Le 16 mai 2011

La grande corvée du décrochage scolaire

Josée Labrie

Le Québec affiche un taux de décrochage parmi les plus élevés au pays. Voici quelques pistes de réflexion pour changer la donne.

Philippe, un jeune gaillard de 25 ans, est un survivant. Entre deux cours, installé à une table à pique-nique, au soleil, un peu à l'écart des autres étudiants, il raconte son parcours scolaire difficile.

«Au primaire, j'avais un déficit d'attention. J'étais hyperactif. En plus, on me bourrait de Ritalin; ça me rendait amorphe. J'ai été classé très vite comme un élève ayant des troubles de comportement et d'apprentissage. J'ai redoublé ma première année et j'ai eu des difficultés pendant tout le primaire. J'ai fini par décrocher en quatrième secondaire.»

Aujourd'hui, quelque 15 années plus tard, Philippe savoure pleinement son bonheur. Il vient de terminer sa première semaine au Cégep de Sherbrooke, où il étudie en éducation spécialisée. Doit-on y voir une coïncidence? Les choses vont tellement bien pour lui que l'idée de fréquenter un jour l'université lui effleure même l'esprit.

En tant qu'ex-décrocheur, Philippe a collaboré à une étude effectuée par un groupe de chercheurs de l'Université de Sherbrooke, dont faisait partie Anne Lessard. La professeure en éducation a rencontré Philippe à plusieurs reprises pendant sept ans. En fait, Anne Lessard a suivi 90 élèves qui, comme Philippe, avaient le profil de décrocheurs.

Philippe a décroché en quatrième secondaire, après des années de misère marquées par une dépression et des idées suicidaires. «Dans son cas, explique l'enseignante, le profil était celui d'un élève qui avait constamment des conflits avec ses professeurs. De plus, comme beaucoup d'élèves en difficulté, Philippe a dû changer fréquemment d'établissement. Aujourd'hui, les règles ont changé. Heureusement, car les études montrent clairement que le changement d'école exige une adaptation qui contribue à augmenter les risques de décrochage.»

L'enseignante explique les nombreux conflits de Philippe avec ses professeurs par une incapacité à s'adapter. Pas tant de sa part que de celle des enseignants. «Je demandais simplement qu'on m'explique les choses de façon à ce que je les comprenne, mais ça exigeait plus de temps et une volonté nette de s'adapter à moi de la part de l'enseignant. C'était impossible dans plusieurs cas», estime l'étudiant.

Anne Lessard, elle, ne veut pas jeter la pierre aux professeurs : «On sait qu'ils sont favorables à l'intégration des élèves en difficulté dans leurs classes, mais ils doivent être davantage soutenus. On doit leur offrir de la formation pour les aider à mieux comprendre comment gérer ces cas qui exigent une méthode d'enseignement différente. Leur réalité est devenue trop complexe.»

Des problèmes multifactoriels

Comme dans bien des cas, la situation scolaire de Philippe en cachait une autre, tout aussi difficile. En plus des problèmes à l'école, il vit une situation familiale instable. Deux problématiques interreliées, qui se nourrissent l'une de l'autre. «Si un enfant a un problème d'apprentissage à l'école, il devra absolument compter sur le soutien de ses parents. Beaucoup d'enfants n'ont pas cette aide. La situation devient particulièrement lourde pour certains jeunes qui n'ont pas l'essentiel: de quoi manger», observe Anne Lessard.

C'est tellement vrai que les choses changent pour Philippe lorsque sa situation familiale s'améliore. Après avoir enchaîné une série de petits boulots exténuants et peu valorisants, il recommence à fréquenter un établissement sherbrookois pour jeunes décrocheurs, l'école Saint-Michel. Il a alors 20 ans, et sa situation familiale s'est stabilisée. Il peut compter sur le soutien de sa mère et d'un nouveau beau-père, présent et attentionné.

Après trois années de dur labeur, Philippe obtient son diplôme d'études secondaires, lui qui n'avait effectué qu'une scolarité présecondaire. «Seuls 14 % des jeunes ayant son profil obtiennent leur diplôme», relève Anne Lessard, qui ne peut s'empêcher d'afficher une fierté évidente lorsqu'elle décrit le parcours de Philippe. Pour elle, il s'agit d'un des cas les plus encourageants qu'elle a pu observer.

