Le 16 mai 2011

Accommodements raisonnables

Pourquoi le malaise persiste-t-il?

par François-Nicolas Pelletier

En avril, le magazine UdeS a organisé une table ronde sur le thème des accommodements raisonnables. Constat : le malaise entourant le débat n'est pas prêt de disparaître. À lui seul, il concentre presque toutes les sensibilités du Québec moderne.

Le jargon juridique entre rarement dans le langage courant. C'est pourtant le cas des « accommodements raisonnables », qui sont devenus un des sujets les plus chauds des trois dernières années au Québec. Ils font l'objet des articles de presse les plus commentés par les lecteurs. La controverse est vigoureuse et, deux ans après la remise du rapport Bouchard-Taylor, elle dure toujours.

Même le projet de loi 94 déposé à la fin mars par le gouvernement Charest - projet qui vise à établir les balises encadrant les demandes d'accommodement dans l'administration gouvernementale et dans certains établissements - n'y a rien changé. Bien que l'article 4 affirme l'égalité des sexes et la neutralité religieuse de l'État, plusieurs soutiennent que le projet ne règle en rien la question de la laïcité de l'État ni le port de signes religieux dans la fonction publique. Bref, le malaise persiste encore et toujours. Pourquoi?

Un débat vaste et flou

Peut-on parler d'accommodements raisonnables sans aborder la question de l'immigration, ou celle de l'identité? Autour de la table, on ne s'entend pas sur les termes. Selon Marie-Michelle Poisson, du Mouvement laïque québécois, il faut limiter le débat à la question de la laïcité des institutions publiques et ne pas la mélanger aux enjeux d'identité et d'immigration. « Au Mouvement laïque, on a fait des mises en garde pour éviter les dérapages racistes qu'on observait dès le début de la controverse. » À ses yeux, la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles (commission Bouchard-Taylor) a alimenté la confusion en abordant une multitude de thématiques.

Auteur de La dénationalisation tranquille, Mathieu Bock-Côté estime, quant à lui, que les accommodements raisonnables sont au cœur d'une crise profonde. « C'est une crise symptomatique d'une tentative forcée, depuis 15 ans, de reconstruire l'identité québécoise selon les paramètres du multi ou de l'inter-culturalisme.?» Pour lui, les élites intellectuelles et politiques (y compris les souverainistes) ont voulu amender le Québec à la suite des déclarations de Jacques Parizeau sur l'argent et le vote ethnique faites le soir du référendum de 1995. Difficile, donc, de parler d'accommodements sans aborder le débat sous-jacent sur l'identité québécoise, qui est, selon lui, le vrai débat de fond.

Sébastien Lebel-Grenier, professeur à la Faculté de droit, estime pour sa part que le débat social a débuté sur les mauvaises bases. « Les cas qui ont été soulevés à l'origine et qui ont lancé la fureur ne relevaient pas du principe juridique des accommodements raisonnables, mais étaient plutôt des cas de bon – ou de mauvais  - voisinage. » Cette situation, récupérée sur la scène politique à des fins partisanes, a nourri une « tempête médiatique. » Sébastien Lebel-Grenier reconnaît toutefois que la persistance du débat révèle une crise identitaire qui est significative sur le plan sociologique et qui mérite qu'on s'y attarde.

Bref, plusieurs ingrédients mijotent dans la marmite. Et remettre le couvercle ne contribuerait qu'à faire monter la pression. Serait-ce seulement possible? Il faudra vraisemblablement « s'accommoder » d'un débat vaste, dont les contours souvent flous lui promettent une grande longévité…

Terre d'immigration, terre d'accueil?

L'immigration est, sans contredit, mêlée au débat. Et à l'image, peut-être, de la société québécoise, nos quatre débatteurs y plongent sans grande hésitation. Responsable des stages à la maîtrise en médiation interculturelle de l'UdeS, Jamal-Eddine Tadlaoui est d'avis qu'on ne se soucie pas assez des conditions de vie réelles des immigrants; qu'on ne se soucie pas assez des êtres humains en chair et en os qui se cachent derrière les images stéréotypées produites par certains médias. « Quel est le véritable voile aujourd'hui?, demande-t-il. Ce n'est pas la burqa. On se voile la face sur la réalité des personnes qu'on accepte ici, à qui on n'offre pas les conditions favorables à l'intégration à l'emploi et à un franc maintien sur le marché. »

Les chiffres sur le chômage des immigrants ont en effet de quoi faire réfléchir. Le Québec réussit beaucoup moins bien que les autres provinces canadiennes à intégrer les nouveaux arrivants sur le marché du travail. Chez les immigrants récents (cinq à dix ans de présence au pays), le taux de chômage y est deux fois plus élevé que dans le reste du Canada. Il est aussi le double de celui observé chez les Québécois nés ici.

