Ce qui constitue un loisir pour les uns peut, pour d'autres,
devenir une passion dévorante. Diplômé en génie, Yves Laforest appartient de
toute évidence à la seconde catégorie. De la simple activité de plein air
que l'escalade était pour lui au milieu des années 70, l'alpinisme s'est
vite retrouvé au cœur de sa vie, ce qui l'a amené, en 1991, à gravir le
mont Everest.
L'alpinisme pour Yves Laforest
Une ascension au plus profond de soi
Pendant deux mois, en 1991, Yves Laforest a vécu à plus de 5000 m d'altitude,
engagé dans une expédition ayant pour but de gravir le plus haut sommet du
monde, l'Everest. Au sein d'une équipe de huit grimpeurs, il a pendant 60
jours lutté contre les éléments, poussant son corps à l'extrême limite de
ce qu'il pouvait endurer afin de fouler le toit du monde. En compagnie de Mark
Richey, il a péniblement franchi les derniers mètres de l'ascension le 15
mai 1991, un exploit encore jamais réussi par un alpiniste québécois.
Dans le livre où il raconte cette aventure, Yves Laforest écrit : «
Le sommet de l'Everest ! J'ai peine à y croire. Mes yeux ne sont pas assez
grands. Mon cœur n'est pas assez large. J'éprouve une joie intense,
nouvelle, plus parfaite que n'importe quel plaisir connu ».
À son retour au Québec, Yves Laforest est accueilli en héros. Lui qui,
quelques mois plus tôt était un illustre inconnu, ayant même d'énormes
difficultés à se trouver la moindre commandite, est placé d'un seul coup
sous les feux de la rampe. Il se retrouve même sur un char allégorique lors de
la parade de la Saint-Jean à Montréal !
Timide, renfermé même, comment Yves Laforest a-t-il réagi à cette soudaine
popularité ? « Je me suis laissé porter par la vague, analyse-t-il. Ce n'est
qu'après que j'ai pris conscience du côté artificiel de cet engouement
médiatique. À mon avis, il ne faut pas se laisser prendre au jeu de l'artifice
et de la consommation, ce n'est qu'un feu de paille. Il faut bien sûr
profiter de la chaleur pendant qu'elle passe, mais il faut aussi nourrir le
feu avec du bon bois, nourrir la flamme avec les vraies choses. »
Ces vraies choses, Yves Laforest dit les avoir découvertes en partageant l'expérience
qu'il a vécu, en faisant des conférences dans des écoles et des
entreprises, en étant en contact et en discutant avec toutes sortes de gens et
en répondant à leurs questions. Au contact de ces gens, l'alpiniste a petit
à petit découvert la source de leur intérêt pour le récit de la conquête
de l'Everest. Au fond, ce n'est pas l'événement en lui-même qui
les intéressait, mais les leçons qu'Yves Laforest avait tirées de cette
aventure.
Ce que l'alpiniste retient des mois qui ont suivi son retour de l'Everest c'est
qu'il a pu comprendre ce qui le motivait à tenter de tels exploits. Il a
rencontré une foule de gens, œuvrant dans toutes sortes de domaines, qui
avaient vécu des expériences similaires et en avaient tiré des leçons
comparables. Que ce soit dans la pratique d'un sport ou dans la vie en
général, il est important de se fixer des objectifs élevés et de prendre les
moyens pour les réaliser. Chaque être humain doit apprendre à se dépasser et
à se donner la discipline pour atteindre son but « La montagne m'a permis de
devenir un meilleur être humain » , résume-t-il.
Pour Yves Laforest, la montagne est devenue un laboratoire, un lieu où il lui
est possible de faire des apprentissages qui peuvent par la suite être
transférés dans la vraie vie. En montagne, tout est simplifié au maximum. Le
nombre de personnes avec qui l'on interagit est limité. L'équipement se
résume à un sac à dos, des vêtements et une bonbonne d'oxygène. L'objectif
est on ne peut plus clair : il est là, droit devant soi à longueur de
jour. Chaque décision est importante, chaque geste analysé, soupesé, scruté.
Tout se déroule lentement. Dans un tel décor, l'alpiniste est constamment
face à lui même, à ses forces, ses faiblesses et ses peurs. « Tu n'as
pas 56 000 affaires à penser en même temps comme dans la vraie vie, résume
Yves Laforest. Maintenant, quand je suis confronté à une situation dans la
vie, je me demande ce qui s'est produit en montagne qui pouvait ressembler à
ça et quelle solution j'ai choisie. Parfois, je ne trouve qu'une partie de
la réponse, mais ça donne un point de départ à la réflexion. »
Un virage vers l'éducation
Depuis son expédition sur l'Everest, Yves Laforest a beaucoup ralenti le
rythme de ses ascensions. Cependant, il a accepté, en compagnie de quatre
autres alpinistes, de s'associer à la Fondation canadienne Rêves d'enfants
et, pour amasser des fonds, escalader une montagne par année de 2000 à 2002.
Ainsi, en janvier, il a gravi les 6959 m de l'Aconcagua, une montagne située
au cœur de la cordillère des Andes en Argentine. L'an prochain, le groupe se
propose d'escalader le mont Kilimandjaro, en Tanzanie. En 2002, ce sera au
tour du mont Elbrous, en Russie.