La moitié des décrocheurs sont aux prises avec des difficultés familiales. Mais c'est l'accumulation de difficultés sur plusieurs plans qui provoque le décrochage. «Les décrocheurs ont des problèmes sociaux, des problèmes à l'école, des problèmes familiaux, donc des problèmes sur tous les plans», explique Laurier Fortin, titulaire de la Chaire de recherche de la Commission scolaire de la Région-de-Sherbrooke sur la réussite et la persévérance des élèves, à l'UdeS.

Dans les années 70, l'énergie mobilisée autour de la question du décrochage se concentrait la plupart du temps sur un seul aspect à la fois, par exemple, les problèmes d'apprentissage ou le contexte familial. Aujourd'hui, les études montrent que les interventions doivent se faire sur tous ces plans à la fois. Il faut déployer les efforts dans plusieurs directions. Mais ce n'est pas encore le cas, selon Laurier Fortin, qui analyse le phénomène du décrochage scolaire depuis plus de 30 ans. Il estime qu'il subsiste un décalage entre les connaissances acquises par les chercheurs au sujet du décrochage scolaire et les actions mises en place dans les écoles.

En fait, Laurier Fortin est d'avis que peu de progrès ont été faits jusqu'ici à l'échelle du Québec. «On a investi 250 millions de dollars dans la réussite scolaire depuis 10 ans, et ça n'a presque pas bougé. Il y a énormément de programmes qui font l'objet d'expérimentations. Il y a des tables régionales un peu partout, on fait des interventions, mais on évalue peu les résultats», déplore-t-il.

Des résultats décevants

Le gouvernement du Québec a publié, en juin, ses plus récentes données sur la question. Elles révèlent des résultats décevants. On y apprend notamment que seuls 60 % des jeunes obtiennent leur diplôme de fin d'études secondaires en cinq ans. Selon ces études, 27 % des jeunes décrochent du secondaire au Québec. Dans certaines écoles, ce sont la moitié des élèves. Cette moyenne est une des plus élevées à l'échelle canadienne selon les plus récentes études de Statistiques Canada, publiées ce printemps.

Devant ces résultats inquiétants, Michelle Courchesne, ministre de l'Éducation, du Loisir et du Sport du Québec, a annoncé qu'elle créerait, cet automne, une commission parlementaire sur le décrochage scolaire, et que cette commission pourrait faire le tour de la province. Mais les observateurs du milieu en voudraient davantage.

Au printemps, à la suite d'une tournée régionale, la Centrale des syndicats du Québec a demandé que cette question devienne une priorité nationale. En effet, un diplôme d'études secondaires assure à son détenteur un meilleur revenu, donc s'avère un avantage direct pour lui, tandis qu'un décrocheur nécessite davantage de services sociaux dont le surcoût sera supporté par l'ensemble de la société. Le Conference Board du Canada évalue que le pays perdra quatre milliards de dollars de revenus à cause du décrochage. Ce chiffre est fondé sur la durée de la vie active d'un groupe de 137 000 décrocheurs1.

Stéphane Paquin, professeur à l'École de politique appliquée, s'intéresse aux modèles des sociétés performantes sur le plan socio-économique. «Si on ne veut pas manquer notre entrée dans le 21siècle, indique-t-il, il faut absolument que les gens étudient plus longtemps et qu'ils retournent en formation. Il nous faudra plus de diplômés, et cela, à tous les niveaux. Nous sommes devant un gigantesque défi. La Chine et l'Inde montent de façon extraordinaire. Les emplois manufacturiers aux tâches répétitives, c'est terminé pour nous! Les emplois de l'avenir vont exiger des connaissances importantes. On estime que, dans cinq ans, il va manquer 800 000 travailleurs.» De quoi nous convaincre qu'il faut agir rapidement.

1 Bowlby, Geoff. «Taux de décrochage provinciaux – tendances et conséquences». Questions d'éducation (produit numéro 81-004-XIF au catalogue de Statistiques Canada), décembre 2005.

