Chaque année, plusieurs diplômés et diplômées de l'Université
de Sherbrooke s'expatrient, soit pour parfaire leurs connaissances, soit pour
trouver fortune. Certains s'inquiètent de cet exode tandis que d'autres y
voient un signe que Sherbrooke s'est hissé au rang des plus grandes
institutions du savoir en Amérique. Chose certaine, son personnel est de plus
en plus convoité, à commencer par certaines universités québécoises.
L'exode des cerveaux, mythe ou réalité
par Pierre-Yvon Bégin
Dans un passé encore récent, l'admission d'un diplômé ou d'une
diplômée de l'Université de Sherbrooke dans une grande université
américaine constituait un événement. Faut-il se réjouir aujourd'hui si les
meilleurs éléments de Sherbrooke sont l'objet de la convoitise
internationale, ou doit-on plutôt y voir un cruel exode des cerveaux? Facteur
chance ou qualité de vie, plusieurs s'accordent à dire que Sherbrooke a su
limiter les pertes, assistant même à des retours prometteurs.
Pourtant, les choses risquent de se corser avec l'injection de fonds nouveaux
dans le secteur de l'éducation. Alors que les États-Unis et le Canada
anglais ont traditionnellement su recruter nos meilleurs chercheurs et
chercheuses, l'offensive vient maintenant de l'intérieur, de certaines
universités québécoises.
« Du maraudage, il y en a toujours eu, accuse le recteur de l'Université
de Sherbrooke, Pierre Reid. C'est en train de prendre des proportions
inacceptables et c'est même à se demander si on ne tente pas délibérément
de détruire nos équipes de recherche. » Bien que Sherbrooke ait jusqu'ici
réussi à « accoter » les offres extérieures, le recteur craint
les disparités, ce qui l'obligera sans doute à revoir ses politiques
salariales.
Programme en danger
Le doyen de la Faculté de médecine, Michel Baron, est le premier à admettre
qu'il a subi des pertes énormes, en cardiologie notamment, surtout au profit
de l'Ontario.
« Ils nous ont vidés, reconnaît-il sans détour. Ce n'est pas tant la
quantité comme la qualité de ceux qui partent. Si on perd un chirurgien
cardiaque, c'est tout notre programme qui est en danger. »
Malgré tout, Michel Baron estime que Sherbrooke réussit à tirer son épingle
du jeu. Durant les derniers mois, la Faculté a attiré 32 chercheurs et
chercheuses fondamentalistes et plus de cent médecins enseignants. Les loups
demeurent cependant aux aguets. Une trentaine de professeurs ont reçu des
offres pour enseigner ailleurs durant les dernières semaines. « On a
été chanceux de les garder », admet-il.
Michel Baron s'inquiète davantage de l'impact des mises à la retraite
massives de médecins et de la réduction des admissions en médecine.
« Il faut dix ans pour former un nouveau médecin », rappelle-t-il.
En recherche, il est encouragé par le lancement des chaires du millénaire
annoncées dans le dernier budget fédéral. Un sérieux obstacle toutefois, un
demi million de dollars est nécessaire, juste pour installer convenablement une
chercheuse et un chercheur chevronné.
« C'est vrai, le marché est très ouvert, affirme-t-il. Il y a
cependant une pénurie de grands cerveaux. On n'a pas valorisé les carrières
universitaires ces dernières années. Le gouvernement canadien veut maintenant
créer 2000 chaires du millénaire. Mais, ce n'est pas vrai, il n'y a pas
assez de bons chercheurs au pays pour créer 2000 chaires. »
La culture française, un rempart
Doyen de la Faculté de génie, Roger Goulet estime pour sa part que notre
culture française ainsi que l'aspect sécurité jouent en faveur de
Sherbrooke. Il cite l'exemple du récent retour d'un professeur en quête d'un
endroit sécuritaire pour élever ses trois enfants.
« Ça fait quelques fois qu'on me mentionne ça, relate-t-il. Les gens
aux États-Unis se plaignent de la sécurité et puis les heures de travail y
sont longues. Actuellement, ça explose littéralement les projets ici. L'argent
n'est pas le problème. C'est plutôt de trouver du personnel
compétent. »
Doyen de la Faculté des sciences, Jean Goulet s'en prend aux statistiques. À
ses yeux, le nombre de départs ne signifie rien. Une seule perte, celle d'un
chef de file, suffit pour tuer un domaine. Plus que les conditions salariales, c'est
l'environnement qui permettra de conserver les chercheurs et les chercheuses
ici.
La construction d'un nouveau laboratoire en biologie, un projet de 12 millions
de dollars, est la clef qui pourrait permettre à Sherbrooke de devenir
« le » département au Québec. La création l'an dernier de l'Institut
des matériaux et systèmes intelligents donne déjà des résultats
remarquables.