Entre ces expéditions, Yves Laforest vit dans les montagnes Rocheuses en
Colombie-Britannique. Il travaille pour une école privée, Ideal Society,
(Institut de développement en éducation, arts et loisirs), un organisme sans
but lucratif qui vise le développement de l'être humain à travers les
activités en plein air, les activités artistiques et les activités du
quotidien. « Ma carrière a dévié, indique Yves Laforest. L'éducation a
pris plus d'espace que l'aspect simplement sportif. Je continue à explorer
l'alpinisme, mais plutôt pour ce qu'il permet d'apprendre sur soi-même.
»
Du Pinacle à l'Everest
Yves Laforest a fait connaissance avec les sports de montagne à l'Université
de Sherbrooke, en 1976, sur l'invitation de son confrère étudiant à la
Faculté de génie, Jocelyn Ouellet. Il s'agissait d'une expédition sur le
mont Pinacle près de Coaticook, un sommet de 600 m. Un saut de puce comparé
aux 8846 m de l'Everest.
De toute évidence, le jeune homme a eu la piqûre pour ce sport. En 1981, deux
ans à peine après l'obtention de son diplôme en génie, Yves Laforest
quitte son emploi au sein de la firme d'ingénieurs sherbrookoise CIMA pour se
consacrer à temps complet à sa passion.
L'alpiniste prend rapidement de l'expérience, sa technique s'améliore,
ses connaissances de la montagne s'accumulent. Sa réputation de grimpeur de
premier niveau s'étend. La hauteur des sommets auxquels il s'attaque
augmente. De 1983 à 1985, Yves Laforest participe à plusieurs expéditions en
Amérique du Sud : monts Taulliraju, Alpamayo, Primide et Huascaran.
La voie se précise alors pour Yves Laforest. Il réalise l'immense place qu'a
pris l'alpinisme dans sa vie. En même temps que l'idée de grimper l'Everest
germe dans son esprit, le diplômé de génie prend conscience des dangers de l'alpinisme.
« J'avais atteint un bon niveau de performance et je commençais à me
demander si la prochaine étape n'était pas d'y rester, raconte Yves
Laforest. Je risquais ma vie à ainsi mettre la barre de plus en plus haute. L'alpinisme,
ce n'est pas comme le saut en hauteur. Si tu mets la barre trop haute et que
tu manques ton coup, tu ne reviens habituellement pas pour raconter ton affaire.
»
Un loisir pas comme les autres
L'alpinisme n'est pas un loisir comme les autres. Quiconque a déjà
pratiqué l'escalade, ne serait-ce que quelques heures, conviendra qu'il s'agit
d'un sport qui exige de celles et ceux qui le pratiquent une condition
physique impeccable, un mélange bien dosé de souplesse, d'agilité et de
force, de solides connaissances techniques et un sang froid hors du commun.
À cette recette, ajoutez la peur de la chute fatale, les dangers des avalanches
et des crevasses, la neige, le froid et le vent, qui atteint régulièrement 250
km/h à 8000 m d'altitude. Enfin, exigez de votre corps qu'il fonctionne
malgré que l'air ne contient plus que le tiers de l'oxygène qu'il
renferme au niveau de la mer, ce qui provoque une baisse radicale d'énergie
et d'énormes difficultés à respirer, et vous obtenez un sport, l'alpinisme
en hautes montagnes, parmi les plus difficiles et les plus rudes qui soient.
Au-delà de 7500 m d'altitude, le corps humain ne peut plus s'adapter au
manque d'oxygène. Tout devient difficile. Tout au plus peut-on espérer
survivre quelques jours dans ces hauteurs. À 8000 m, on évolue au rythme d'un
pas à toutes les quatre secondes. Le simple fait de s'habiller prend
facilement plus d'une heure. Échapper une mitaine au sol peut entraîner la
mort. Le 15 mai 1991, en redescendant l'Everest en compagnie de son
coéquipier, Mark Richey, Yves Laforest a vu le cadavre de deux alpinistes morts
gelés près du sommet. Sans doute s'étaient-ils endormis pendant quelques
fatals instants.
Quel attrait un tel sport a-t-il pu avoir pour Yves Laforest ? « Sans
doute, l'alpinisme correspondait-il à mon tempérament, répond Yves Laforest.
Une chose qui m'a sans doute séduite, c'est que j'étais entièrement
responsable de tout, de la destination, des moyens pour y parvenir, du
matériel, et que je pouvais en retirer entièrement et totalement tous les
bénéfices. »
Autre élément recherché par les alpinistes de très haut niveau : l'intensité,
une sorte d'état second que les alpinistes doivent atteindre pour survivre en
montagne. Intensité de l'effort, du défi, de l'attention portée à chaque
geste, à chaque pas… Après l'Everest, Yves Laforest s'est aperçu que
cet état d'intensité, qui est une des choses qui lui faisaient apprécier l'ascension
en hautes montagnes, pouvait aussi être atteint autrement, dans d'autres
activités. « Maintenant, confie-t-il, je me sens moins malheureux dans la
vallée qu'auparavant. » Le chemin a été long, les embûches nombreuses,
mais Yves Laforest, en grimpant l'Everest, a du même coup réussi un long
périple au plus profond de lui-même.