Depuis 1995, les 29 pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économique, qui sont aussi les 29 pays les plus riches de la planète, négocient une entente qui vise à faciliter les investissements à l'étranger et à mieux les protéger. Appelé Accord multilatéral sur l'investissement (AMI), ce traité international a pour principe de base que les pays membres s'engagent à accorder aux investisseurs étrangers un traitement égal à leurs propres investisseurs. Un tel accord ne serait pas sans effet sur la production et la diffusion des produits culturels et par conséquent sur les cultures des pays signataires.

Avec un tel AMI

La culture n'a pas besoin d'ennemi

par France Lafleur *

La culture constitue le coeur d'une nation. Elle est son âme, sa personnalité. Difficile d'évoquer la France sans faire référence à sa littérature ou à son cinéma, l'Italie sans que ses peintres, ses architectes et ses musiciens fassent surface, les États-Unis sans penser aux stars de la chanson ou du cinéma hollywoodien.

Pour soutenir sa culture propre, le Canada a mis en place des politiques destinées à encourager la création, la production et la diffusion de produits culturels canadiens sur le marché national. Le gouvernement subventionne par exemple des organismes comme Musicaction et FACTOR pour aider au développement de l'enregistrement sonore, pour soutenir la production, la promotion et la distribution de disques canadiens.

Du côté de la télé, le Fonds canadien de télévision aide au financement de la production et de la distribution, de séries télévisées, de documentaires, d'émissions pour enfants et d'émissions de variétés d'origine canadienne. L'industrie cinématographique, elle, a accès au Fonds de financement de longs métrages et au Fonds d'aide à la distribution de longs métrages de Téléfilm Canada.

L'industrie du livre n'est pas en reste puisque le gouvernement a mis en place, il y a plusieurs années, un programme d'aide au développement de l'industrie de l'édition.

Des normes, des règles et des incitatifs fiscaux

Le gouvernement canadien a établi des normes et pris des mesures afin de soutenir, de protéger et d'assurer la diffusion des produits culturels nationaux. Par exemple, afin de s'assurer que les citoyens ont accès aux oeuvres culturels de leur pays, le gouvernement canadien, via le CRTC, oblige les stations de radio et de télévision canadiennes à diffuser un minimum de contenu canadien. Il en va de même pour les services de la télévision payante et les chaînes spécialisées. Au Québec, les stations de radio privées francophones doivent également diffuser un minimum de contenu francophone.

Le gouvernement a également mis en place des politiques qui veillent, tout en permettant aux entreprises culturelles canadiennes de bénéficier de capitaux provenant d'entreprises étrangères, à ce que les industries culturelles canadiennes restent aux mains d'intérêts canadiens.

La Loi de l'impôt comporte aussi certaines mesures qui constituent une aide indirecte aux diffuseurs canadiens. Par exemple, le coût de la publicité diffusée par un média canadien est déductible d'impôt. La même loi est beaucoup moins généreuse dans le cas d'annonces transmises par des médias étrangers. Cette mesure vise bien sûr à conserver le plus possible les recettes publicitaires au sein des médias canadiens plutôt que de voir cet argent partir aux États-Unis.

Depuis plusieurs années déjà, la loi sur le droit d'auteur prévoit que des sommes sont remises aux auteurs et aux compositeurs des œuvres diffusées par les stations de radio. Afin que les artistes-interprètes, les musiciens et les producteurs d'enregistrements sonores soient eux aussi rémunérés pour leur travail, le Canada a récemment amendé sa loi sur le droit d'auteur et accorde maintenant des droits non seulement aux auteurs et aux compositeurs, mais aussi aux artistes-interprètes, aux musiciens et aux producteurs d'enregistrements sonores. Cette loi prévoit également un régime de copie privée qui permettra aux mêmes artisans de la chanson de toucher une redevance sur les supports vierges d'enregistrement audio analogiques (cassettes) aussi bien que numériques, ainsi que sur les disques compacts.

