Moi, leader? Non
merci!
Les sondages placent les
leaders politiques au dernier rang des professions qui inspirent confiance. Les
entreprises, elles, ont peine à recruter des dirigeants motivés à exercer leur
leadership. Et si les leaders n'étaient pas tous là où on les attend?
Par SOPHIE PAYEUR
Les cadres et les politiciens ne sont pas tous
des leaders», signale le professeur Mario Roy, titulaire de la Chaire d'études
en organisation du travail. Édith Luc, qui est professeure au Département de
psychologie et coach en développement auprès d'entreprises internationales,
constate cette réalité sur le terrain. «Le management et le leadership sont
effectivement deux choses différentes. Mais une personne peut aussi être leader
sans être en position d'autorité.» L'héritage des dirigeants publics
Si les dirigeants d'entreprises et les chefs
politiques ne sont pas tous des leaders, ils ne représentent pas moins, pour une
grande partie de la population, des symboles de leadership. Or, la cour des
dirigeants publics est une scène qui explique, du moins en partie, notre
décrochage collectif face au leadership. En 2005, le groupe de recherche
GlobeScan a enregistré le plus bas niveau de confiance de la population
envers les leaders des milieux financier et politique depuis 2001. La firme
avait interrogé plus de 20 000 personnes dans 20 pays.
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Attention,
dit Mario Roy. Il faut distinguer les notions d'autorité et de leadership. Le
pouvoir du cadre lui est attribué par sa fonction. Celui du leader est accordé
par son groupe. |
Selon Jean-Herman Guay, professeur à l'École de
politique appliquée, cette réalité est transcendée par un autre phénomène. «Les
politiciens, notamment, sont les paratonnerres de nos frustrations. Nous voulons
qu'ils règlent nos problèmes mais nous ne leur accordons pas le droit de faire
des gaffes. Or, qui a envie de se faire rabrouer à la première erreur?» Les
meneurs d'avant-scène sont extraordinairement observés par leurs groupes. Qui
plus est, nous attendons énormément d'eux, alimentant l'espoir qu'ils nous
conduisent vers des jours meilleurs. «Nous sommes dépendants de ceux qui nous
dirigent, souligne Jacques Baronet, professeur à la Faculté d'administration et
spécialiste en entrepreneurship. Il nous faut 36 heures par jour pour faire tout
ce que nous avons à faire. Nous préférons alors laisser aux autres la
responsabilité de s'impliquer dans le syndicat ou de voir aux décisions de
l'école que fréquentent nos enfants.»
Leader dans la complexité
Branchés sur le monde en quelques clics, nous
n'avons nul besoin de sortir de chez nous pour communiquer avec les autres ou
prendre une bouchée. De plus, le sentiment d'insécurité général et la peur de la
contagion sanitaire incitent les gens à demeurer dans l'univers de leur maison.
Le cocooning emmitoufle notre époque dans une épaisse couche de doux
contentement individuel. De fait, l'isolement physique et social est plus criant
que jamais. Bref, notre société «connectée» est individualiste. Or, être leader,
c'est s'investir. Avec et pour les autres.
«Notre société est profondément marquée par
l'éclatement des valeurs, exprime le politicologue Jean-Herman Guay. Notre
spectre de valeurs est à l'image de la télévision : autrefois généraliste, elle
est aujourd'hui segmentée. Il n'y a plus un seul grand projet de société : il y
en a plusieurs. Dans ce contexte, comment un groupe ou une population
peuvent-ils se reconnaître dans une seule et même personne, dans un seul
leader?» L'émergence de nouveaux partis politiques et l'élection d'un
gouvernement minoritaire, aux élections québécoises de mars dernier, sont des
manifestations de cette réalité.
«Les situations auxquelles font face les
leaders sont drôlement plus complexes aujourd'hui», ajoute Mario Roy. Les
revendications des regroupements se multiplient et les organisations sont
soumises à une panoplie de cadres légaux. Ajoutons à cela les accommodements
raisonnables, la protection de l'environnement et l'équité entre les sexes et
vous obtenez un terrain glissant pour les dirigeants, que nous préférons alors
plus rationnels. « Et nous vivons à une époque où les finances publiques sont
hypothéquées, renchérit Jean-Herman Guay. On cherche des gens plus pragmatiques.
Mais ces leaders ne sont pas attachants.»
Des leaders inspirants?
