Intermédiaire important entre l'écrivain et ses lectrices et lecteurs, l'éditeur littéraire québécois n'a jamais jusqu'ici fait l'objet de recherches exhaustives. Depuis 1982, l'équipe du GRÉLQ s'affaire à découvrir qui sont ces éditeurs et comment leur rôle s'est transformé au fil du XXe siècle.

L'éditeur : un acteur dans l'ombre de la littérature québécoise

par Josée Maffett

Peu après sa formation, en 1982, l'équipe de recherche dirigée par Jacques Michon, professeur de littérature, s'est fixé un objectif de taille : rédiger une série d'ouvrages sur l'histoire de l'édition littéraire au Québec au XXe siècle. Le premier volume de la série, qui couvre la période de 1900 à 1939, vient tout juste de paraître aux éditions Fides. Tous les membres du Groupe de recherche sur l'édition littéraire au Québec (GRÉLQ) ont participé à la production de l'ouvrage, tout particulièrement le directeur, Jacques Michon, Richard Giguère, Pierre Hébert et Hervé Dupuis, professeur au Département de lettres et communications, Suzanne Pouliot, professeure au Département d'enseignement au préscolaire et au primaire, Yvan Cloutier, professeur de philosophie au Collège de Sherbrooke, et enfin, la trentaine d'étudiants et étudiantes qui se sont succédé au sein de l'équipe au cours de ses 18 années d'existence.

Les œuvres du poète Émile Nelligan, L'Almanach du peuple, Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon, L'appel de la race de Lionel Groulx, autant de livres qui ont marqué le paysage littéraire canadien-français. En quoi les éditeurs ont-ils contribué au succès de ces œuvres? Selon quels critères choisissaient-ils les livres qu'ils publiaient? Comment ont-ils affronté la censure? «Voilà les questions auxquelles le GRÉLQ désirait trouver réponse en entreprenant ce projet, explique Jacques Michon. Nous voulions mettre en lumière le rôle discret, mais combien nécessaire, qu'ont joué ces personnages dans l'évolution du monde littéraire québécois ».

Dans le cadre de ce premier volume, les chercheurs ont distingué deux époques : avant 1920 et après 1920, date de l'apparition du véritable éditeur au Québec. Au début du siècle, le monde littéraire était dominé par les grandes maisons d'édition comme Beauchemin et Granger Frères. Les responsables des collections étaient des libraires ou des imprimeurs avant tout. Ils ne cherchaient pas vraiment à découvrir les nouveaux talents.

Le droit d'auteur fait toute la différence

Autre caractéristique de cette première période : le droit d'auteur est peu respecté. Si un auteur n'est pas au fait de la loi et n'enregistre pas lui-même son œuvre auprès du gouvernement, n'importe quel libraire peut s'approprier les droits de publication. Le problème est encore plus marquant du côté des auteurs étrangers qui, ne connaissant pas le marché québécois, ne prenaient pas la peine de s'enregistrer. L'éditeur avait alors tout le loisir de réimprimer leurs œuvres pour le grand public, d'où les nombreuses collections de romans français reproduits intégralement par les maisons d'édition d'alors.

« Les auteurs se sont regroupés et ont entamé un long processus afin de faire reconnaître leurs droits, relate Jacques Michon. En 1906, une première victoire a été remportée devant les tribunaux contre un éditeur. Il a quand même fallu attendre la Loi sur le droit d'auteur de 1921 pour que les écrivains soient à l'abri des abus. En protégeant ainsi les publications, la nouvelle loi allait du même coup lever le dernier obstacle à l'essor de la profession d'éditeur. »

Les éditeurs bravent la censure

Les années 20 marquent l'apparition d'un nouveau personnage : l'éditeur. Celui-ci se consacre entièrement à son rôle. Il sélectionne et corrige les manuscrits, amasse les fonds, voit à l'impression des exemplaires, à leur circulation dans les librairies et déniche les acheteurs. Il constitue aussi un bouclier entre l'auteur et l'opinion publique. On sait qu'à cette époque, les mécanismes de censure étaient très forts. L'Église intervenait à différents niveaux de la chaîne du livre : le texte, l'auteur, le lecteur, ceci avant même que le livre ne soit publié.

