TETES CHERCHEUSES

L'ADN repensée... et recourbée

par Stéphanie Quirion et Bruno Levesque

Comment se fait-il qu'un enfant naisse avec un seul rein, soit atteint de fibrose kystique ou développe un cancer? Dans l'état actuel des connaissances, aucun scientifique n'a de réponse convenable à cette question. Tous s'entendent cependant pour dire qu'un élément important de la réponse se trouve dans le mécanisme d'expression génétique, mécanisme qui orchestre la multiplication des cellules et le développement des organismes.

Les biologistes s'interrogent depuis des décennies à propos de la façon dont l'information génétique encodée dans l'acide désoxyribonucléique (ADN) en est extirpée pour produire les protéines et enzymes qui permettent à nos cellules de fonctionner. Les connaissances avancent lentement dans ce monde microscopique où les combinaisons possibles sont quasiment innombrables. Même si le domaine intéresse aujourd'hui des milliers de scientifiques, en raison notamment de maladies comme le cancer et le sida et des progrès technologiques réalisés ces dernières années, il faudra sans doute des millions d'heures de travail avant de voir clair dans les mécanismes qui contrôlent l'expression de nos gènes.

Le nombre de cellules composant le corps humain est aujourd'hui estimé à quelques milliers de milliards. Le noyau de chacune de ces cellules contient la même information génétique, une série d'environ 50 000 gènes dont une moitié provient de la mère et l'autre du père. Ce qui fait que les cellules sont différentes les unes des autres (par exemple qu'une cellule de peau n'est pas identique à une cellule nerveuse), c'est qu'elles fabriquent, à partir du même ADN, des protéines dissemblables aptes à remplir des fonctions spécifiques. C'est là, entre l'ADN et la protéine synthétisée, que l'ARN messager (ARNm) entre en jeu. C'est sa fabrication qui, en quelque sorte, contrôle l'expression de l'ADN, qui fait que des protéines différentes sont synthétisées à partir du même ADN.

Professeur au Département de biologie à la Faculté des sciences, Benoit Coulombe s'intéresse à ce phénomène depuis plusieurs années. Avec sa petite équipe, il tente de comprendre ce qui se passe lors de la toute première étape du processus d'expression génétique. Plus précisément, leurs recherches portent sur l'enzyme cellulaire qui vient transcrire l'information de l'ADN pour en faire l'ARN m, enzyme appelée ARN polymérase II.

De la pâte à modeler aux ordinateurs

En sciences, dans beaucoup de cas, les phénomènes sont si complexes et si petits qu'il devient impossible pour les chercheuses et les chercheurs de voir et de mesurer ce qui se passe réellement. Les modèles moléculaires constituent alors des outils essentiels. À la lumière de leurs connaissances, les scientifiques élaborent des modèles susceptibles d'expliquer le phénomène réel. L'arrivée des ordinateurs a fait faire un bond de géant à cet aspect de la recherche, ce qui explique que l'élaboration de modèles constitue aujourd'hui une bonne part de la recherche fondamentale.

Mais comment procéder? Dans le cas de Benoit Coulombe, tout commence avec de la pâte à modeler. Les premières ébauches du modèle que lui et son équipe ont élaboré ont été réalisées avec cette pâte qui a ensoleillé les journées pluvieuses de notre enfance. Le modèle a ainsi pu facilement évoluer au fur et à mesure qu'étaient connus les résultats des nombreuses expériences menées par l'équipe de recherche.

Grâce à ces expériences, les biologistes ont découvert et caractérisé chacun des facteurs qui entent en jeu dans ce processus fort complexe que constitue la transcription génétique. Ils sont même parvenus à isoler et à représenter graphiquement certaines de ces composantes, dont l'ARN polymérase II.

Après coup, au moyen d'un logiciel sophistiqué, le modèle en pâte à modeler a été reproduit, en trois dimensions. Parallèlement, le modèle a été testé en laboratoire.

C'est là que ça courbe

En plus de mettre en lumière le rôle et le fonctionnement de l'ARN polymérase II dans le processus de transcription génétique, les travaux de Benoit Coulombe tendent à démontrer que la structure de l'ADN lors de la transcription n'est pas celle, rectiligne, que la communauté scientifique avait depuis longtemps adoptée. Dans le modèle mis au point par le chercheur et son équipe, l'ADN s'enroule autour de l'SRN polymérase II. <<L'enzyme se place d'abord à un endroit précis de l'ADN et se ferme sur celui-ci. L'ADN commence alors à s'enrouler autour de l'ARN polymérase II, explique le chercheur. On peut penser que la tension subie par la double hélice d'ADN lorsqu'elle courbe a pour effet d'en séparer lentement les deux brins, ce qui permet le début de la synthèse de l'ARN messager.>>

Élaboré il y a plusieurs années déjà, le modèle de Benoit Coulombe et de son équipe se perfectionne sans cesse. Comme l'explique le chercheur, mieux la communauté scientifique connaîtra la structure de la machine enzymatique qui transcrit l'ADN, mieux elle parviendra à comprendre son fonctionnement. Mais la route vers une connaissance approfondie de la transcription génétique est longue et la science avance à petit pas.

Les travaux de Benoit Coulombe ne visent pas directement à enrayer des maladies comme le cancer et le sida. <<Les applications médicales, avoue le professeur, je laisse ça aux autres, du moins pour l'instant.>> Pour le chercheur, le type de recherche qu'il fait est tout aussi important, sinon plus, que la recherche appliquée : <<Je crois qu'il faut comprendre le système avant de trouver ses applications>>, souligne Benoit Coulombe. Sa recherche vise essentiellement cela : la compréhension des mécanismes qui constituent le fondement de nos vies. Et dire que tout cela a commencé avec de la pâte à modeler!