Nous espérons au contraire des leaders
inspirants et intègres. Des leaders capables d'émotion, qui se démarquent par
leurs visions. Mais sommes-nous prêts à leur faire place et à assumer leur façon
de faire? Patricia Pitcher, ex-économiste en chef de la Bourse de Toronto et
figure respectée du monde de la gestion, jette sur le leadership un regard qui
renvoie à nos responsabilités professionnelles. Si nous détestons nos leaders,
dit-elle, c'est bien notre faute! Dans un ouvrage publié en 19941, elle
distingue trois types de leaders : l'artiste, l'artisan et le technocrate. Elle
explique «cette extraordinaire recrudescence d'intérêt pour le leadership et son
travestissement» par le «triomphe des technocrates».
Les technocrates décrits par Mme Pitcher sont
des êtres brillants, déterminés, austères, rigides… et souvent méprisants. Ils
s'en tiennent aux théories et évacuent tout facteur humain de leurs décisions.
Selon elle, Pierre Elliott Trudeau est le meilleur exemple du technocrate de
haut niveau : «Les fermiers, les provinces, personne ne voulait de son Canada
centralisé. Mais pour lui, ce n'était qu'un détail.»
Les artisans, pour leur part, sont ces
menuisiers qui sifflent en travaillant en reconnaissant qu'ils ne savent pas
tout. Ils sont équilibrés, stables, honnêtes, dignes de confiance, réalistes.
Formant la majeure partie des troupes dans les entreprises, ils construisent les
ponts qui permettent d'atteindre les rivages imaginés par les artistes. Ces
derniers sont certainement les plus inspirants : intuitifs, visionnaires,
imaginatifs, bizarres, drôles, émotifs et plutôt brouillons, ils sont les Bill
Gates et les J. Armand Bombardier de ce monde.
Patricia Pitcher
constate que les grandes entreprises telles Polaroïd et Macintosh ont été
fondées par des artistes. Remplies d'employés artisans, plusieurs d'entre
elles sont aujourd'hui menées par des technocrates. «Nous leur donnons le
pouvoir […] pour des raisons intellectuelles et sociales. De même que les
technocrates, nous nous méfions des émotions et de la passion», écrit-elle.
À ses yeux, le contexte historique d'après-guerre, qui a fait une place
grandissante à la spécialisation, a encouragé l'émergence d'experts dans des
domaines de plus en plus pointus. À l'heure de la réingénierie de l'État et
de la rationalisation des entreprises, les organisations privilégient des
experts qui ont peu d'expérience du terrain mais qui sont bardés de
diplômes. Résultat : la personne est évacuée du champ d'action des leaders
technocrates, qui excluent les émotions au profit de la raison. |
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Coach auprès d'entreprises, Édith Luc connaît bien la réalité des leaders
sur le terrain. «Regardez ailleurs : plusieurs personnes jouent des rôles
d'influence à l'extérieur des postes traditionnels».
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Un retour en arrière nécessaire «Nous avons peur car faire autrement implique
de faire des erreurs», indique Jacques Baronet. Or, qui valorise l'erreur
aujourd'hui? Qui l'admet? Qui l'accepte? «Nous préférons avoir les bonnes
réponses plutôt que de tenter des expériences.» Un premier pas à franchir, selon
le professeur Baronet, consiste à sortir de notre zone de confort. «Sortir de ce
que l'on connaît, faire de nouvelles expériences. On a ainsi des chances
d'augmenter le potentiel créatif et de permettre l'existence d'autres façons de
voir les choses.»
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Le
spécialiste en entrepreneurship Jacques Baronet croit que le leader est aussi
celui qui voit ce que les autres ne voient pas. |
Si la solution est en partie individuelle, elle
est aussi un projet de société. L'auteure Patricia Pitcher suggère de
désapprendre, en quelque sorte, ce que nous croyons savoir. Elle préconise des
formations plus généralistes où se côtoient littérature, philosophie, histoire,
économie et politique. Une société qui valorise plusieurs types de connaissances
est plus disposée à reconnaître le besoin de compétences et de leaders autres
que ceux qui sont simplement brillants.
Édith Luc abonde dans le même sens. «Il faut
qu'éducateurs et parents permettent à la jeune relève d'affirmer sa différence,
ses idées et opinions en envisageant différemment les problèmes et leurs
solutions. Qu'ils les incitent à se détacher du conformisme et à prendre des
risques.» Mais elle croit surtout qu'il faut se défaire de cette image d'un
leader héros. «Cette conception a créé un état d'attente auprès de ceux qui
dirigent. La vérité est que ce leader héros est inexistant. Regardez ailleurs
que dans les postes d'autorité formelle : plusieurs personnes jouent des rôles
d'influence à l'extérieur des postes traditionnels.»
