Le 11 septembre, un tournant historique?

par Sylvie Couture

Les événements tragiques du 11 septembre ont bouleversé le monde. Plusieurs observateurs avaient déjà lancé des cris d'alarme, mais la plupart d'entre nous ont été surpris par l'ampleur de cette attaque. Qu'est-ce que l'histoire aurait dû nous apprendre? Moins d'un an après ces événements, peut-on déjà parler d'un tournant historique? Qu'est-ce que l'histoire doit retenir?


Sami Aoun
Professeur
Département d'histoire et de sciences politiques

Spécialiste de l'histoire de l'Islam, Sami Aoun enseigne à l'Université de Sherbrooke et est directeur du Groupe de recherche et d'études sur la sécurité au Moyen Orient, à la Chaire Raoul-Dandurand–UQAM. Il est aussi analyste à Radio-Canada International.



 

Le 11 septembre est l'événement le plus crucial, le plus horrible, le plus odieux d'une confrontation entre la mouvance islamiste djihadiste et son parrain d'origine, les États-Unis d'Amérique." Sami Aoun ne mâche pas ses mots. Spécialiste de l'histoire de l'Islam, ce professeur du Département d'histoire et de sciences politiques de l'Université de Sherbrooke se retrouve sur toutes les tribunes depuis les événements du 11 septembre. Les médias apprécient non seulement la justesse et la rigueur de ses propos, mais également sa capacité à vulgariser des informations dont la complexité n'a d'égal que la charge d'émotions qu'elles véhiculent.

Le jour de l'attentat, avant même que les tours jumelles du World Trade Center ne s'effondrent, Sami Aoun expliquait à la télévision qu'un tel événement était... prévisible! Qu'est-ce que l'histoire nous disait et que la plupart d'entre nous n'ont pas entendu? "L'hyperpuissance américaine est inédite dans l'histoire; celui qui voulait se positionner comme son ennemi n'avait d'autres choix que de chercher son talon d'Achille, d'aller l'humilier en attaquant ses symboles de gigantisme économique, de ridiculiser son système militaire et ses mécanismes de sécurité, d'essayer d'atteindre le moral de cet empire", soutient Sami Aoun.

Autopsie d'une guerre annoncée

Pendant la guerre froide, les États-Unis se sont servis des idéologies religieuses pour contrecarrer l'influence de l'Union soviétique dans l'espace musulman. Leurs alliances avec des pays arabes ont conditionné l'apparition des idéologies islamistes associées au djihad, la guerre sainte pour défendre les musulmans et pour appliquer la loi islamique, la charia. Animés par une aversion contre le communisme "athée", les islamistes ont aidé les Américains à vaincre l'empire du mal et ont eux aussi crié victoire lors de l'effondrement de l'Union soviétique. Mais après la chute du mur de Berlin, les Américains n'ont plus eu d'intérêts pour ce mouvement et l'ont presque marginalisé.

"Oussama ben Laden vivait alors un double échec, souligne Sami Aoun. Après la victoire islamique contre l'armée russe en Afghanistan, il nourrissait d'un côté l'espoir d'être élevé au rang des héros par le régime de son pays d'origine, l'Arabie saoudite, avec lequel il partageait la même idéologie wahhabite, soit la lecture la plus traditionnelle de l'islam. Mais, ce régime ne lui laissait pas de place et l'a même exclu de sa propre société. D'un autre côté, il s'attendait à ce que les Américains aident l'Islam à devenir un pôle mondial après la chute de l'Union soviétique et l'appuient dans la promotion de la cause des islamistes, qui se perçoivent comme des victimes de l'oppression des régimes arabes. Les Américains n'ont pas répondu à ses attentes."

Choc des civilisations, guerre d'icônes

Les musulmans, à l'instar de ben Laden, éprouvent un profond malaise devant le démantèlement et le déclin de leur civilisation qui, selon eux, mérite de jouer un rôle majeur, comme dans son passé, lorsque l'Islam connaissait ses heures de gloire à la jonction des grandes civilisations de Byzance et de Rome. Ils considèrent que la modernité occidentale s'est faite aux dépens de l'unité politique de l'Islam, envahie et exploitée par l'Occident et ceux qui veillent à ce pillage, les régimes politiques en place. "Cette vision, les islamistes la reprennent à leur compte pour en faire une cause. Jugeant que la modernité est une forme d'occidentalisation du monde, ils cherchent à récupérer "l'âge d'or" de l'Islam pour accroître leur participation à la civilisation humaine. Faute de moderniser leur culture, ils cherchent à islamiser la modernité."