Le Canada s'est toutefois gardé un pouvoir discrétionnaire d'offrir ou non les avantages de ce nouveau régime aux producteurs et artistes étrangers selon le principe de réciprocité, ce qui veut dire que le Canada ne verserait pas de redevances aux artistes et producteurs dont les pays ne prévoient pas de régime de copie privée.

Toutes ces mesures visent à promouvoir la diversité culturelle et linguistique du Canada et ont permis aux artistes, créateurs et producteurs de bâtir des industries culturelles solides et compétitives.

AMI ou ennemi ?

Alors, que viendrait changer l'adoption du projet de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI)? Depuis le début des négociations, le principe numéro un de l'AMI a toujours été la non-discrimination. Cela signifie que les pays qui signeront l'AMI devront accorder aux investisseurs étrangers le même traitement qu'aux investisseurs nationaux.

L'AMI ayant un champ d'action très large, les créateurs craignent d'être considérés comme des investisseurs et que leurs œuvres soient considérés comme des investissements. Tout programme favorisant les organismes canadiens pourrait alors être contesté devant les tribunaux par n'importe quel investisseur étranger d'un pays signataire de l'accord, sous prétexte que ces mesures nuiraient à la rentabilité de ses investissements. Par conséquent, si tel était le cas, l'AMI pourrait empêcher l'application par le CRTC des quotas de contenu canadien et francophone.

L'AMI permettrait aux compagnies étrangères de faire des offres au même titre que les compagnies canadiennes pour acquérir des stations de radiodiffusion ou de télédiffusion. L'AMI donnerait également accès au régime de la copie privée, aux artistes et producteurs étrangers dont les pays n'offriraient pas les mêmes régimes. Et la liste continue...

Appliqué tel qu'il est rédigé aujourd'hui, l'AMI pourrait aussi empêcher l'attribution de subventions à la société Radio-Canada, l'Office National du Film, Musicaction, etc., à moins d'offrir l'équivalent aux investisseurs étrangers. Peut-on imaginer Téléfilm Canada ou le Conseil des arts qui subventionne un film de Spielberg ou la diffusion d'un livre de John Irving ou Alexandre Jardin ?

Face aux nouvelles technologies et à la libéralisation des échanges commerciaux, les politiques culturelles canadiennes seront encore plus essentielles. C'est pourquoi quelques pays dont le Canada et la France, mènent une bataille en faveur de l'exception culturelle. Une telle exemption permettrait d'exclure la culture du champ d'application de l'AMI.

La coalition pour la diversité culturelle qui regroupe plusieurs organismes culturels du Québec propose trois mesures qui permettrait de protéger les cultures nationales. La coalition demande que les états aient entière liberté d'adopter les politiques nécessaires au soutien de la diversité des expressions culturelles, et de la viabilité des entreprises qui les produisent et les diffusent. Ils veulent aussi que les accords commerciaux internationaux soient assujettis au respect intégral de ces politiques et que l'application de ces politiques ne fasse l'objet d'aucunes représailles.

En raison des nombreuses objections soulevées par plusieurs pays, il est peu probable que l'AMI soit adopté dans son état actuel. C'est donc un dossier important à suivre car il en est de la survie de la spécificité culturelle du Québec et du Canada. L'effet sur la création et la diffusion de nos produits culturels seraient désastreux si les gouvernements se voyaient contraints d'abandonner certains programmes d'aide ou certaines politiques protectionnistes. Il serait impensable, avec le seul soutien du marché canadien, de développer une industrie culturelle concurrentielle.

 

* Diplômée en droit de l'Université de Sherbrooke, France Lafleur est directrice à la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN), l'organisme qui veille à ce que ses membres, qu'ils soient auteurs, compositeurs, auteurs-compositeurs ou éditeurs de musique, touchent une compensation monétaire lorsque leurs œuvres sont diffusées ou exécutées en public.