« Les jeunes aujourd'hui, déclare-t-il, veulent une vie exaltante. Ils
ont des idéaux et veulent découvrir ce qui va changer le monde. »
Luc Gaudreau est un de ces jeunes. Jean Goulet dira de lui qu'il s'agit de
« la » recrue de l'année à la Faculté. Après cinq ans à
Harvard et à New York, ce diplômé de Sherbrooke voulait fuir les grandes
agglomérations urbaines. Il vient de s'acheter un terrain en bordure d'un
lac.
« J'avais le goût de revenir ici, explique-t-il, même si sur le plan
professionnel, j'aurais dû rester aux États-Unis où il y a plus de
ressources et de chercheurs de haut calibre. Sauf que ça va mieux pour la
recherche au Canada depuis quelques années. Un bon chercheur en attire un
autre. »
L'Internet est un autre élément qui a contribué à convaincre Luc Gaudreau
de rentrer au Québec. Par le biais du courrier électronique, il est en contact
permanent avec son ex-patron et ses collègues. « Internet, dit-il, ça
change tout, et voilà dix ans passées, je serais carrément dans mon trou,
ici. »
24 heures sur 24
Suzanne Chamberland et François Malouin, couple dans la vie, en sont deux
autres qui ont dit adieu à la Californie en février dernier. En plus d'un
excellent salaire, ils détenaient une participation dans leur entreprise.
Mieux, ils ont débuté au plus haut niveau scientifique et ont participé à la
découverte d'une nouvelle molécule antibiotique, aujourd'hui arrivée au
stade des essais cliniques. Une expérience unique dans la vie d'un chercheur
et d'une chercheuse, la grande vie quoi!
« Beaucoup de responsabilités surtout, réplique Suzanne, 24 heures sur
24, sept jours par semaine. Les salaires sont bons mais le coût de la vie est
tellement élevé. Nous sommes plus riches au Québec même si le salaire est
moindre, en liberté personnelle et en qualité de vie. »
Faut-il s'étonner si le couple a lui aussi établi son nid en bordure d'un
lac à la campagne! Suzanne Chamberland est agente de valorisation au Bureau de
liaison entreprises université (BLEU), tandis que son mari est professeur en
microbiologie.
Un mythe
François Robert, 27 ans, effectue présentement un stage post-doctoral aux
États-Unis après avoir obtenu un doctorat en biologie à Sherbrooke. Lui et sa
femme entendent bien revenir au Québec. L'exode des cerveaux, un simple
mythe!
« Il est hors de question de fonder une famille ici, déclare-t-il sans
détour.
Le système nous encourage à quitter le pays pour faire notre post-doctorat. Au
Canada, il est beaucoup plus facile de se trouver un emploi si vous avez fait un
post-doc à l'étranger. J'ai l'impression que beaucoup de cerveaux
considérés en exode sont plutôt en visite temporaire. »
Jean Goulet, doyen de la Faculté de sciences, confirme qu'on ne tient pas à
retenir les finissants et finissantes à Sherbrooke comme professeurs. Si on les
encourage à s'expatrier, question de symbiose, on s'assure de conserver un
élastique pour les ramener plus tard. « Ceux qui finissent un doctorat en
chimie, trois ou quatre par année, reçoivent automatiquement des offres d'emploi
dans la région de Boston. Des offres pas piquées de vers! »,
soutient-il.
Titulaire d'un doctorat en pharmacologie de l'Université de Sherbrooke,
Darren Richard, 31 ans, a pour sa part opté en 1997 pour un stage post-doctoral
dans un laboratoire de Nice, en France. Il sera de retour au Québec bientôt,
« l'offre que j'ai reçue n'est pas la plus alléchante
financièrement, mais les gens sont sincères et le milieu de recherche est
très bien », répond-t-il.
Grandir au Québec
Guy Servant ne rentrera pas, enfin pas tout de suite. Lui et son épouse,
Marylène Ross, diplômée du Département des lettres et communication, ont mis
le cap sur la Californie voilà trois ans et demi pour un post-doctorat. Il
vient tout juste de signer une entente avec une nouvelle compagnie à San Diego,
Senomix inc. Après impôts, son salaire net sera 40 pour cent plus élevé qu'au
Québec, sans compter les participations.
« Quand on pense à l'avenir, affirme-t-il, nous voyons nos enfants
grandir au Québec. De plus en plus de compagnies s'installent au Québec et d'ici
quelques années, je ne serais pas surpris que le choix et les conditions
rivalisent avec celles de la Californie. »
Julie Trudel, prodige des expos-sciences des années 80, termine un doctorat en
génie biomédical aux États-Unis. Elle est heureuse dans son laboratoire de l'Arizona
où elle demeure branchée sur les radios CHLT ou CITÉ de Sherbrooke par le
biais d'Internet. Elle jongle entre une offre de post-doctorat en Afrique du
Sud ou un travail en industrie. L'endroit lui importe peu.
« J'ai une bonne galette à rembourser, 60 000 $, confie-t-elle. C'est
sûr que cela irait plus vite aux États-Unis. »