Sommets Vol. XX No 1 - Été 2007

DOSSIER LEADERSHIP
 

Moi, leader?

Non merci!

Les sondages placent les leaders politiques au dernier rang des professions qui inspirent confiance. Les entreprises, elles, ont peine à recruter des dirigeants motivés à exercer leur leadership. Et si les leaders n'étaient pas tous là où on les attend?

Par SOPHIE PAYEUR

Les cadres et les politiciens ne sont pas tous des leaders», signale le professeur Mario Roy, titulaire de la Chaire d'études en organisation du travail. Édith Luc, qui est professeure au Département de psychologie et coach en développement auprès d'entreprises internationales, constate cette réalité sur le terrain. «Le management et le leadership sont effectivement deux choses différentes. Mais une personne peut aussi être leader sans être en position d'autorité.»

L'héritage des dirigeants publics

Si les dirigeants d'entreprises et les chefs politiques ne sont pas tous des leaders, ils ne représentent pas moins, pour une grande partie de la population, des symboles de leadership. Or, la cour des dirigeants publics est une scène qui explique, du moins en partie, notre décrochage collectif face au leadership. En 2005, le groupe de recherche GlobeScan a enregistré le plus bas niveau de confiance de la population envers les leaders des milieux financier et politique depuis 2001. La firme avait interrogé plus de 20 000 personnes dans 20 pays.

 
Attention, dit Mario Roy. Il faut distinguer les notions d'autorité et de leadership. Le pouvoir du cadre lui est attribué par sa fonction. Celui du leader est accordé par son groupe.

Selon Jean-Herman Guay, professeur à l'École de politique appliquée, cette réalité est transcendée par un autre phénomène. «Les politiciens, notamment, sont les paratonnerres de nos frustrations. Nous voulons qu'ils règlent nos problèmes mais nous ne leur accordons pas le droit de faire des gaffes. Or, qui a envie de se faire rabrouer à la première erreur?» Les meneurs d'avant-scène sont extraordinairement observés par leurs groupes. Qui plus est, nous attendons énormément d'eux, alimentant l'espoir qu'ils nous conduisent vers des jours meilleurs. «Nous sommes dépendants de ceux qui nous dirigent, souligne Jacques Baronet, professeur à la Faculté d'administration et spécialiste en entrepreneurship. Il nous faut 36 heures par jour pour faire tout ce que nous avons à faire. Nous préférons alors laisser aux autres la responsabilité de s'impliquer dans le syndicat ou de voir aux décisions de l'école que fréquentent nos enfants.»

Leader dans la complexité

Branchés sur le monde en quelques clics, nous n'avons nul besoin de sortir de chez nous pour communiquer avec les autres ou prendre une bouchée. De plus, le sentiment d'insécurité général et la peur de la contagion sanitaire incitent les gens à demeurer dans l'univers de leur maison. Le cocooning emmitoufle notre époque dans une épaisse couche de doux contentement individuel. De fait, l'isolement physique et social est plus criant que jamais. Bref, notre société «connectée» est individualiste. Or, être leader, c'est s'investir. Avec et pour les autres.

«Notre société est profondément marquée par l'éclatement des valeurs, exprime le politicologue Jean-Herman Guay. Notre spectre de valeurs est à l'image de la télévision : autrefois généraliste, elle est aujourd'hui segmentée. Il n'y a plus un seul grand projet de société : il y en a plusieurs. Dans ce contexte, comment un groupe ou une population peuvent-ils se reconnaître dans une seule et même personne, dans un seul leader?» L'émergence de nouveaux partis politiques et l'élection d'un gouvernement minoritaire, aux élections québécoises de mars dernier, sont des manifestations de cette réalité.

«Les situations auxquelles font face les leaders sont drôlement plus complexes aujourd'hui», ajoute Mario Roy. Les revendications des regroupements se multiplient et les organisations sont soumises à une panoplie de cadres légaux. Ajoutons à cela les accommodements raisonnables, la protection de l'environnement et l'équité entre les sexes et vous obtenez un terrain glissant pour les dirigeants, que nous préférons alors plus rationnels. « Et nous vivons à une époque où les finances publiques sont hypothéquées, renchérit Jean-Herman Guay. On cherche des gens plus pragmatiques. Mais ces leaders ne sont pas attachants.»

Des leaders inspirants?

