point de vue. Beaucoup d'entre eux éprouvent de grandes difficultés à s'exprimer de façon claire, que ce soit par écrit ou oralement. Il en va de même de bon nombre de personnes déjà actives sur le marché du travail. Cette lacune est actuellement ressentie par les intéressés eux-mêmes, qui la perçoivent souvent comme un véritable handicap dans le cheminement de leur carrière. Cela nous porte à croire qu'il existe maintenant un consensus social sur la nécessité d'améliorer notre français parlé et écrit.

Quelle norme choisir?

Mais pour le rendre conforme à quelle norme? Est-ce la norme du français de Paris? D'une part, il semble très clair pour les Québécois et Québécoises que nous avons façonné un modèle "canadien" de bon français d'ici pour la prononciation (certains l'ont appelé "radio-canadien"). D'autre part, à l'écrit, il n'est pas aussi évident que nous ayons déterminé une norme qui nous est propre et qui réponde à nos besoins de communication, aux réalités de la vie nord-américaine et à notre vision du monde. Certains ont affirmé que le français québécois était limité aux registres familier et populaire de notre langue. Nous croyons que ces affirmations sont fausses et cachent une partie de la réalité. En effet, nous relevons des milliers de mots et de sens propres à l'univers culturel, socioéconomique, géographique, etc. du Québec, et ce, dans tous les domaines de la vie courante. Ces mots et expressions ne relèvent pas des niveaux familier et populaire. Ils sont essentiels à notre expression publique écrite.

Après analyse de centaines d'écrits de niveau soutenu publiés au Québec (textes techniques, scientifiques, sociopolitiques, etc.), nous pouvons affirmer qu'aucun d'entre eux n'est neutre. Chacun révèle des marques, des manifestations, des expressions, qui indiquent clairement que l'auteur est québécois. Ces marques, ces québécismes, ne sont pas des écarts, ni des fautes, mais bien des attestations d'une norme québécoise qui est différente de la norme française. Quand, dans un texte scientifique traitant de différentes recherches, l'auteur écrit "nos universités francophones ...du patient ou de la patiente... l'affiliation départementale... les agglomérations autochtones...", on peut conclure avec assurance qu'il est québécois et non français, car si ces mots et ces emplois sont tout à fait français, les Français ne les utilisent pas dans leurs discours. Ainsi, si nous possédons la même langue que les Français, nous avons des emplois différents des mêmes mots et nous n'utilisons pas toujours les mêmes mots.

Certaines de nos affirmations linguistiques révèlent en outre notre vision particulière du monde qui nous entoure. L'utilisation des anglicismes et des calques (traductions littérales) sont d'autres exemples de ces manifestations d'une norme spécifique au Québec. On trouve abondamment dans les textes les plus "corrects" de France des mots comme ferry-boat, stick, sponsor, light... alors que, au Québec, on trouve plutôt traversier, bâton désodorisant, commanditaire, légère... Les Québécois ont fait des choix, les Français en ont fait d'autres.

Le français s'est adapté à notre réalité nord-américaine; il exprime parfaitement notre monde et notre vision du monde, nos valeurs, souvent différentes de celles des Français. C'est notamment le cas de la féminisation des titres (professeur / professeure, agent / agente...) que refusent les Français. Il faut admettre que la vision des Français et des Françaises diffère à cet égard profondément de la nôtre. Il y a deux manières différentes de voir l'égalité des sexes. En France, l'égalité des sexes est mieux atteinte par une désignation faisant abstraction du sexe. Au Québec, l'égalité exige que les femmes soient reconnues en tant que telles. Deux visions du monde!

Il en est ainsi d'une quantité d'autres mots. Par exemple, le mot fleuve a le même sens pour les Québécois et les Français. Mais en France on parle rarement de fleuve, car il y en a plusieurs, le terme est plutôt d'usage technique. Dans le quotidien, ils utilisent le nom particulier à chaque fleuve : la Seine, la Loire, le Rhône... Ici, fleuve est toujours singulier (le fleuve... du fleuve...). Il est le centre de notre histoire, il est le centre de notre géographie, il est le centre de notre économie, il a été la seule voie de nos transports et le demeure encore dans une large mesure... en somme, c'est Le fleuve aux grandes eaux (inutile de le nommer, car le singulier suffit), qui est le titre d'un magnifique ouvrage du célèbre Frédéric Back.

Ainsi, le français québécois n'est pas composé, d'une part, de mots français, communs avec ceux des Français de France, et d'autre part, de québécismes, c'est-à-dire de nos particularités. La réalité est tout autre. Le français québécois est une variété nationale de français qui fonctionne comme un véritable système organisé et intégré en un tout. On note dans ce système linguistique non seulement des mots de niveaux de langue familier et populaire, des anglicismes, des emplois critiqués, etc., mais également un niveau standard , qu'on appelle le français québécois standard et qui sert de modèle, de norme, àl'oral comme à l'écrit, pour tous les Québécois et Québécoises. Il importe enfin de décrire et de consigner, dans des outils pouvant être mis à la disposition de la population québécoise, ce français québécois standard ainsi qu'une certaine hiérarchisation des autres usages linguistiques du Québec et de la francophonie.

* Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière sont tous les deux professeurs au Département des lettres et communications. Respectivement titulaires d'un doctorat en linguistique de l'Université de Strasbourg et de l'Université de Sherbrooke, ils ont écrit de nombreux ouvrages à propos de la langue française. Mentionnons un article récent, "Oui... au français québécois standard", dans le numéro de septembre-octobre 1995 de la revue Interface, et le livre La qualité de la langue au Québec, publié la même année àl'Institut québécois de recherche sur la culture.