Laurent Fontaine
La tête posée à l'avant de son nid, le huard sommeille. Silencieusement, notre canoë longe l'îlot de branches et d'herbes hautes où l'oiseau se cache en veillant sur sa couvée. Nous cessons de pagayer pour dériver sans faire de bruit. Manon Paquette, responsable par intérim du Service de la conservation et de l'éducation du Parc national du Mont-Orford, affiche un grand sourire. Elle avait remarqué qu'un couple de plongeons huards était revenu s'installer sur l'étang aux Cerises. Mais, comme son équipe avait trouvé le premier nid du couple détruit, elle avait cru que celui-ci était reparti.
Cet après-midi nous réserve une surprise : les huards sont bien là! On aperçoit également une biche et ses deux faons au loin sur la rive, un castor qui construit sa hutte et une grosse tortue serpentine qui nage à fleur d'eau. Les voitures ont beau défiler une centaine de mètres plus loin, sur la route qui longe l'étang, quelques minutes à peine en canoë suffisent pour nous faire basculer dans un autre monde. Armée de ses jumelles, Manon Paquette ne perd pas une minute de ces moments privilégiés. «Mon cœur est ici», dit-elle. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : le Parc national du Mont-Orford, c'est une histoire de cœur qui n'en finit pas.
«Au lendemain de la Première Guerre mondiale, à coup d'actions bénévoles et avec leur propre argent, les habitants des Cantons-de-l'Est ont pris en charge les premières étapes de l'aménagement du parc, raconte Jean-Pierre Kesteman, auteur de L'Orford à l'ombre et coauteur d'une Histoire des Cantons de l'Est. Quelques années plus tard, alors qu'elle était meurtrie par la crise économique, la population a forcé les chambres de commerce, les conseils de comtés et les municipalités à se mobiliser pour créer le parc.» Raclant les fonds de tiroir, 19 municipalités ont alors investi 25 000 $, notamment pour racheter les droits de coupe des entreprises forestières.
Le parc a été créé en 1938 avec l'aide du premier gouvernement formé par Maurice Duplessis. «Mais déjà, bien avant, dès le début des années 1800, les habitants de la région vouaient déjà une admiration respectueuse ce site exceptionnel», affirme Jean-Pierre Kesteman.
Encore aujourd'hui, avec ses trois montagnes, ses deux lacs, sa dizaine d'étangs et sa centaine de kilomètres de sentiers de forêts, le Parc national du Mont-Orford attire le regard des masses de visiteurs. C'est le plus beau milieu de travail dont pouvait rêver Manon Paquette. Tandis que nous poursuivons à pied notre balade près de l'étang Huppé, créé par des barrages de castors, elle nous montre les nids de grands hérons perchés sur des arbres morts. L'année dernière, 58 héronneaux sont nés dans le milieu humide du parc. «À l'automne, au temps des couleurs, faites donc aussi une petite balade à l'étang Fer-de-lance», nous conseille-t-elle. Le vallon couvert d'érables se découpe sur l'eau. Le sommet de la montagne est visible en arrière-plan, et le spectacle laisse sans voix quand la brume se lève ou que quelques rapaces planent.
C'est un spectacle perpétuel qui, dès les années 1840, a fait parler de lui jusqu'en Grande-Bretagne. Les premiers touristes britanniques remontaient d'abord le Saint-Laurent en bateau, de Québec à Port-Saint-François (Nicolet). Puis, c'était en 20 heures de diligence jusqu'à Sherbrooke et une autre journée jusqu'à Magog. De là, il fallait louer une charrette tirée par des bœufs pour traverser le marais aux Cerises et parvenir au pied de la montagne. Une aventure! Puis, c'était au tour des touristes américains d'être séduits. Ils prenaient le train jusqu'à Newport, puis remontaient le lac Memphrémagog sur le bateau à vapeur Lady of the Lake.
La beauté du paysage, avec l'étincelant lac Memphrémagog et les montagnes comme point de mire, les récompensait largement de leurs efforts. Elle captait aussi l'âme des peintres. «À part sa jumelle Owl's Head, aucune autre montagne québécoise n'a attiré davantage les regards des peintres des XIXe et XXe siècles», affirme Jean-Pierre Kesteman. Sous les pinceaux de William Henry Bartlett, d'Allan Edson et de bien d'autres, le massif du mont Orford devenait aussi élancé que certains sommets des Alpes. C'était un des sites les plus représentés sur les gravures qui circulaient alors en Europe pour faire connaître le Canada!
Le mont Orford a également exercé un grand pouvoir d'attraction sur des poètes comme Alfred Desrochers, qui était particulièrement impressionné par l'ombre projetée par ce géant au soleil couc ant. L'admiration sans borne qu'il suscitait entraînait de l'exagération. Ainsi, en 1837, Fred Weiss, un officier britannique chargé de trouver le meilleur chemin pour tracer une route entre Sherbrooke et Montréal, a escaladé la montagne avec quelques amis. «Baromètre en main, il a établi la hauteur du mont Orford, mais il s'est trompé dans ses calculs», dit Jean-Pierre Kesteman. L'Orford de Weiss avait 150 m de trop. En réalité, le mont Orford culmine à 853 m, ce qui est bien inférieur au sommet des monts Sutton (962 m), Mégantic (1105 m) et Gosford (1189 m). Qu'importe! Le mont Orford a gardé le titre de «la plus haute montagne du Canada à l'est des Rocheuses».
