SOMMITÉS
L'essentiel demeureÀ la tête de Bombardier pendant quelque 35 ans, Laurent Beaudoin, diplômé en administration, était aux premières loges pour observer les changements importants que le monde des affaires a connu au cours des dernières décennies. Et, si la transformation progression a été remarquable à plus d'un point de vue, le président du conseil de Bombardier, croit tout de même que les fondements de la gestion d'entreprise sont demeurés les mêmes.
par Bruno Levesque
Quand Laurent Beaudoin a terminé ses études, en 1960, le monde qui
s'offrait à lui ne ressemblait que de loin à la réalité actuelle. Les rares
ordinateurs fonctionnaient à coup de cartes perforées, la Révolution tranquille
n'avait pas encore eu lieu, le milieu québécois des affaires était dominé par les
anglophones et les hommes d'affaires québécois les plus propères avaient pour noms
Bronfman, McConnell, Price, Birks et Molson.
Quelque 40 ans plus tard, des entreprises telles Canam-Manac, Softimage, Cascades,
Vidéotron, Québécor, Télésystèmes et bien d'autres connaissent d'immenses
succès avec, à leur tête, des francophones nommés Dutil, Langlois, Lemaire, Chagnon,
Péladeau, Sirois, etc.. " La place qu'ont prise les Québécois francophones
dans le mode des affaires est un des changements très importants survenus au cours des
dernières décennies, évalue Laurent Beaudoin. Auparavant nous parlions affaires, mais
nous n'étions pas très présents. Aujourd'hui, nous contrôlons notre
économie et les francophones sont à la tête de plusieurs entreprises à vocation
internationale dans plusieurs domaines. "
La place de l'informatique dans le mondes des affaires a elle aussi grandement
évolué depuis le début de la carrière de Laurent Beaudoin. " Selon moi,
c'est le changement le plus important, estime-t-il. Au début, dans les années 60,
les ordinateurs et l'informatique étaient réservés aux informaticiens. Une
entreprise pouvait gérer ses inventaires par ordinateur ou encore dessiner des pièces,
mais c'était souvent sur des systèmes parallèles, qui n'étaient pas
intégrés. Ce n'est que depuis une dizaine d'années que les ordinateurs ont
réellement pris leur place dans les entreprises. Aujourd'hui, nous ne pouvons
presque plus travailler sans eux. Rien que dans Bombardier aéronautique, nos employés
disposent de 10 000 ou 12 000 ordinateurs. Auparavant, les investissements les plus
importants étaient faits dans les usines, maintenant c'est dans l'équipement
informatique. "
Pourtant, malgré tous ces bouleversements survenus au cours des dernières décennies,
Laurent Beaudoin considère néanmoins son travail est demeuré essentiellement le même.
À son avis, les problèmes de finances, d'organisation du travail, de gestion de
personnel, de leadership etc. demeurent essentiellement les mêmes et les décisions se
prennent de la même façon. " Ce sont toujours des humains qui, en fin de
compte, prennent les décisions, rappelle le président du conseil de Bombardier. Les
outils ont changé, la façon d'obtenir l'information et la vitesse à laquelle
on l'obtient se sont aussi modifiées, mais les problèmes et les solutions sont
restées les mêmes. "
De Valcourt à Pékin
À sa sortie de l'Université de Sherbrooke avec son diplôme de
comptabilité, le jeune Laurent Beaudoin décide d'ouvrir un bureau à Québec, non
loin de la maison paternelle de Laurier Station. Son projet est simple : acquérir de
l'expérience, évaluer les occasions d'investir qui se présentent et faire le
saut dans le monde des affaires à la première bonne occasion. Car Laurent Beaudoin porte
un grand intérêt aux affaires. Il a grandi dans un milieu où le commerce était
valorisé et son père, grossiste en alimentation, lui a transmis cette passion. Son
travail de comptable l'amène à conseiller des clients dont les entreprises font
face à certains problèmes, ce qu'il fait avec un certain succès. " Ça
m'a donné confiance en mes moyens ", juge-t-il aujourd'hui.
En 1961, l'un des clients de Laurent Beaudoin s'appelle Joseph-Armand
Bombardier. Il est le père de Claire Beaudoin, son épouse, rencontrée sur les bancs de
l'Université de Sherbrooke. Il est aussi président de Bombardier, un fabricant de
motoneiges dont les usines situées à Valcourt emploient 700 personnes. Laurent Beaudoin
est parfois consulté par son beau-père pour des questions d'affaires. Les avis et
la façon de penser du jeune comptable ont l'heur de plaire à l'inventeur de la
motoneige, si bien que, en 1963, il lui offre le poste de contrôleur de Bombardier.
À l'échelle du Québec, Bombardier était déjà une grande entreprise quand
Laurent Beaudoin est entré à son service en 1963. Le marché de la motoneige était
alors en pleine expansion et comportait de nombreux défis à relever pour un comptable en
début de carrière.
