Pôpa, Môman et compagnie

Des personnages modèles du téléroman québécois

par Christiane Lahaie*

Au Québec, tout le monde ou presque connaît Pôpa et Môman, ces personnages caricaturaux sortis de l'imagination de l'auteur Claude Meunier. Pour la plupart des téléspectateurs de la série humoristique mettant en vedette ces personnages, La petite vie, n'a qu'une raison d'être : faire rire.

Pourtant, un regard plus attentif sur La petite vie permet de constater que la portée de cette oeuvre de Meunier est beaucoup plus vaste, que son contenu peut même être perçu comme une charge contre les téléromans traditionnels québécois et que les personnages qu'il a créés constituent des archétypes des grands personnages de l'histoire de notre télévision.

Pôpa et ses pairs

Il n'est pas exagéré de prétendre que, dans la fiction télévisuelle québécoise, le père a plus souvent qu'autrement incarné l'émotivité refoulée et le repli sur soi, la plupart du temps couplé à un caractère autoritaire et apparemment insensible comme Didace Beauchemin dans Le Survenant ou Xavier Galarneau dans L'Héritage. Même s'il n'a jamais eu d'enfants, il ne serait pas interdit non plus d'inclure Séraphin Poudrier, personnage central des Belles histoires des pays d'en haut, dans cette catégorie de pères dénaturés. Il refuse carrément la paternité, et ce, pour des raisons d'ordre financier, comme on le sait.

Cet autoritarisme et cette apparente insensibilité ne sont-ils pas les traits les plus manifestes du Pôpa de La petite vie? En plus d'être lui aussi un pingre notoire, ce personnage à la barbe on ne peut plus patriarcale se montre incapable d'exprimer le moindre sentiment à l'égard de ses enfants ou de Môman, qu'il traite avec un mépris teinté de misogynie.

Son inhumanité a d'ailleurs des conséquences stupéfiantes. Dans certains épisodes marquants, son fils Rénald, gérant de Caisse Populaire, va jusqu'à tricher au quiz télévisé Tous pour un pour gagner son admiration et son affection. Sa fille Caro suit une thérapie destinée à la rapprocher d'un paternel trop froid, invitant même celui-ci à prendre un bain avec elle. Rien n'y fait. Enfin, lorsque Rod, le cadet, s'enferme dans cette même salle de bain, en proie à des envies de suicide, et qu'il déclare que personne ne l'aime, Pôpa ne trouve à répondre qu'un lamentable : "Ben voyons, y doit ben y avoir que'qu'un, que'que part, qui t'aime". Pôpa serait donc une sorte de quintessence du père mythique québécois : dépossédé de sa terre et de ses émotions, il a en quelque sorte perdu tout contact avec ses enfants et recherche l'oubli dans des gestes d'une banalité navrante.

Ce genre de père manquant ne peut produire que des fils manqués, comme Rénald, l'administrateur en manque de reconnaissance, au point de s'acheter des titres de noblesse, ce qui, toutefois, ne saurait lui donner ce dont il rêve : l'affection du père. Même phénomène pour Rod, dont le charme n'a d'égal que l'ineptie surtout lorsqu'il s'agit de faire preuve d'autonomie et de maturité. Rod est d'ailleurs un exemple éloquent du petit dernier, gâté et qui fait l'envie de tout le monde, dont Guillaume Plouffe serait peut-être l'ancêtre.

Le personnage de Réjean, le beau-fils et époux de Thérèse, constitue un autre exemple de fils manqué. Aliéné au point de parler de lui-même à la troisième personne, ce dernier, un avatar d'Onésime dans Les Plouffe, et indirectement d'Amable Beauchemin dans Le Survenant, représente l'être mou, sans ambition ni envergure que n'importe quel père ou beau-père se ferait un devoir de renier. L'attitude de Pôpa à l'égard de Réjean est d'ailleurs éloquente : chaque fois que ce dernier tente de se prendre en main, il est aussitôt rabroué par un beau-père impitoyable et qui, pourtant, n'a pas de leçons à donner.

Les femmes de La petite vie

Confinée à des tâches ménagères, comme la plupart des héroïnes de téléromans des années 1950-1970, Môman ne fait pas évoluer le modèle télévisuel féminin. Coiffée de son bonnet et de sa longue "chemise de jour", elle fait davantage revivre le personnage mythique de la mère entièrement dévouée à ses enfants et à un mari ingrat. Jouée de surcroît par un homme, elle constitue une sorte de mère idéale, dans la mesure où l'absence totale de sex-appeal garantit la fidélité de la maîtresse de maison.