Un début d'espoir

Malgré les déceptions que suscitent les faibles résultats au Québec, Laurier Fortin perçoit une tendance encourageante qui l'incite à poursuivre ses recherches. «Des expériences commencent à porter fruit, les milieux se mobilisent, se réjouit-il. Mais on ne pourra en mesurer les effets à l'échelle du Québec que dans six ou sept ans.»

En Estrie, par exemple, la mobilisation de plusieurs décideurs a permis de faire chuter le taux de décrochage, l'un des plus élevés de la province. En cinq ans, il est passé de 34 à 27 %. C'est cette même volonté qui a mené à la création de la Chaire de recherche de la Commission scolaire de la Région-de-Sherbrooke sur la réussite et la persévérance des élèves, l'une des seules à être financée par une commission scolaire.

Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, le taux de décrochage se situait, il y a 10 ans, aux alentours de 21 %. La mobilisation de la communauté a fait chuter ce taux à 14,2 %, ce qui en fait actuellement le taux le plus bas de la province. Les écoles, les entreprises, les milieux communautaires, des quartiers complets se sont impliqués dans des projets pour motiver les jeunes à rester à l'école. Le modèle du Saguenay est, depuis, cité en exemple. «C'est vrai qu'on retrouve là une communauté tissée serré, souligne Laurier Fortin, mais cela ne veut pas dire que ce modèle peut s'exporter en ville, où on trouve des écoles dont la clientèle doit intégrer de nouveaux arrivants.» «Le Saguenay a pu compter sur l'aide des grosses entreprises de la région, qui ont exigé un secondaire cinq avant d'embaucher. Ce n'est pas le cas chez nous», affirme pour sa part André Lamarche, directeur adjoint de la Commission scolaire de la Région-de-Sherbrooke. Eric Ellysson, ingénieur et directeur chez Soucy International, un fournisseur de Bombardier dont le siège social est à Drummondville et qui possède notamment une usine en Suède et une en Chine, confirme les propos d'André Lamarche. Il engage à l'occasion des employés sans diplôme du secondaire. Mais il admet que les entreprises doivent se préoccuper de la question du décrochage scolaire, parce qu'elles se trouveront bientôt devant une pénurie de travailleurs qualifiés. «Nous sommes le plus gros employeur de la région de Drummondville. Nous avons une responsabilité sociale. Nous avons beaucoup d'entreprises en croissance, avec des besoins de main-d'œuvre importants. Nous sommes conscients d'encourager le décrochage. Cependant, nous savons aussi que nos employés des années à venir devront avoir été scolarisés plus longtemps et être capables d'effectuer des tâches plus complexes. Or, comment trouverons-nous ces gens si nous ne les encourageons pas à étudier dès maintenant?» demande-t-il.

Cet entrepreneur, diplômé en génie à l'UdeS, n'a pas hésité à s'impliquer dans le projet Soyez de la chaîne, auquel 200 entreprises de la région du Centre-du-Québec ont adhéré. «Il s'agit d'un engagement de notre part à favoriser les études auprès de nos employés», fait valoir Eric Ellyson. À Sherbrooke, ce projet existe sous une autre forme. Les employeurs sont invités à signer un contrat en vertu duquel ils s'engagent à n'embaucher que du personnel qui a obtenu un diplôme de cinquième secondaire. Une quinzaine d'entreprises ont jusqu'ici accepté de relever ce défi.

«L'implication des entreprises pour contrer le décrochage est souhaitable, mais elle reste limitée, juge Olivier Dezutter, professeur en pédagogie à l'UdeS. Il ne faut pas oublier que, historiquement, l'école de masse a été développée pour répondre aux besoins de l'industrialisation croissante. Si le milieu scolaire doit dialoguer avec les milieux d'affaires, il faut aussi se préoccuper des besoins de l'humain et contribuer au développement de compétences qui dépassent ce qui est attendu dans le monde du travail.» Ce professeur mène le combat contre le décrochage en supervisant des projets de lecture dans des écoles. Malgré sa situation au cœur d'un quartier défavorisé de Sherbrooke, l'école secondaire du Phare a réussi à diminuer son taux de décrochage en misant sur la lecture (lire l'encadré). «Tous les travaux qui ont été faits là-dessus montrent que, parmi les facteurs principaux de l'échec dans les matières de base, le français est un élément essentiel», avance Olivier Dezutter. Il ajoute : «Ces élèves-là, s'ils sont en échec en français, c'est peut-être parce qu'ils ont construit d'une façon pas très positive leur rapport à la langue.» Anne Lessard le confirme : «Nous pouvons repérer et accompagner plus rapidement, dès le primaire, les élèves qui ont de la difficulté en lecture; ce sont les plus vulnérables au décrochage.»

