Éducation interculturelle
Les risques d'effets pervers

par Fernand Ouellet*

Le débat sur l'ouverture des programmes scolaires aux réalités du pluralisme ethnoculturel s'est généralement limité à un dialogue de sourds entre les partisans du pluralisme culturel et ceux qui sont en faveur d'une assimilation des immigrants à la culture nationale. Les premiers voudraient à la limite que l'école et la société soient restructurées pour permettre à toutes les cultures de se développer intégralement. Les seconds, défenseurs de l'assimilation pour qui le pluralisme constitue une menace pour l'intégrité de la culture nationale, ne voient aucune raison de remettre en cause le fonctionnement de l'école et l'orientation des programmes scolaires devant les défis du pluralisme.

Le pluralisme culturel se heurte aussi à la critique des auteurs de gauche qui remettent en question cette idéologie en soulignant le rôle essentiellement conservateur de l'école. Pour eux, la fonction de l'école est de faire accepter aux minorités opprimées leur situation de classe inférieure dans la société et l'éducation interculturelle ne s'attaque pas aux racines du racisme. Celui-ci n'est pas affecté par le rafistolage cosmétique que l'on fait subir aux programmes pour les adapter au pluralisme culturel. Pire encore, en considérant le racisme comme une simple question d'attitudes, l'école le dépolitise en cachant ses véritables racines sociales et économiques.

Les bonnes intentions ne suffisent pas

Parce qu'elles n'ont pas suffisamment pris leurs distances par rapport à l'idéologie du pluralisme culturel et qu'elles ont eu tendance à mettre l'accent sur les particularismes ethnoculturels, plusieurs des initiatives apparues dans les écoles québécoises (et partout en occident) sous l'étiquette d'éducation interculturelle risquent de provoquer des effets indésirables qui vont à l'encontre des intentions généreuses de leurs auteurs.

Le psychologue français Carmel Camilleri, une sommité dans le domaine des relations interculturelles dont la récente disparition a peiné la communauté scientifique, a été le premier à signaler l'un de ces effets pervers il y a une dizaine d'années. Pour le psychologue, celui-ci se traduit en classe par une sorte de perplexité paralysante qui s'empare de certains enseignants et enseignantes, qui ne savent plus ce qu'ils ont le droit de faire et d'enseigner s'ils veulent respecter la culture de leurs élèves. Ils sont portés à voir dans tout comportement singulier d'un jeune d'une ethnie différente une expression de sa culture, ce qui les empêche même d'intervenir. Estimant leurs propres valeurs <<culturellement biaisées>>, ils ne voient pas quelles règles ils seraient en droit de leur appliquer. Camilleri cite ainsi le cas d'un enseignant qui en vint à accepter des conduites de vol de la part d'un élève eskimo, estimant qu'il s'agissait là d'une manifestation du sens de la propriété collective inscrit dans son patrimoine originel.

Marginaliser ceux qu'on veut aider

D'autre part, une démarche pédagogique qui insiste sur les particularismes ethnoculturels peut conduire, en dépit des bonnes intentions des éducateurs, à une plus grande marginalisation des élèves issus de l'immigration. Camilleri signale aussi qu'un enseignant mettant trop l'accent sur les différences entre les Blancs et les autres provoque fréquemment un malaise chez ces derniers et renforce leur crainte d'être singuliers, étranges. Au surplus, la culture qu'il exalte n'est que trop souvent une version <<romantisée>> avec laquelle les élèves actuels de cette ethnie ont peu à voir. Ce maître perçoit ses élèves immigrants comme des <<abstractions>> culturelles. Il les voit davantage comme des copies de leur système originel que comme des enfants et des adolescents occupés de diverses façons par les problèmes communs de la vie et de la croissance : se faire des amis, gérer leurs pulsions sexuelles, paraître attirants, etc.

Lorsqu'on demande à l'école de sauvegarder et de promouvoir une culture ethnique particulière, il faut s'attendre à ce que les manifestations de cette culture subissent une transformation dont l'effet général est la dévalorisation de cette culture aux yeux des élèves. Jean-Jacques Simard, sociologue à l'Université Laval et spécialiste des questions autochtones, fournit un exemple de ce troisième type d'effet pervers : l'enseignement de la culture inuite aux jeunes Inuits. Les responsables des écoles inuits font enseigner la culture inuit aux petits par des aînés qui viennent leur parler des bêtes, des traîneaux, des vieilles chansons, etc. Non expérimentés, ces maîtres amateurs ne sont souvent pas à la hauteur de ce qu'on leur demande et ils se font chahuter par les élèves. Résultat? Les enfants concluent que la culture des Inuits est un truc de vieux qui ne fournit ni de crédits scolaires ni de moyens de faire face à la vie. Ils en viennent à penser que leur culture (contrairement aux mathématiques ou à l'anglais) est sans pertinence pour la vraie vie, que c'est comme dessiner le vendredi après-midi ou jouer au ballon prisonnier.