Le rejet de la faute sur l'Occident demeure une image marquante. Même les régimes politiques corrompus arabes alimentent les critiques contre les États-Unis, le grand Satan, pour détourner l'attention et se déresponsabiliser. Sami Aoun considère d'ailleurs que, pour les Américains, le 11 septembre n'est pas un fiasco de la sécurité, mais plutôt de leur image de marque. "Même si les Américains ont un apport important dans le monde musulman, ils ont très mauvaise presse. C'est un résidu de la guerre froide pendant laquelle il y avait les anti-Soviétiques, du bord des Américains, et de l'autre bord, tous les mouvements socialistes progressistes, les anti-Américains. Avec la fin de la guerre froide, on a transposé cet antiaméricanisme dans d'autres mouvements."

La propagation de cet antiaméricanisme entraîne un recul de l'autocritique dans la culture politique musulmane qui oriente sa critique sur l'étranger et en fait "le responsable". Sami Aoun soutient que "le forum politique est tellement bloqué à l'intérieur que toute la rage va contre ceux qui protègent cet ordre, les Occidentaux, les colonisateurs, les Américains. Quand on ne peut pas atteindre son pouvoir local, il est souvent plus facile d'aller contester son parrain".

Dans l'impossibilité de changer les choses, on s'attaque aux images. "Ça devient une guerre d'icônes. Les tours jumelles sont devenues icônes, comme ben Laden est devenu icône. Et on doit détruire les icônes."

Tournant historique?

Pour la société américaine, il y a la vie avant le 11 septembre et il y a la vie après le 11 septembre. Peut-on parler d'un tournant historique? "Définitivement. Pour l'Amérique, c'est un événement majeur, une rupture. Mais ce n'est pas de la même ampleur ailleurs. Dans le monde musulman, les historiens et les politicologues résistent encore à le considérer comme un événement fondateur de quelque chose." Qu'en pense Sami Aoun? "Ce qui vient de s'enclencher est de nature à imposer le 11 septembre comme un événement crucial. Les retombées seront d'une ampleur telle que le monde de l'Islam ne pourra ignorer le fait que cet événement constitue un point de départ pour autre chose."

Il semble que l'impact se fera surtout sentir dans les relations internationales et la lutte au terrorisme. À l'encontre des désirs de ben Laden, les Américains sont plus forts aujourd'hui. La coalition internationale a favorisé leur rapprochement inattendu avec la Russie, l'Inde, la Chine, et leur a permis de s'infiltrer et de s'implanter dans des régions où ils ne pensaient pas pouvoir aller avant 10 ou 15 ans, comme dans la mer Caspienne et en Afghanistan. "Depuis le 11 septembre, les Américains orientent toutes leurs actions en vue de sécuriser et de rassurer les populations; et en ce sens, ils ont l'appui du monde qui, de son côté, démontre clairement qu'il ne tolérera pas la culture de haine de ben Laden et de ceux qui cautionnent ses mouvements."

Les Américains sont dans une phase de consolidation de leur empire. Sami Aoun les invite à la sagesse : "C'est vrai qu'ils sont une hyperpuissance et qu'ils pourraient agir unilatéralement. Mais c'est vrai aussi qu'ils ont besoin de solliciter de l'aide, car le système mondial est impossible avec un seul pôle. Se replier sur eux serait désastreux, mais leur courant interventionniste devrait se faire dans un jeu multilatéral."

Qu'est-ce que l'histoire au quotidien pourrait nous apprendre sur l'avenir? "Si nous sommes dans une civilisation où l'empire américain a la responsabilité morale et politique du monde, il devra non seulement respecter les droits de la personne, mais aussi les promouvoir pour étendre le territoire de la démocratie. Favoriser un jeu multilatéral et véhiculer des valeurs démocratiques seraient de bon augure pour une mondialisation plus humaine."

www.multimania.com/samiaoun

 

Vox pop

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Mon père, parce qu'il représentait un cas typique de la culture du Moyen-Orient, dominée par l'aisance dans l'expression orale et influencée par l'expansion du système scolaire occidental.

S. Aoun

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