Dans un ouvrage intitulé Le leadership partagé
2, Édith Luc aborde le leadership sous l'angle d'une activité qui peut être
partagée ou distribuée parmi les membres d'un groupe. Les réflexions déployées
dans son ouvrage sont le fruit d'une multitude de rencontres et d'entrevues
réalisées avec des leaders accomplis des deux côtés de l'Atlantique. Au départ
insoupçonné, le potentiel de leadership de certaines de ces personnes s'est
révélé à la faveur d'expériences et de stratégies similaires. Comme d'autres
experts dans le domaine, Mme Luc affirme que le rôle de leader n'est pas le fait
d'un héros unique aux talents exceptionnels mais que maintes personnes ont la
capacité d'exercer ce rôle à différents moments. Qui plus est, ces personnes
doivent travailler ensemble. «Nous cherchons les leaders à l'extérieur de nous,
dans des sphères éloignées de notre quotidien, dit-elle. Mais si nous observons
bien, les leaders sont partout.» Il n'appartient qu'à nous de nous engager.
Nous espérons au contraire
des leaders inspirants et intègres. Des leaders capables d'émotion, qui se
démarquent par leurs visions. Mais sommes-nous prêts à faire place à ces leaders
et à assumer leur façon de faire?
Le leadership : une notion galvaudée
Quiconque s'intéresse au phénomène du
leadership a peine à s'y retrouver. Les publications et les théories sur le
sujet se comptent par milliers. Le leader est-il quelqu'un qui exerce son
autorité avec créativité? Une personne de grande influence? Un modèle
d'innovation? Pour Mario Roy, le concept est largement galvaudé. «On croit à
tort que c'est un attribut ou une qualité intrinsèque de la personnalité. On ne
naît pas leader : ce sont les autres qui, à un certain moment ou dans une
situation précise, nous attribuent ce rôle.»
Pour ce spécialiste du changement dans les
organisations, le leadership est une forme de pouvoir donné volontairement par
un groupe à un individu. Ce groupe accepte d'être influencé par cet individu en
raison de ses caractéristiques personnelles et pour atteindre un but commun. Il
faut donc distinguer les notions d'autorité et de leadership : on respecte le
cadre hiérarchique à cause du pouvoir que lui accorde sa fonction mais on suit
volontiers le leader pour ce qu'il est.
Mais quels sont donc ces traits de personnalité
qui font que tout un groupe a envie de suivre un individu? «Les études
confirment qu'il n'y a pas de traits de personnalité particuliers, précise la
psychologue et consultante Édith Luc. À ce jour, aucun chercheur n'a réussi à
développer un modèle de facteurs qui prédirait l'émergence du leadership dans un
groupe.»
«Il n'y a pas de caractéristiques précises
parce qu'il n'y a pas de situation précise, renchérit Mario Roy. Les qualités
qui font qu'un motard est désigné chef de son groupe ne sont pas les mêmes qui
font élire un président de syndicat.» Édith Luc va plus loin : «Un motard qui a
les mêmes caractéristiques qu'un autre motard ne serait pas nécessairement
choisi par son groupe. La représentation que les membres s'en font, leur
perception, leur subjectivité ou le défi immédiat qu'ils ont à relever sont tous
des facteurs qui peuvent intervenir dans l'émergence du leadership.»
N'y a-t-il pas, malgré tout, certaines
caractéristiques que chaque leader doit avoir? «En général, répond Édith Luc, et
selon les travaux du groupe GLOBE, on retient quatre valeurs que l'on privilégie
chez un leader, et ce, peu importe le contexte culturel : la compétence en lien
avec le problème auquel fait face le groupe; l'intégrité ou l'honnêteté; la
capacité à bien communiquer et la confiance en soi.» À cela, le professeur
Jacques Baronet ajoute la créativité, la capacité d'innovation. Il considère que
le leader est aussi celui qui, souvent, voit ce que les autres ne voient pas… ou
n'ont pas encore vu. «Les leaders ont ce désir profond de faire quelque chose.
Ce sont des êtres d'action, d'initiative. On les retrouve chez certains
entrepreneurs, qui expriment une forme ou une autre de créativité.» |
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La
société est aujourd'hui marquée par l'éclatement des valeurs. Difficile, dans ce
contexte, de s'identifier à un seul leader, pense le politicologue Jean-Herman
Guay |
Tous s'entendent sur une chose : le leadership
implique un rapport à autrui et doit nécessairement exercer une influence
sociale. «Être le meilleur, le seul ou la vedette ne suffit pas», précise Mario
Roy. |
Dans son ouvrage Le
leadership partagé, Édith Luc propose un modèle d'apprentissage du leadership
basé sur sept stratégies.
- Patricia Pitcher, Artistes, artisans et
technocrates dans nos organisations, éditions Québec/Amérique, collection
Presses HEC, 1994, 274 p.
- Édith Luc, Le leadership partagé : Modèle
d'apprentissage et d'actualisation, Les Presses de l'Université de Montréal,
collection Paramètres, 2004, 164 p.
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