Or on ne cesse de dire que l'immigration est vitale pour contrer le déclin démographique du Québec. Et les immigrants continuent d'affluer : Statistique Canada prévoit qu'en 2031, près du tiers de la population montréalaise sera née à l'étranger, contre un cinquième en 2006. Cette même année, 20 % des Canadiens étaient nés à l'étranger, et cette proportion pourrait bien atteindre 28 % dans 20 ans.

« Les gens qui viennent de l'extérieur ne demandent qu'à s'intégrer et à participer au développement socioéconomique de la société québécoise », fait valoir Jamal-Eddine Tadlaoui. Mais il faut pour cela leur donner des balises claires, tout en reconnaissant leur identité, sans chercher à la nier. Tout cela en ne niant pas notre propre identité historique : un vrai défi d'équilibriste!

Marie-Michelle Poisson croit que la religion ne devrait pas être un frein à l'intégration. « Contrairement à l'image véhiculée par les médias, les immigrants qui arrivent ne sont pas tous de fervents religieux. » La proportion d'immigrants récents ne se réclamant d'aucune religion (16 %) est effectivement plus élevée que chez les Québécois d'origine (5 %). En revanche, d'après des données analysées par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, les immigrants ont un attachement plus important à leur religion que les personnes nées ici, quelle que soit leur affiliation religieuse. Et cet attachement est globalement plus important chez les non-chrétiens.

La pratique religieuse peut faire intervenir des éléments identitaires chez des gens qui se trouvent parfois à des milliers de kilomètres de leur patrie d'origine, ce qui n'implique pas nécessairement un rejet des normes juridiques canadiennes et québécoises.

Mais la question demeure : jusqu'où les immigrants doivent-ils s'adapter – s'assimiler – à la culture majoritaire? Jusqu'où la société d'accueil doit-elle accepter que des individus conservent une partie de leur patrimoine religieux et culturel?

Qui sommes-nous?

Pour Mathieu Bock-Côté, ce n'est pas à la société majoritaire de s'incliner devant les revendications identitaires ou religieuses. C'est au nouvel arrivant de « prendre le pli » de la majorité historique, de la « culture de convergence ». Il ne s'agit pas de nier les droits et libertés. Ils « sont évidemment indispensables. Mais ils ne fondent pas un pacte politique, ils ne fondent pas l'identité nationale », explique-t-il. La société doit pouvoir garder sa « capacité de cohérence ».

Selon lui, les Québécois devraient assumer « sans complexe » leurs 400 ans d'histoire et rejeter la division manichéenne qui oppose l'avant et l'après Révolution tranquille. Cela inclut la « mémoire du catholicisme »,
soit la reconnaissance de l'importance de cette tradition dans notre histoire. « La Révolution tranquille est un authentique moment d'émancipation », dit-il, ajoutant qu'on devrait pouvoir se souhaiter « Joyeux Noël » sans craindre d'offenser qui que ce soit.

« Je ne crois pas que la culture catholique soit un élément identitaire pour les Québécois aujourd'hui, oppose Marie-Michelle Poisson. Le Québec a souffert d'une chape de plomb, d'une mainmise du religieux qui a provoqué une grande misère sociale et psychologique. » Elle donne comme exemples ces enfants nés hors mariage et qui ont dû être donnés en adoption, et la complicité de l'Église et des autorités britanniques lors de la Rébellion des Patriotes de 1837-38. Il ne faut pas « réconcilier » les Québécois avec leur passé catholique, croit-elle; au contraire, il faut terminer l'œuvre de laïcisation de la Révolution tranquille. Elle seule peut garantir une identité conforme aux idéaux de la modernité, à défaut de quoi on risque de voir des motifs religieux orienter les décisions politiques. Une tendance amorcée, à son avis, par les accommodements religieux.