Enfin, il y a les manuels scolaires d'aujourd'hui, qui accordent une place importante à l'expérience des personnes handicapées, des femmes, des Noirs, des Amérindiens et de divers groupes d'immigrants. Il s'agit d'une évolution positive dont il faut se réjouir. Mais ces efforts pourraient prendre un mauvais tournant, dans le cas où chaque groupe ou sous-groupe pourrait vouloir être représenté dans les manuels et ainsi devenir matière à enseignement. La volonté de prodiguer aux jeunes un enseignement pluraliste pourrait ainsi avoir pour effet de fragmenter des programmes déjà suffisamment diversifiés et morcelés.

Bien au-delà de l'école

Les effets pervers des initiatives prises dans les écoles pour contribuer à une meilleure intégration des élèves immigrants et pour sensibiliser l'ensemble des jeunes à la diversité culturelle ne se limitent pas aux seules écoles, mais se propagent dans l'ensemble de la société.

L'une des conséquences de ces initiatives est d'enfermer les individus dans une identité culturelle fixe et immuable. Pour bien comprendre ce phénomène, il faut savoir que la culture a essentiellement deux fonctions. La première est celle qui permet aux individus de se construire une identité et de se voir comme faisant partie d'un groupe avec qui ils partagent une histoire et des valeurs. Cette fonction est celle qui permet à quelqu'un de se définir comme Québécois, comme Haïtien, comme Chilien, etc.

La seconde fonction de la culture est plus pragmatique. Elle constitue une sorte de formule culturelle personnelle adaptée à la vie de chacun, un mode d'emploi de la vie. Cette fonction instrumentale se heurte à la première et entraîne des changements dans les valeurs en fonction de l'évolution de l'environnement. En figeant la culture, en la sacralisant, on introduit un déséquilibre entre ces deux fonctions. On transforme en absolu les valeurs d'un groupe d'immigrants, faisant de celles-ci un corset paralysant pour les élèves.

L'insistance sur les particularismes ethnoculturels qui caractérise les initiatives qui se rattachent à l'idéologie du pluralisme culturel est également susceptible d'engendrer un autre effet qui contredit les intentions généreuses de ceux qui les supportent. En s'enfermant dans une visée de protection des cultures et en établissant une mosaïque sociale basée sur des différences, on se trouve contraint de limiter les rapports entre individus appartenant à des groupes culturels différents à la connaissance mutuelle de leurs cultures respectives dans une attitude fondamentale de respect des différences. Une telle attitude ne peut que contribuer à renforcer les frontières entre les groupes et à accentuer les risques de rejet et d'intolérance.

Enfin, une trop grande focalisation sur les particularismes ethnoculturels peut conduire à accentuer la tension entre les groupes et constituer un obstacle sur la voie de l'égalité des chances pour les membres des groupes minoritaires.

Une troisième voie

La simple énumération des effets pervers permet de voir les limites de l'idéologie du pluralisme culturel, qui conduit souvent à sacraliser les cultures, à les figer dans le temps. Cette confrontation stérile entre le pluralisme intégral, l'<<assimilationnisme>> et la critique radicale doit être dépassée.

Dans les sociétés modernes, les valeurs ne proviennent pas uniquement de la tradition et de la culture ethnique à laquelle on appartient. Chaque individu combine les normes de sa culture ethnique et celle de la société civile. Abordées sous cet angle, les différences culturelles ne sont plus au centre des rapports sociaux et leur portée est atténuée par l'adhésion aux valeurs civiques communes.

Grossièrement résumées, ces valeurs communes sont un consensus sur la légitimité des institutions politiques et sur la direction et le contenu des politiques publiques, une large tolérance de la pluralité des intérêts et une croyance en la possibilité de les réconcilier ainsi qu'un sentiment général de compétence politique et de confiance mutuelle des citoyens.

En présentant et en valorisant explicitement ces normes civiques communes, il est possible de prendre en compte, sans générer trop d'effets pervers, les particularismes ethnoculturels dont la diversité et la visibilité sont devenus des phénomènes marquants de notre époque. Les caractéristiques culturelles des élèves ne sont pas traitées comme matières d'enseignement scolaire. L'éducation vise plutôt à faire expérimenter aux élèves les situations dans lesquelles ils peuvent parvenir à se faire une représentation des réalités dans lesquelles ils vivent actuellement. La culture d'origine peut être invoquée parfois, quand c'est pertinent, mais simplement comme source des différences dans la construction de cette représentation.

L'école n'a pas pour mandat de promouvoir les identifications et les allégeances ethniques, mais bien de préparer les élèves à vivre et travailler dans une société moderne, où la diversité culturelle est reconnue comme légitime et ne constitue pas un obstacle à la promotion sociale des individus. Les stratégies de l'apprentissage en coopération élaborées par Elizabeth Cohen, professeure à la Faculté d'éducation de l'Université Stanford, fournissent des outils très efficaces pour permettre à l'école de jouer ce rôle difficile. C'est pourquoi elle devrait occuper une place importante dans la formation des éducatrices et éducateurs.

* Professeur à la Faculté de théologie, d'éthique et de philosophie, Fernand Ouellet a consacré plusieurs ouvrages à la question, notamment Pluralisme et écoles, publié en 1988, et L'éducation interculturelle, publié en 1991. Il est aussi responsable de la maîtrise en sciences humaines des religions, un programme qui prépare les enseignantes et enseignants à faire face aux défis du multiculturalisme en éducation.