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23 avril 2021 Jessica Blakeney
Des phonons chiraux dans les cuprates

Marie-Eve Boulanger, première auteure d’une publication dans Nature Communications

Marie-Eve Boulanger

Photo : Institut quantique

Les cuprates ont été découverts il y a plus de 30 ans, mais les mécanismes responsables de la supraconductivité à haute température dans ces matériaux ne sont pas encore bien compris par la communauté scientifique. « Notre étude s’intéresse aux cuprates dans leur état isolant de Mott, c’est-à-dire des matériaux isolants dont les électrons sont localisés par les fortes interactions. On croyait bien comprendre cet état, mais notre savoir a été chamboulé par l’étude de 2019 de mon collègue Gaël Grissonnanche, postdoc dans notre équipe », témoigne Marie-Eve Boulanger, doctorante en physique à l’Université de Sherbrooke, dans l’équipe du professeur Louis Taillefer.

Publié dans Nature en juillet 2019, l’article Giant thermal Hall conductivity in the pseudogap phase of cuprate superconductors observe un effet Hall thermique négatif dans les cuprates jusqu’à l’isolant de Mott. Dans un isolant, les électrons sont immobiles, alors le fait d’observer un effet Hall thermique – normalement causé par les électrons mobiles d’un métal – suggère quelque chose de nouveau et nous force à revoir le monde des cuprates. En juillet 2020, l’équipe Taillefer publie un deuxième article, dans Nature Physics, Chiral phonons in the pseudogap phase of cuprates, dans lequel on montre que l’effet Hall thermique est en fait causé par les phonons, les vibrations acoustiques du matériau – une surprise, puisque les phonons ne sont pas habituellement sensibles aux champs magnétiques. Le fait que les phonons aient une chiralité, c’est-à-dire qu’ils soient déviés par un champ magnétique, a éveillé la curiosité de plusieurs chercheurs et a ouvert la porte à de nouvelles recherches.

Une suite logique

Dans le cadre de son doctorat à l’Université de Sherbrooke, la recherche de Marie-Eve Boulanger concerne l’effet Hall thermique dans les cuprates, une suite logique des deux articles de l’équipe. Bien que les recherches précédentes ont montré que les phonons sont responsables du grand effet Hall thermique dans ces isolants, le mécanisme par lequel les phonons des cuprates acquièrent une chiralité dans un champ magnétique est encore inconnu. La recherche qu’effectue Marie-Eve dans le groupe du Pr Louis Taillefer se focalise sur cette problématique, et son importance s’est mérité une publication dans Nature Communications : Thermal Hall conductivity in the cuprate Mott insulators Nd2CuO4 and Sr2CuO2Cl2.

« Une fois avoir confirmé que les phonons étaient à l’origine de l’effet Hall thermique dans les cuprates, la principale question que nous nous sommes posée est : comment est-ce que les phonons deviennent chiraux? Autrement dit, comment est-ce qu’ils sont déviés par le champ magnétique ? », partage Marie-Eve.

« Marie-Eve est devenue l’experte en effet Hall thermique dans notre équipe. C’est la mesure de transport la plus délicate à effectuer – seulement quatre ou cinq groupes dans le monde maitrisent actuellement cette technique », affirme Pr Taillefer. « Cette expertise nous ouvre plusieurs avenues de recherche dans le vaste domaine des matériaux quantiques, incluant les liquides de spin, par exemple. »

L’exclusion de plusieurs hypothèses

La recherche a procédé par une étude comparative de deux cuprates isolants de Mott, Nd2CuO4 et Sr2CuO2Cl2. Une mesure de la conductivité thermique montre que les phonons conduisent bien mieux la chaleur dans Nd2CuO4, et aussi que l’effet Hall thermique est d’autant plus grand dans Nd2CuO4. Cette corrélation est une preuve additionnelle que ce sont les phonons qui sont les vecteurs de chaleur responsables de la réponse de Hall thermique. « La technique pour mesurer l’effet Hall thermique est un défi en soi, puisque le signal que l’on vient mesurer est extrêmement faible. Lorsque nous faisons une mesure d’effet Hall thermique, on vient résoudre un signal de l’ordre des milliKelvin. Il faut ainsi une sensibilité et une précision très élevée pour mesurer ce signal, » ajoute Marie-Eve.

L’étude exhaustive de Marie-Eve a également invalidé plusieurs hypothèses pouvant être à l’origine de ce signal dans les isolants de Mott, reliées à la structure et à l’ordre magnétique des différents matériaux, se rapprochant ainsi d’une meilleure compréhension de la chiralité des phonons dans les cuprates.

« Notre étude comparative révèle que les détails de la structure cristalline des matériaux ne sont pas essentiels au mécanisme de la chiralité. Nous avons même exclu deux mécanismes potentiels, soit la diffusion des phonons par des impuretés de terres rares magnétiques et par des domaines structuraux ou antiferromagnétiques. Nos résultats suggèrent que le processus est plutôt intrinsèque », ajoute Marie-Eve.

Les prochaines étapes

« Ce travail s’inscrit dans mon projet de doctorat, et met la table pour la suite de mon projet, qui va être de travailler sur d’autres cuprates. Dans notre publication dans Nature Communications, on mentionne que le mécanisme chiral pourrait provenir d’un couplage de phonons acoustiques aux excitations intrinsèques des plans CuO2. Cela sera vérifié avec l’étude des cuprates dopés en électrons. »

Dans leur exploration de l’effet Hall thermique, Marie-Eve Boulanger et les personnes étudiantes au postdoctorat de l’équipe Taillefer bénéficient de plusieurs collaborations, autant au sein de l’Institut quantique qu’à travers le programme en matériaux quantiques du CIFAR et le Laboratoire Circuits et Matériaux Quantiques, un laboratoire international associé (LIA) du CNRS en France.

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