Mais Laurent Beaudoin n'avait aucune idée de l'ampleur des défis qui
l'attendaient. Quelques mois à peine après son arrivée chez Bombardier, les
médecins découvrent que Joseph-Armand Bombardier souffre du cancer. L'inventeur
décède peu de temps après, et Laurent Beaudoin, dès 1965, se retrouve à la tête de
Bombardier. " Il a fallu se poser des questions très importantes quand monsieur
Bombardier est décédé, se souvient Laurent Beaudoin. Le marché de la motoneige était
en pleine expansion et plusieurs compagnies américaines étaient intéressées à nous
acquérir. D'un autre côté, nous pouvions décider d'investir pour rendre nos
installations capables de répondre à une demande sans cesse grandissante. "
On connaît la suite. " Nous nous sommes dit que, si d'autres pouvaient réussir
dans ce domaine, nous devrions être capables nous aussi. Alors nous nous sommes
retroussé les manches et nous avons foncé. " Pour répondre à la demande sans
cesse croissante de motoneiges, Bombardier a dû doubler sa capacité de production chaque
année pendant sept ans. Au cours de la même période, le chiffres des ventes est passé
de 10 millions à 200 millions de dollars. " Une chance que j'avais 25 ans,
lance Laurent Beaudoin en souriant. Nous ne comptions pas les heures et les fins de
semaine de congé étaient très rares. Nous avons mis tous les efforts possibles et nous
avons réussi à demeurer les leaders de la motoneige, malgré la concurrence des
Américains et des Japonais. "
Pour Bombardier et son président, les années 70 ont été fort différentes,
principalement à cause de la crise de l'énergie. À titre d'illustration de la
chute dramatique de la demande en motoneige, Laurent Beaudoin rappelle que Bombardier
employait 5000 personnes et produisait 200 000 motoneiges par année au début de la
décennie. Trois ans plus tard, les ventes n'était plus que de 70 000 unités.
" Ces années-là ont été très difficiles, se souvient Laurent Beaudoin, Si
j'ai des cheveux blancs aujourd'hui, c'est sans doute à cause de ces
années-là. Nous avions beaucoup travaillé pour bâtir ce que nous avions bâti, nous
avions de bons employés, mais le marché disparaissait et ne correspondait plus à notre
capacité de production. "
C'est à ce moment que la direction a décidé de réorienter l'entreprise en se
tournant vers le matériel de transport en commun, un secteur similaire à celui de la
motoneige pour ce qui est des procédés de fabrication et d'assemblage et qui fait
appel à une bonne partie du savoir-faire développé chez Bombardier. La période de
transition est difficile et il faut attendre cinq ou six ans avant que les choses ne se
replacent. Il faut se réajuster, transformer les usines, motiver les employés, acquérir
de nouveaux savoir-faire et intégrer de nouvelles technologies. " En fait, résume
Laurent Beaudoin, les choses ne se sont réellement replacées qu'avec
l'obtention du contrat du métro de New York au début des années 80. "
Depuis, Bombardier n'a cessé de croître, notamment en créant une division
spécialisée en aéronautique qui, aujourd'hui, génère plus de la moitié des
revenus de l'entreprise. Bombardier compte maintenant 53 000 employés et possède
des installations dans une quinzaine de pays, principalement en Amérique et en Europe,
mais aussi en Asie, notamment en Chine. Au cours des dix dernières années, les revenus
annuels de l'entreprise et de ses filiales sont passés de 2,1 à 11,5 milliards de
dollars.
Passer le témoin
Fort de ces réalisations et jugeant le moment propice pour laisser la
place à d'autres, Laurent Beaudoin a décidé au début de 1999 de quitter ses
fonctions de président et chef de la direction de Bombardier. Il est cependant demeuré
président du conseil et président du comité exécutif de l'entreprise et, si
d'aucuns ont parlé de semi-retraite, il suffit de vouloir prendre rendez-vous avec
lui pour comprendre qu'il s'agit d'une semi-retraite très active.
" Je voulais prendre un certain recul par rapport à la gestion quotidienne et à la
surveillance des opérations, explique Laurent Beaudoin. Je jugeais qu'il était
temps de laisser ces tâches à d'autres et de me consacrer davantage aux
orientations à long terme de l'entreprise. " Malgré les changements intervenus
à la direction de l'entreprise, Laurent Beaudoin affirme que le défi de Bombardier
demeure le même : dans chacun des domaines où elle est active, renforcer son rôle de
chef de file et s'assurer qu'elle peut compter sur le personnel nécessaire pour
demeurer parmi les meilleurs. " Il s'agit avant tout d'un défi humain.
Nous devons faire en sorte que l'entreprise dispose des ressources humaines
nécessaires pour assurer son développement " indique Laurent Beaudoin.
Ce souci de la recherche de personnel compétent à tous les niveaux n'est pas
nouveau pour Laurent Beaudoin. Déjà, au début des années 60, le jeune président de
Bombardier savait très bien qu'il disposait, avec les 5000 employés de l'usine
de Valcourt, des bases sur lesquelles il pouvait bâtir une entreprise capable de
concurrencer les multinationales américaines. Comme quoi rien de fondamental n'a
vraiment changé. L'essentiel demeure, malgré les bouleversements que le monde des
affaires a connu au cours des dernières décennies.