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10 janvier 2023 Valérie Millette
Point de vue expert

Révolution quantique : notre société est-elle prête?

Isabelle Lacroix et Christian Sarra-Bournet

Photo : Michel Caron - UdeS

Les avancées technologiques en quantique représentent un changement de paradigme tant leur potentiel est grand. Comment déployer ces technologies de rupture sans créer un déséquilibre social et économique?

À l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke, comme ailleurs sur la planète, cette préparation passe par un dialogue constructif entre, notamment, les disciplines.

Rencontre mariant éthique et quantique avec Isabelle Lacroix, vice-doyenne au développement et à l’international à la Faculté des lettres et sciences humaines et professeure à l’École de politique appliquée, et Christian Sarra-Bournet, directeur administratif de l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke.

La science quantique va changer le monde. Cette révolution sera-t-elle aussi importante que l’arrivée des téléphones intelligents dans vos vies?

Photo : Michel Caron

[M. Sarra-Bournet] Je crois que le potentiel est plus grand, mais il ne sera pas apparent dans la vie de tous les jours.

Les technologies quantiques sont vraiment des outils incroyables pour pouvoir continuer notre poursuite de l’avancement des connaissances. Comprendre l’univers, le monde dans lequel on vit, la nature…

Mais, si la science quantique nous permet de faire avancer les connaissances, ce sont les technologies qui en découleront qui changeront véritablement notre quotidien.

Par exemple, à l’aide d’un ordinateur quantique ayant un nombre considérable de qubits tolérants aux fautes, on pourra envisager un développement plus rapide de nouveaux médicaments. Est-ce que c’est le nouveau médicament qui aura un impact sur nos vies, ou l’arrivée de l’ordinateur quantique? En soi, la science quantique n’aura pas de répercussions directes sur la vie de tous les jours.

On peut faire un parallèle avec l’intelligence artificielle : une personne qui voit son parcours d’autobus optimisé ne dira pas que l’intelligence artificielle a amélioré son quotidien. Elle se dira simplement que c’est agréable d’avoir accès à cette technologie!

Parmi toutes les technologies quantiques qui seront développées, l’ordinateur quantique est celle dont le déploiement représente un plus grand enjeu éthique. Pourquoi?

Photo : Michel Caron

[Pre Lacroix] Le potentiel de l’ordinateur quantique tel qu’on nous l’explique à nous, gens qui ne relèvent pas de ce domaine, c’est qu’il nous permettra d’accomplir des choses qu’on est incapables de faire présentement, et que cela va rendre obsolètes les autres technologies qui pourraient partager le marché économique ou social.

[M. Sarra-Bournet] Oui, c’est la technologie quantique qui aura le plus gros impact quand on réfléchit à ce qu’il nous permettra de réaliser. Le problème, c’est qu’on n’a pas de point de comparaison pour s’y préparer.

[Pre Lacroix] Mais il ne s’agit pas de dire que les technologies quantiques, c’est un danger imminent, et que notre monde risque de s’écrouler. Bien sûr, il faut se préoccuper des effets négatifs, mais il y a surtout une potentialité de retombées positives sur nos sociétés.

Qu’est-ce qu’on peut faire dès maintenant pour nous assurer que ces technologies, dont l’ordinateur quantique, seront utilisées à bon escient?

[Pre Lacroix] Il faut s’assurer que la technologie soit placée entre les mains des bonnes personnes, soit un nombre critique de personnes qui ont l’objectif d’améliorer véritablement le bien commun.

Ce qu’on ne voudrait pas, c’est que l’ordinateur quantique soit contrôlé par une poignée de grandes entreprises ayant une mainmise sur l’ensemble du marché économique, voire une mainmise sur la sécurité de nos États. L’idéal, c’est que l’accès à cette technologie soit réparti entre de nombreuses entreprises qui peuvent se mettre au service du bien commun.

Prenons l’exemple des nouveaux médicaments donné par Christian. S’il y a trois entreprises qui réussissent à offrir ce service et que seules 14 personnes riches sur la planète sont en mesure de se payer ce traitement, on n’aura pas atteint l’objectif d’améliorer la vie de milliers de personnes avec cette technologie.

Pour éviter ce scénario, il faut dès maintenant établir un dialogue, d’abord entre disciplines. Par exemple, l’Institut quantique de l’UdeS m’a invitée en octobre dernier pour animer un webinaire sur les enjeux éthiques et politiques des sciences quantiques, parce que les gens de cet institut s’intéressent à ce que font les décideurs dans cet écosystème-là.

L’Institut quantique de l’UdeS a bien compris l’importance d’agir en amont. Quelles sont ses initiatives?

[M. Sarra-Bournet] Ce qu’on fait à l’Institut quantique et que d’autres essaient aussi de faire, c’est justement de démarrer ce dialogue-là. On participe notamment au Canadien Science Policy Conference. On a aussi organisé des activités avec l’Acfas, l’International Government Science Advice (INGSA) et le Fonds de recherche du Québec (FRQ) dans le but d’amener ce sujet sur la scène publique. De plus, au niveau du gouvernement fédéral, je participe à un panel d’experts qui se penche sur ce type de considérations.

Parmi les initiatives plus récentes, l’institut GESDA à Genève a lancé il y a quelques mois The Open Quantum Institute, une entité sans but lucratif ouverte à cette discussion à l’échelle internationale. Sa mission est de faire en sorte que les technologies quantiques soient développées pour le bien commun et non seulement pour des intérêts personnels, commerciaux ou nationalistes. C’est une initiative qui a lieu actuellement, et l’Institut quantique y participe.

Les pays travaillent donc déjà ensemble pour contrer ces enjeux potentiels?

[Pre Lacroix] À vrai dire, cette conversation entre les disciplines est tout à fait réaliste dans un environnement démocratique comme le Canada, les États-Unis, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Mais cette course internationale pour la maîtrise des technologies quantiques se fait aussi avec des États qui ne sont pas dans cet esprit démocratique, et cette réalité doit être prise en considération. Pensons à la Chine, qui veut être une force en cette matière, mais qui ne joue pas selon les mêmes règles que nous.

Maintenant que ce dialogue est ouvert entre les disciplines, quelle est la prochaine étape?

[Pre Lacroix] Quand on dit à des citoyens, à des groupes de la société civile ou à des décideurs « Ça va être gros, mais je n’ai aucune idée de ce que ça va être », les gens se disent « Parfait, on s’en reparle quand tu le sauras ». C’est normal, vous savez, la création de politiques publiques, il faut toujours bien avoir quelque chose à régler pour les créer.

Toutefois, pour la question des technologies quantiques, il faut amener les groupes, la société civile et les décideurs à construire immédiatement des balises sur lesquelles on va tabler pour cadrer ce qui va devenir concret. Autrement dit, il faut les amener à se dire « Attendez, minute! Moi, je ne vais pas juste enrichir Google, il faut que ces technologies servent à autre chose! ».

Les appareils politiques sont censés être le gardien de l’équité. L’équité entre les individus, entre les entreprises, entre les nations, entre les êtres humains. Il faut dès maintenant, en même temps qu’on fait avancer les connaissances, qu’on fasse avancer cette réflexion.

Si nous n’avons encore rien vu des possibilités de la science quantique, nous pouvons affirmer sans réserve qu’elle a la propriété de rapprocher toutes sortes de sciences!

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