Une de ses filles, Thérèse, accuse même un recul par rapport à sa mère. Contrairement à Môman, elle ne possède même pas l'art de préparer les repas. De son côté, Caro refuse systématiquement de se conformer à quelque modèle que ce soit, au risque de confier son sort au premier gourou qui passe. Quant à Creton, épouse de Rénald, elle représente aussi un modèle féminin dégénéré puisqu'elle n'arrive pas à enfanter, allant jusqu'à louer un bébé en latex pour calmer ses angoisses. La parodie du modèle féminin se construirait donc ici par le biais de la conjonction de ces personnages de la mère, de ses filles et même de sa bru.

Un vrai téléroman?

Il n'y a pas que les personnages de La petite vie qui empruntent au téléroman. La série reprend, par beaucoup d'aspects, la forme et la thématique d'un téléroman traditionnel. Un téléroman se définit comme suit : émission de télévision à caractère fictif, comportant une série d'épisodes en continuité les uns avec les autres et diffusés à périodicité fixe, racontant une ou des histoires traitées dans un style réaliste, et s'échelonnant sur une ou plusieurs saisons. Malgré son caractère humoristique et parfois absurde, l'ensemble de ces règles sont respectées dans La petite vie, même si l'émission est jouée comme une comédie de situation à l'américaine.

Oeuvre québécoise, La petite vie adopte même une particularité formelle du téléroman d'ici. Chaque épisode n'assure qu'une lente progression de l'intrigue générale et s'articule plutôt autour d'un unique noyau dramatique. Il suffit de se souvenir de l'épisode où madame Plouffe devient amnésique dans La famille Plouffe, de celui de l'arrivée du téléphone dans le village de Séraphin Poudrier dans Les belles histoires des pays d'en haut ou encore de l'épisode du téléroman 4 et demi durant lequel le très sérieux docteur Constantin se déride enfin après avoir bu quelques verres. Chez Meunier, on n'a qu'à se remémorer l'épisode des lunettes à rayons X de Pôpa.

En fait, le téléroman n'est que partiellement revisité par Meunier. Lui aussi met en scène la vie publique, mais surtout privée, de ses protagonistes, vie privée qui se voit représentée dans des lieux déterminés à l'avance : conflits conjugaux ou familiaux dans la cuisine, conflits qui se déplacent vers le salon quand il y a présence d'un corps étranger, intimité du couple ou réconciliation dans la chambre à coucher. Beaucoup d'épisodes de La petite vie se concluent sur une image de Pôpa et Môman, singulièrement debout, dans leur lit, ce qui n'est certes pas sans rappeler la conclusion d'épisodes de 4 et demi et de Virginie, pour ne mentionner que ceux là.

Néanmoins, en donnant des assises téléromanesque solides, bien que perverties, à La petite vie, Meunier s'apprête à frapper plus fort, en détournant le spectateur de sa véritable entreprise de déconstruction, j'allais dire, de démolition. C'est au plan idéologique que Meunier effectue la majeure partie de son travail de sape. Normalement, les personnages de téléromans évoluent, progressent, voire gravissent peu à peu les barreaux de l'échelle sociale, pendant que nous assistons, béats, à cette ascension. La bonne à tout faire Marilyn (que son prénom apparentait déjà à une star) n'a-t-elle pas fini en politique? Rien de tel dans La petite vie. Rien que des intrigues absurdes et des acteurs qui vont s'enfoncer toujours davantage dans le néant de leur existence.

À preuve, cet épisode pathétique où Môman s'éprend d'un jeune homme avec lequel elle rêve de partir loin de Pôpa, un être qui n'a aucune affection visible pour elle. À la fin, l'homme que Môman a aidé à sortir d'un état dépressif part avec une jeune amie, et Môman reste pour préparer le souper que réclame Pôpa.

La vie après Meunier

En réitérant et en parodiant les canons du téléroman à la québécoise, en reprenant sciemment des procédés téléromanesque qui commencent à se faire vieux, en faisant revivre des figures récurrentes de ce qu'on pourrait désigner comme étant la mythologie du téléroman québécois, Claude Meunier participe à la redéfinition du genre. Chaque semaine, l'auteur dévoile les trucs et les ficelles du téléroman traditionnel aux deux millions de téléspectateurs qui regardent La petite vie, contribuant de cette façon à leur abandon progressif. La fréquentation assidue du téléroman de Claude Meunier fait en sorte qu'il devient difficile de ne pas voir le ridicule de certaines situations présentées dans d'autres téléromans. Aucun téléroman sérieux n'oserait maintenant traiter de vidanges et de dindes ou ne présenterait des protagonistes appelés Papa et Maman. En fait, La petite vie a contribué à évacuer le téléroman tel qu'on le connaissait et a permis de passer à autre chose. Si l'on en croit le succès de séries audacieuses comme Omertà, le public québécois serait peut-être mur pour un tel changement de cap.

*Spécialiste en création littéraire et en cinéma, Christiane Lahaie est professeure au Département des lettres et communications. L'article qu'elle présente ici constitue le résumé d'une conférence prononcée en mai à l'Université Laval dans le cadre du 66e congrès de l'Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (ACFAS).