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Carnets de voyage

Nœud gordien colombien

4 décembre 2008

Philippe Viens, étudiant à la Faculté des lettres et sciences humaines

L'auteur est étudiant au baccalauréat multidisciplinaire, présentement en échange à Bogota dans un programme sur l'éducation communautaire et les droits humains.

Alors que je sors de chez moi le vendredi 21 novembre, les rues du quartier gouvernemental où j'habite sont parcourues par des patrouilles militaires, mitraillettes et lance-grenades à la main. Les soldats semblent faire partie du comité d'accueil réservé à la grande manifestation amérindienne, la Minga, qui a parcouru des milliers de kilomètres à travers le pays afin de provoquer un dialogue avec le président Alvaro Uribe Veles. Cette manifestation dénonce les graves problèmes des nombreuses communautés autochtones que compte le pays.

La présence militaire n'a rien de rassurant. Quelques semaines auparavant, la police a tué deux Amérindiens en tirant des coups de feu sur les manifestants. Cela s'ajoute aux récents scandales des «faux-positifs» : des militaires, afin d'être promus, ont kidnappé puis assassiné plusieurs citoyens d'une municipalité pauvre de Bogota après les avoirs déguisés en guérilleros. Pendant que les Amérindiens se rassemblaient sur la place Bolivar, certains tenaient une banderole appelant le nouveau président américain Barack Obama à ne pas signer un traité de libre commerce avec leur pays. Le même jour, le Canada concluait sa propre entente de libre-échange avec la Colombie.

La Minga amérindienne

Bien des autochtones colombiens évoquent le génocide pour parler de la situation qu'ils vivent. De 2002 à aujourd'hui, plus de 1241 d'entre eux ont été assassinés, dont 29 le mois dernier. Des 102 peuples autochtones que compte le pays, au total plus d'un million d'individus, 18 de ces ethnies sont près de l'extinction. L'ONIC, plus grande organisation autochtone du pays, dénonce la faim, la pauvreté extrême, l'inexistence de services sociaux et l'absence totale de respect pour leur autonomie. La violence causée par la présence de groupes armés sur leurs territoires a eu pour conséquence le déplacement par la force de 54 000 autochtones. On dénombre plus de 20 massacres sur les réserves, le plus souvent réalisés par des groupes paramilitaires agissant avec la complicité des forces de l'ordre et sous l'impulsion de latifundistes ou de multinationales qui veulent s'approprier les riches terres amérindiennes. C'est pourquoi des dizaines de milliers d'entre eux se sont mobilisés ce dernier mois afin de réclamer justice et réparation pour une situation qu'ils jugent inacceptable.

Les étudiants, des terroristes?

À Bogota, les autochtones ont pu compter sur l'appui de la communauté universitaire, notamment de l'Universidad Nacional qui a prêté son campus aux milliers d'entre eux venus manifester. Le 20 novembre, une marche de quelques centaines d'étudiants de l'Universidad Pedagogica Nacional, où j'étudie, se sont également joints à la Minga amérindienne alors que l'administration décidait de mettre fin à la session par anticipation et d'imposer le lock-out aux étudiants. Ceux-ci bloquaient les édifices universitaires depuis une semaine pour protester contre la mauvaise gestion des ressources universitaires par le recteur Oscar Ibarra, qui a causé un déficit sans précédent à l'Université et a fait planer des rumeurs de fermeture. «Il n'y a plus d'argent pour les livres, pour les classes, pour la recherche; il n'y a plus d'argent pour rien!» affirme un dirigeant étudiant. Les professeurs n'ont pas été payés depuis plus d'un mois.

Les problèmes financiers ne sont pas le dernier souci des étudiants. La présence de groupes armés sur les campus universitaires amène son lot de conséquences malheureuses. Selon Radio Caracol, plus d'une quarantaine d'étudiants ont été menacés ces deux dernières années par la nouvelle incarnation des escadrons de la mort colombiens, les Aguilas Negras, seulement à l'Universidad Nacional. De plus, alors que le président déclare régulièrement que les étudiants sont des terroristes, les services secrets colombiens ont accusé l'une des fédérations étudiantes d'être liée aux FARC-EP et au Partido Comunista Clandestino. La semaine dernière, une vague d'arrestation a donc frappé le milieu universitaire, une cinquantaine d'étudiants et de professeurs ont été emprisonnés et font face à des accusations de rébellion.

Les étudiants ne sont pas les seuls à être traités de terroristes par le président colombien. Alvaro Uribe accusait le mois dernier José Miguel Vivanco, directeur pour les Amériques de la Human Rights Watch, d'être complice des FARC. Les accusations venaient en réponse à un rapport de l'organisation qui affirmait que le gouvernement colombien ferait obstacle à des investigations en profondeur sur les agissements des paramilitaires et narcotrafiquants colombiens, soupçonnés d'avoir des liens «dérangeants» avec l'État.

Le pays le plus antisyndical du monde?

La Confédération syndicale internationale, qui a présenté récemment son rapport annuel, affirme que la Colombie reste le pays le plus dangereux de la planète pour les syndicalistes. Le rapport avance le chiffre prudent de 39 assassinés l'an 2007. Néanmoins, ni ce rapport ni les nombreux autres scandales n'ont su gêner le gouvernement canadien qui signait son traité de libre-échange avec la Colombie le 21 novembre, alors qu'aux États-Unis, le traité est présentement bloqué par la majorité démocrate au congrès. Par contre, la grande presse américaine insistait récemment sur l'importance de sa signature, argumentant que le pays andin s'améliore et que les syndicalistes n'ont pas été plus tués, proportionnellement, que le reste de la population.

Enfin, lorsque l'on regarde la situation de la Colombie, on est porté à se dire, comme l'écrivain uruguayen Eduardo Galeano, qu'en Amérique Latine, il n'y a que les marchés qui sont libres.