Ce mensonge grandiose, propagé par les guides touristiques jusqu'en 1914, fait place aujourd'hui à un constat singulier. Aussi humble soit son dénivelé, le mont Orford englobe une riche variété de milieux naturels : des forêts, des lacs, des étangs... Il compte des écosystèmes fort différents sur un territoire restreint. Avec le mont Sutton, le mont Orford compte parmi les seules montagnes qui permettent de découvrir sur un même site cinq forêts particulières au Québec, de l'érablière à caryer (sud) à la sapinière à bouleau blanc (nord), en passant par l'érablière à tilleul, l'érablière à bouleau jaune et la sapinière à bouleau jaune. «Pour retrouver la même diversité végétale, il faudrait partir de la frontière américaine et rouler jusqu'en Abitibi», souligne Colette Ansseau, professeure d'écologie terrestre à l'Université de Sherbrooke. Dans l'étude détaillée qu'elle a menée sur la flore du versant sud du mont Orford, elle a relevé la présence d'espèces végétales pour le moins inattendues, comme le ginseng, le trille blanc ou certaines espèces de bleuets. «Des espèces qui étaient rares ailleurs ont pu se développer en toute tranquillité parce que le site est protégé», explique-t-elle.
Au fil des années, la même chose s'est produite dans le cas de la faune, elle aussi scrutée par de nombreux chercheurs universitaires. Dans les vallées du parc ou sur les flancs des montagnes, on peut, bien entendu, rencontrer des cerfs de Virginie, parfois même des orignaux ou des ours, des coyotes ou des lynx, et beaucoup de ratons laveurs ou de castors, comme dans les forêts avoisinantes. Mais on trouve aussi la salamandre pourpre, la grenouille des marais ou la couleuvre à collier, et plusieurs espèces de parulines parmi les 200 oiseaux recensés. Sans oublier les immenses urubus à tête rouge dont le vol, du sommet du mont Chauve, est majestueux.
Le site est idéal pour étudier les écosystèmes. Le biologiste Don Thomas, doyen de la Faculté des sciences, y a étudié les populations de ratons laveurs pour déterminer leur mobilité ; cet élément est utile pour comprendre la propagation de maladies comme la rage. On s'est aussi documenté sur le comportement du tamia rayé et de certaines espèces menacées de chauves-souris. «Depuis trois ans, nous participons au Programme de suivi de l'intégrité écologique (PSIE) de la Société des établissements de plein air du Québec», signale Manon Paquette. C'est là une façon concrète de vérifier que le territoire protégé du Parc national du Mont-Orford ne souffre pas trop des pressions exercées sur l'environnement.
«C'est un lien de protection et d'admiration, à la fois poétique et mythique, que les habitants des Cantons-de-l'Est ont noué avec le mont Orford au cours des générations», résume Jean-Pierre Kesteman.
Le Parc national du Mont-Orford a 70 ans cette année. Pour l'occasion, on soulignera cet anniversaire sobrement par le biais d'activités d'interprétation.
Le parc est le centre d'une tourmente politique depuis 2005. La bataille s'est apaisée sur le plan médiatique. Mais elle pourrait refaire les manchettes d'ici au printemps 2009.
La ministre responsable des parcs, Line Beauchamp, a annoncé, il y a un an, que son gouvernement annulait la vente d'une partie du parc, où des condos auraient été construits. C'est ce projet qui avait soulevé, il y a trois ans, la colère des environnementalistes et celle d'un nombre important d'artistes et d'amis de la montagne. Le projet devait modifier les limites du parc et permettre la vente au privé du domaine skiable et du terrain de golf. L'annonce de la ministre a été reçue avec un soulagement, disons-le, anxieux de la part des opposants. Québec maintient la Loi 23, qui lui confère le droit de réenclencher le processus de vente.
Afin de relancer la station touristique, Québec a demandé aux élus et aux opposants de s'unir pour proposer une solution qui obtiendrait le consensus des environnementalistes et de partenaires économiques éventuels. Le préfet de la MRC Memphrémagog, Roger Nicolet, dirige le Comité de relance de la station Mont-Orford, qui doit présenter cette solution au plus tard en mai 2009.
Entre-temps, Québec devrait annoncer très bientôt la conclusion des négociations pour l'achat de propriétés privées qui permettra l'agrandissement du parc. La superficie d'Orford passera de 5000 à 10 000 hectares. Ce projet a été maintenu dans la Loi 23.
D'une certaine manière, l'Université de Sherbrooke participe au processus
de relance du parc : en février dernier, la MRC de Memphrémagog a confié
à Jacques Préfontaine, professeur de la Faculté d'administration, et à son équipe le mandat d'évaluer les retombées économiques de la station de ski du Mont-Orford. Un rapport qui servira à l'élaboration du projet.
Dans les mois à venir, trois comités de travail déposeront leurs travaux auprès du Comité de relance.
Pour plus d'information sur le Parc national du Mont-Orford : 819 843-9855, ou sur le site du Sépaq.
La silhouette de la montagne, visible de très loin et de presque tous les côtés, a dû guider des générations de voyageurs. Le mont Orford était, en effet, au confluent de plusieurs routes de navigation, allant du Saint-Laurent à la Nouvelle-Angleterre, en passant par la rivière Saint-François et le lac Memphrémagog, ou, au contraire, en allant vers New York, en passant par la rivière Missisquoi, puis par le lac Champlain. Les anciens colons avaient, pour leur part, surnommé la montagne «le vieil Indien»; quand son sommet commençait à blanchir, il était temps de se préparer à l'hiver.