Nous espérons au contraire des leaders inspirants et intègres. Des leaders capables d'émotion, qui se démarquent par leurs visions. Mais sommes-nous prêts à leur faire place et à assumer leur façon de faire? Patricia Pitcher, ex-économiste en chef de la Bourse de Toronto et figure respectée du monde de la gestion, jette sur le leadership un regard qui renvoie à nos responsabilités professionnelles. Si nous détestons nos leaders, dit-elle, c'est bien notre faute! Dans un ouvrage publié en 19941, elle distingue trois types de leaders : l'artiste, l'artisan et le technocrate. Elle explique «cette extraordinaire recrudescence d'intérêt pour le leadership et son travestissement» par le «triomphe des technocrates».

Les technocrates décrits par Mme Pitcher sont des êtres brillants, déterminés, austères, rigides… et souvent méprisants. Ils s'en tiennent aux théories et évacuent tout facteur humain de leurs décisions. Selon elle, Pierre Elliott Trudeau est le meilleur exemple du technocrate de haut niveau : «Les fermiers, les provinces, personne ne voulait de son Canada centralisé. Mais pour lui, ce n'était qu'un détail.»

Les artisans, pour leur part, sont ces menuisiers qui sifflent en travaillant en reconnaissant qu'ils ne savent pas tout. Ils sont équilibrés, stables, honnêtes, dignes de confiance, réalistes. Formant la majeure partie des troupes dans les entreprises, ils construisent les ponts qui permettent d'atteindre les rivages imaginés par les artistes. Ces derniers sont certainement les plus inspirants : intuitifs, visionnaires, imaginatifs, bizarres, drôles, émotifs et plutôt brouillons, ils sont les Bill Gates et les J. Armand Bombardier de ce monde.

Patricia Pitcher constate que les grandes entreprises telles Polaroïd et Macintosh ont été fondées par des artistes. Remplies d'employés artisans, plusieurs d'entre elles sont aujourd'hui menées par des technocrates. «Nous leur donnons le pouvoir […] pour des raisons intellectuelles et sociales. De même que les technocrates, nous nous méfions des émotions et de la passion», écrit-elle. À ses yeux, le contexte historique d'après-guerre, qui a fait une place grandissante à la spécialisation, a encouragé l'émergence d'experts dans des domaines de plus en plus pointus. À l'heure de la réingénierie de l'État et de la rationalisation des entreprises, les organisations privilégient des experts qui ont peu d'expérience du terrain mais qui sont bardés de diplômes. Résultat : la personne est évacuée du champ d'action des leaders technocrates, qui excluent les émotions au profit de la raison.   Édith Luc
Coach auprès d'entreprises, Édith Luc connaît bien la réalité des leaders sur le terrain. «Regardez ailleurs : plusieurs personnes jouent des rôles d'influence à l'extérieur des postes traditionnels».
 
Un retour en arrière nécessaire

«Nous avons peur car faire autrement implique de faire des erreurs», indique Jacques Baronet. Or, qui valorise l'erreur aujourd'hui? Qui l'admet? Qui l'accepte? «Nous préférons avoir les bonnes réponses plutôt que de tenter des expériences.» Un premier pas à franchir, selon le professeur Baronet, consiste à sortir de notre zone de confort. «Sortir de ce que l'on connaît, faire de nouvelles expériences. On a ainsi des chances d'augmenter le potentiel créatif et de permettre l'existence d'autres façons de voir les choses.»

  Jacques Baronet
Le spécialiste en entrepreneurship Jacques Baronet croit que le leader est aussi celui qui voit ce que les autres ne voient pas.

Si la solution est en partie individuelle, elle est aussi un projet de société. L'auteure Patricia Pitcher suggère de désapprendre, en quelque sorte, ce que nous croyons savoir. Elle préconise des formations plus généralistes où se côtoient littérature, philosophie, histoire, économie et politique. Une société qui valorise plusieurs types de connaissances est plus disposée à reconnaître le besoin de compétences et de leaders autres que ceux qui sont simplement brillants.

Édith Luc abonde dans le même sens. «Il faut qu'éducateurs et parents permettent à la jeune relève d'affirmer sa différence, ses idées et opinions en envisageant différemment les problèmes et leurs solutions. Qu'ils les incitent à se détacher du conformisme et à prendre des risques.» Mais elle croit surtout qu'il faut se défaire de cette image d'un leader héros. «Cette conception a créé un état d'attente auprès de ceux qui dirigent. La vérité est que ce leader héros est inexistant. Regardez ailleurs que dans les postes d'autorité formelle : plusieurs personnes jouent des rôles d'influence à l'extérieur des postes traditionnels.»