Sébastien-Lebel Grenier rejette cette vision. « Les blessures du passé à l'égard de la religion ne justifient pas l'évacuation de la religion à l'époque actuelle. » Il reconnaît par ailleurs qu'il est extrêmement difficile de définir les « valeurs communes » des Québécois. Même si le Québec fait désormais signer aux immigrants une déclaration devant les informer des valeurs propres au Québec, ces dernières sont essentiellement définies en lien avec les droits fondamentaux garantis dans les chartes. Ces valeurs distinguent-elles les Québécois des autres peuples occidentaux?

La persistance du débat révèle une crise identitaire significative sur le plan sociologique.

«  L'identité québécoise est forgée au coin des droits individuels, souligne Sébastien Lebel-Grenier. Et ces droits font en sorte qu'on valorise au-dessus de tout l'autonomie et la capacité de chacun de prendre des décisions, de faire des choix de vie importants. Cela comprend la liberté de religion et la liberté de s'affranchir d'une option majoritaire. » Il est donc ardu de promouvoir une identité « forte » sans violer ce principe.

Mouvante et en constante évolution : voilà comment il faut approcher l'identité, selon Jamal-Eddine Tadlaoui. C'est un processus dynamique, pas du tout figé dans le temps et l'espace. « Je ne veux pas que ma maison soit faite de murs aveugles et de fenêtres blindées. Je veux que le vent de toutes les cultures y souffle, aussi librement que possible. Mais je refuse de me laisser balayer par elles. » Ces mots de Mahatma Gandhi expriment toute la pensée de Jamal-Eddine Tadlaoui.

Loin de nous aider à clore le débat, la notion d'identité contribue au contraire à le nourrir. Il semble que la société québécoise devra faire de la discussion sur les accommodements un dialogue permanent. Comme les autres sociétés occidentales, elle doit trouver son équilibre dans ces « vents » multiples…

Les participants à la table ronde

Jamal-Eddine Tadlaoui, enseignant et responsable des stages à la maîtrise en médiation interculturelle de l'Université de Sherbrooke.

Sébastien Lebel-Grenier, professeur à la Faculté de droit de l'Université de Sherbrooke, directeur et cofondateur du groupe de recherche Société, droit et religions de l'Université de Sherbrooke (SoDRUS).

Mathieu Bock-Côté, intellectuel, auteur de La dénationalisation tranquille et étudiant au doctorat en sociologie à l'UQAM.

Marie-Michelle Poisson, présidente du Mouvement laïque québécois et professeure de philosophie au collège Ahuntsic à Montréal.

Vues de l'extérieur

Patrick Beauduin est vice-président principal (créativité) chez Cossette. Enseignant au programme de deuxième cycle en communication appliquée, il s'intéresse aux grandes tendances sociales. À son avis, plusieurs facteurs rendent le débat particulièrement complexe. D'abord, le flou évoqué plus haut – un flou qui a fini par donner une image négative aux accommodements. À cette image négative s'en est collée une autre : la position de l'intellectuel déconnecté de la réalité qui juge en rupture avec le « gros bon sens » de la population. Cette image négative de l'intellectuel est rampante dans la culture québécoise; on la retrouve en publicité, notamment. Mais dans le débat sur les accommodements, elle a jeté de l'huile sur le feu. Finalement, en voulant aborder le thème de l'identité, le débat a quelque peu dérapé sur la société d'immigration. L'identité d'un peuple ne se prédéfinit pas, c'est un processus de maillage culturel qui se construit sur des siècles explique-t-il.

Le processus d'intégration se vit quotidiennement dans les écoles. Diplômée de la Faculté d'éducation, Louise Chénard en sait quelque chose : elle a dirigé pendant sept ans l'une des écoles secondaires les plus multi-cul-turelles du Québec, à Ville Saint-Laurent. Pour elle, il faut définir des balises claires : aucun de ses élèves n'a jamais obtenu de dérogation au régime pédagogique. Mais on ne devrait pas avoir peur de l'autre, dont on a besoin pour faire face à la mondialisation. Elle craint que l'attitude négative de certains Québécois à l'égard des immigrants pousse ces derniers à aller voir ailleurs. « En quelques mois, un jeune immigrant devient un Nord-Américain, dit-elle. Mais deviendra-t-il un Québécois? C'est à nous de décider. »