Jacques Michon cite Albert Lévesque en exemple. « Ce jeune professionnel de l'édition a pour politique de favoriser l'essor de la littérature québécoise. Il créera la collection des Romans de la jeune génération, où paraîtra notamment La Chair décevante de Jovette Bernier. Ces romans mettent en scène des situations complexes, voire délicates. L'église va réprouver fortement ces ouvrages, ce qui ne les empêchera pas de connaître un certain succès. » Cependant, Albert Lévesque, qui ne peut s'aliéner la classe religieuse, parmi laquelle il compte d'excellents clients, interrompt la publication de la collection. Il continuera malgré tout à faire la promotion de ces auteurs et passera à l'histoire comme étant le premier éditeur à avoir bravé la censure pour offrir un nouveau genre de romans québécois.

Albert Pelletier, des éditions du Totem, ira encore plus loin. Cet avant-gardiste n'entretient aucun lien avec les communautés religieuses, alors il n'hésite pas à provoquer l'opinion publique. Il brave tous les interdits en publiant des ouvrages comme Les demi-civilisés de Jean-Charles Harvey, qui prêche entre autres l'amour libre. Ouvertement provocateur et anticlérical, l'ouvrage sera directement censuré par l'évêché de Québec, mais pas par celui de Montréal. Ainsi, dans la métropole, on s'arrachait ce qui allait devenir l'un des livres les plus vendus des années 30.

Si Harvey a perdu son poste de rédacteur en chef du Soleil dans l'histoire, ce n'est pas le cas de l'éditeur, qui continue à faire circuler l'œuvre. « On voit ici l'un des rôles majeurs joués par l'éditeur au cours de cette période, souligne Jacques Michon. Il apporte un appui aux auteurs tout en assurant la pérennité de leur œuvre. Il insuffle ainsi une certaine force à notre littérature, qu'il contribue à libérer. » Le livre a d'ailleurs obtenu un tel succès que l'éditeur Pelletier a pu créer la revue Les idées afin de répandre les idéaux anticléricaux auprès du public.

Les autorités religieuses constatent que la censure est loin d'avoir produit l'effet escompté. Au contraire, elle a assuré une certaine publicité au roman de Jean-Charles Harvey. Ce fut donc l'une des dernières, sinon la dernière condamnation publique aussi spectaculaire d'une œuvre. Jusqu'aux années 60, l'Église allait tout de même intervenir de nouveau dans le monde littéraire québécois, ayant toutefois pris soin d'affiner ses tactiques.

Deuxième volume

En se documentant sur les maisons d'édition, les chercheurs du GRÉLQ ont accumulé de la matière pour le prochain volume (1940-1960), qui devrait paraître dans environ deux ans. « Cette période est marquée par la Seconde Guerre mondiale, qui allait favoriser l'ouverture du Québec sur le monde, annonce Jacques Michon. Les éditeurs, qui travaillaient depuis longtemps à rendre la littérature moins régionaliste, contribuent à l'épanouissement intellectuel du Québec en faisant paraître de nouveaux ouvrages dont la publication semblait impossible auparavant. »

Cette ouverture idéologique et intellectuelle mènera à la publication d'André Gide, de Marcel Proust, de Rimbaud et de Baudelaire, auteurs auparavant à l'index. Elle permettra aussi l'arrivée de nouveaux écrivains comme Anne Hébert, Gabrielle Roy et Yves Thériault, dont les œuvres revêtent une envergure internationale étrangère aux livres du terroir. Ainsi, dans Bonheur d'occasion, Gabrielle Roy décrit un milieu spécifique, Saint-Henri, mais situe l'action dans le cadre d'une guerre qui touche toute la planète. Anne Hébert, de son côté, présente une prose sur le mal de vivre commun à tous les humains. Profitant de la fenêtre sur le monde que leur ouvrent les éditeurs, certains auteurs se bâtiront assez rapidement une renommée à l'étranger.

Colloque

Si le travail des éditeurs a changé le paysage culturel du Québec, il demeure que la littérature d'ici est fragile. Aujourd'hui comme à l'époque, la majorité des livres vendus dans la province proviennent de l'étranger. À la fin du XXe siècle, seulement 33 p. 100 des ventes en librairie touchent des œuvres québécoises. À la lumière de ces résultats, les recherches de l'équipe de Jacques Michon prennent toute leur importance.

Du 9 au 13 mai prochain, le GRÉLQ tiendra justement le Colloque international sur les mutations du livre et de l'édition dans le monde du XVIIIe siècle à l'an 2000. À cette occasion, des chercheurs provenant notamment des États-Unis, de la France, de la Russie, de la Suède, de l'Inde et de l'Italie se réuniront à Sherbrooke afin de dresser un portrait mondial de l'édition littéraire. Ces conférences pourraient donner un nouveau souffle aux recherches de l'équipe de Sherbrooke en lui permettant d'interpréter l'édition littéraire québécoise à la lumière de l'expérience des autres pays du monde.