Dans un ouvrage intitulé Le leadership partagé 2, Édith Luc aborde le leadership sous l'angle d'une activité qui peut être partagée ou distribuée parmi les membres d'un groupe. Les réflexions déployées dans son ouvrage sont le fruit d'une multitude de rencontres et d'entrevues réalisées avec des leaders accomplis des deux côtés de l'Atlantique. Au départ insoupçonné, le potentiel de leadership de certaines de ces personnes s'est révélé à la faveur d'expériences et de stratégies similaires. Comme d'autres experts dans le domaine, Mme Luc affirme que le rôle de leader n'est pas le fait d'un héros unique aux talents exceptionnels mais que maintes personnes ont la capacité d'exercer ce rôle à différents moments. Qui plus est, ces personnes doivent travailler ensemble. «Nous cherchons les leaders à l'extérieur de nous, dans des sphères éloignées de notre quotidien, dit-elle. Mais si nous observons bien, les leaders sont partout.» Il n'appartient qu'à nous de nous engager.

Nous espérons au contraire des leaders inspirants et intègres. Des leaders capables d'émotion, qui se démarquent par leurs visions. Mais sommes-nous prêts à faire place à ces leaders et à assumer leur façon de faire?

Le leadership : une notion galvaudée

Quiconque s'intéresse au phénomène du leadership a peine à s'y retrouver. Les publications et les théories sur le sujet se comptent par milliers. Le leader est-il quelqu'un qui exerce son autorité avec créativité? Une personne de grande influence? Un modèle d'innovation? Pour Mario Roy, le concept est largement galvaudé. «On croit à tort que c'est un attribut ou une qualité intrinsèque de la personnalité. On ne naît pas leader : ce sont les autres qui, à un certain moment ou dans une situation précise, nous attribuent ce rôle.»

Pour ce spécialiste du changement dans les organisations, le leadership est une forme de pouvoir donné volontairement par un groupe à un individu. Ce groupe accepte d'être influencé par cet individu en raison de ses caractéristiques personnelles et pour atteindre un but commun. Il faut donc distinguer les notions d'autorité et de leadership : on respecte le cadre hiérarchique à cause du pouvoir que lui accorde sa fonction mais on suit volontiers le leader pour ce qu'il est.

Mais quels sont donc ces traits de personnalité qui font que tout un groupe a envie de suivre un individu? «Les études confirment qu'il n'y a pas de traits de personnalité particuliers, précise la psychologue et consultante Édith Luc. À ce jour, aucun chercheur n'a réussi à développer un modèle de facteurs qui prédirait l'émergence du leadership dans un groupe.»

«Il n'y a pas de caractéristiques précises parce qu'il n'y a pas de situation précise, renchérit Mario Roy. Les qualités qui font qu'un motard est désigné chef de son groupe ne sont pas les mêmes qui font élire un président de syndicat.» Édith Luc va plus loin : «Un motard qui a les mêmes caractéristiques qu'un autre motard ne serait pas nécessairement choisi par son groupe. La représentation que les membres s'en font, leur perception, leur subjectivité ou le défi immédiat qu'ils ont à relever sont tous des facteurs qui peuvent intervenir dans l'émergence du leadership.»

N'y a-t-il pas, malgré tout, certaines caractéristiques que chaque leader doit avoir? «En général, répond Édith Luc, et selon les travaux du groupe GLOBE, on retient quatre valeurs que l'on privilégie chez un leader, et ce, peu importe le contexte culturel : la compétence en lien avec le problème auquel fait face le groupe; l'intégrité ou l'honnêteté; la capacité à bien communiquer et la confiance en soi.» À cela, le professeur Jacques Baronet ajoute la créativité, la capacité d'innovation. Il considère que le leader est aussi celui qui, souvent, voit ce que les autres ne voient pas… ou n'ont pas encore vu. «Les leaders ont ce désir profond de faire quelque chose. Ce sont des êtres d'action, d'initiative. On les retrouve chez certains entrepreneurs, qui expriment une forme ou une autre de créativité.»  
La société est aujourd'hui marquée par l'éclatement des valeurs. Difficile, dans ce contexte, de s'identifier à un seul leader, pense le politicologue Jean-Herman Guay

Tous s'entendent sur une chose : le leadership implique un rapport à autrui et doit nécessairement exercer une influence sociale. «Être le meilleur, le seul ou la vedette ne suffit pas», précise Mario Roy.

Dans son ouvrage Le leadership partagé, Édith Luc propose un modèle d'apprentissage du leadership basé sur sept stratégies.

  1. Patricia Pitcher, Artistes, artisans et technocrates dans nos organisations, éditions Québec/Amérique, collection Presses HEC, 1994, 274 p.
  2. Édith Luc, Le leadership partagé : Modèle d'apprentissage et d'actualisation, Les Presses de l'Université de Montréal, collection Paramètres, 2004, 164 p.
     

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