Un problème de société

Pour Anne Lessard, la question du décrochage devra être perçue comme une problématique que l'ensemble de la société doit chercher à résoudre : «L'enseignant joue un rôle, la direction de l'école et le psychologue scolaire aussi. Il y a des structures qui peuvent être changées, mais il faut y inclure la participation des CLSC, parce qu'il faut soutenir les familles en difficulté.» Olivier Dezutter considère qu'il faut réexaminer le rapport des enseignants avec les élèves et regarder de plus près ce qui se passe dans les classes. Laurier Fortin affirme qu'il faut instituer une véritable culture de la réussite et un amour de l'école — un projet qui demandera 10 ans d'efforts. Stéphane Paquin avance qu'il faudra aussi accepter une fois pour toutes de mettre les écoles en compétition entre elles. Selon lui, il faut sanctionner celles qui ne sont pas performantes et opter pour une exigence de résultat : «Par exemple, les écoles dont le taux de décrochage est largement au dessus de la moyenne, année après année, pourraient subir des redressements importants. Si, après plusieurs tentatives, ces démarches ne fonctionnaient pas, les écoles devraient être fermées. On le doit à nos enfants.»

Philippe, quant à lui, regarde en avant et sourit. Il songe qu'il pourra rembourser ce qu'il a coûté en aide sociale durant son retour aux études lorsqu'il aura obtenu son diplôme d'études collégiales. Depuis qu'un des professeurs de l'école Saint-Michel lui a soufflé à l'oreille qu'il avait le potentiel pour s'inscrire à l'université, il réfléchit à cette idée. Mais, avant de se retrouver sur les bancs d'un amphithéâtre, il veut aider des jeunes qui ont eu, tout comme lui, un parcours scolaire difficile. Parions qu'il y arrivera!

La lecture, la clé de la réussite

À l'école du Phare, établissement multiethnique d'un quartier défavorisé de Sherbrooke, la bibliothèque a été complètement rénovée. Les murs des corridors sont recouverts de tableaux colorés présentant les lectures coup de cœur des enseignants. «Les enfants doivent percevoir que leurs professeurs sont aussi des lecteurs, qu'ils peuvent leur donner le goût de la lecture», explique Josée Dufresne, enseignante.

«Nous avions d'abord eu l'idée de jumeler des élèves plus forts avec des plus faibles pour une période de lecture à voix haute», se souvient-elle. Cette courte période de lecture a commencé à faire une différence sur la confiance en soi des élèves en difficulté et les a mieux préparés à suivre le contenu des autres cours. «Les études montrent que travailler à partir du français contribue à contrer le décrochage. C'est l'outil d'apprentissage de départ, c'est l'outil de confiance en soi», précise André Lamarche, l'ancien directeur de l'école.

C'est lui qui a proposé à Olivier Dezutter, professeur de pédagogie à l'UdeS, d'encadrer ce projet de lecture. «L'arrivée d'Olivier nous a permis de structurer notre approche, renchérit Julie Fortin, une autre professeure. Nous avions démarré le projet de façon intuitive, comme le font la plupart des enseignants lorsqu'ils ont un projet en tête.»

Résultat : Olivier Dezutter a demandé aux professeurs de mettre sur papier les propositions de lecture et d'examiner leurs approches liées aux travaux de lecture en classe. Cette année, un groupe de 14 enseignants participe à différents projets de lecture, dont celui des tableaux de coups de cœur.

L'école du Phare a réussi à faire descendre son taux d'abandon à 25 %, soit 2 % au-dessous de la moyenne québécoise. Elle se trouve maintenant à égalité avec des écoles de secteurs plus favorisés.