Aux Jeux olympiques de Séoul, à l'été 1988, un test révélait des traces de stéroïdes anabolisants dans l'urine du sprinter canadien Ben Johnson, médaillé d'or au 100 m et vedette des Jeux. Cette nouvelle, annoncée par le Comité international olympique (CIO), a eu l'effet d'une véritable bombe au sein du public. Quoi ? Du dopage au Canada ? On avait laissé les si beaux et si nobles Jeux olympiques être salis par un tricheur ? Le public canadien était à la fois étonné, choqué et honteux.

Affaire Ben Johnson

Un diplômé aux premières loges

par Bruno Levesque

Les gens oeuvrant dans le monde du sport de haute compétition et les journalistes ont été beaucoup moins étonnés que le public par cette nouvelle. Ils savaient très bien que Ben Johnson n'était pas un cas unique et que le dopage était érigé en système dans plusieurs sports. Diplômé de la Faculté d'éducation physique et sportive, Jean-Guy Ouellette était l'un de ces spécialistes que la nouvelle n'a pas surpris outre mesure. Président d'Athlétisme Canada de 1983 à 1988, il déclare qu'il avait de << très gros doutes >> sur la consommation de stéroïdes anabolisants par l'élite canadienne en sprint. Cependant, il ajoute du même souffle : <<Nous ne pouvions rien faire à cause de notre réglementation. Nous ne pouvions rien prouver. Quand nous procédions à des tests lors des compétitions, les résultats étaient toujours négatifs. >> Pour appuyer ses dires, l'ancien président d'Athlétisme Canada raconte que l'organisme a jonglé pendant quelque temps avec l'idée de procéder à des tests sur quelques athlètes avant le départ pour la Corée. <<J'ai reçu un appel d'un avocat du clan Johnson qui me disait qu'il demanderait une injonction devant les tribunaux et qu'il poursuivrait l'association si nous tentions de procéder à de tels tests. Nous avons abandonné l'idée puisqu'il aurait gagné. Rien dans notre réglementation ne nous permettait de poser un tel geste. >>

Un jeu de cache-cache

Substance interdite depuis le milieu des années 70, les stéroïdes anabolisants avantagent l'athlète qui en consomme puisqu'ils lui permettent de s'entraîner davantage et de récupérer plus rapidement de ces entraînements. À l'époque de Ben Johnson, les règlements d'Athlétisme Canada prévoyaient que des tests pouvaient être effectués lors des compétitions.

Bien au fait de ce règlement, les athlètes et leur entourage n'avaient donc qu'à cesser leur consommation quelques semaines avant les compétitions pour déjouer ces tests. De plus, certaines substances, notamment des diurétiques, permettaient de faire disparaître plus rapidement toute trace de stéroïdes. Les athlètes peuvent même continuer à prendre de faibles doses d'hormones à effet anabolisant qui, en raison de leur caractère naturel, sont quasiment indétectables.

Le jeu de cache-cache entre les athlètes consommant des stéroïdes pouvait - et peut encore - aller très loin. Selon Charlie Francis, l'entraîneur de Ben Johnson, le dopage était très répandu. Son témoignage à la Commission Dubin sur le dopage dans le sport amateur est clair : tous les athlètes qui aspirent à gagner doivent prendre des stéroïdes. Refuser de consommer des stéroïdes revient, selon le même Francis, à accepter de partir un mètre derrière tout le monde.

Quand vient le temps de dénoncer ce qui se passe réellement, le monde du sport amateur devient très prudent. Les révélations se font au compte-gouttes et le plus souvent sous le sceau de l'anonymat. On peut imaginer que seule la protection de la Cour a amené Charlie Francis à dénoncer ainsi ses adversaires. En d'autres circonstances, les entraîneurs, officiels et journalistes ne nomment jamais personne et préfèrent suggérer plutôt qu'affirmer.

C'est ainsi que certains révèlent que les Russes amarrent toujours un paquebot près des lieux des grandes compétitions. Ce bateau serait une sorte de laboratoire flottant permettant de procéder à des tests auprès des athlètes de façon à vérifier à l'avance s'ils peuvent passer avec succès les tests du CIO.

D'autre révélations ont été faites au fil des ans, presque toujours au conditionnel et à demi démenties par la suite. Par exemple, des entraîneurs auraient fourni de leur propre urine à des haltérophiles, juste avant que ceux-ci passent un test antidopage. Les athlètes américains auraient eu droit à des tests sans pénalités avant les jeux d'Atlanta pour mieux déjouer les contrôles. Le dopage serait chose courante non seulement chez les sprinters, mais aussi en natation, en lutte, en cyclisme et dans les sports collectifs.

Un test positif aux effets positifs

Au Canada, la disqualification de Ben Johnson a eu des effets positifs. Si bien des gens, comme Ben Johnson, Charlie Francis, quelques haltérophiles et leurs entraîneurs ont vu leur réputation très entachée lors de la Commission Dubin sur le dopage dans le sport amateur, celle-ci aura eu le mérite d'amener Athlétisme Canada à modifier les règles du jeu et à adopter le principe des tests inopinés.

Jean-Guy Ouellette explique: <<À la fin des années 70, le problème du dopage a été soulevé au conseil d'administration d'Athlétisme Canada. J'ai alors été l'auteur d'une proposition selon laquelle Athlétisme Canada devait se préoccuper du dopage et de mettre sur pied une équipe pour faire des tests. >> À partir de ce moment, des équipes ont été constituées pour procéder à des tests sur les athlètes, mais uniquement lords des compétitions. Or, remarque Jean-Guy Ouellette, il est inutile de prendre des stéroïdes pendant les compétitions. La consommation de stéroïdes se fait entre les compétitions, pendant l'entraînement.

Les autorités d'Athlétisme Canada avaient proposé l'adoption de tests sans préavis. Elles négociaient avec Sports Canada, l'organisme qui aurait été appelé à financer de tels tests. <<Nous avions présenté notre dossier à Sports Canada et nous attendions que Sports Canada nous donne son accord avant d'aller le présenter devant notre assemblée générale >>, rappelle l'ex-président d'Athlétisme Canada.

Malheureusement pour lui, Ben Johnson a été plus rapide que les autorités. Mais les déboires du sprinter ont eu des effets positifs. Une fois passée la surprise, les hauts cris et les habituels <<Ce n'est pas moi, c'est lui>>, les responsables canadiens du sport se sont mis au travail et ont permis les contrôles hors compétition. <<Nous nous sommes données des mécanismes qui font que nos athlètes sont parmi les plus testés au monde, assure Jean-Guy Ouellette. Grâce à ces mesures, je suis convaincu qu'il y a maintenant beaucoup moins d'athlètes qui utilisent de telles substances, du moins au Canada. Mais je ne suis pas prêt à dire que ça va mieux partout. Quelques pays ont bougé. Mais les Américains et bien d'autres n'ont rien fait.>>

Poursuivant sur cette note pessimiste, Jean-Guy Ouellette ajoute qu'on assiste présentement à une véritable course de pharmaciens. <<Les équipes qui procèdent aux tests n'arrivent pas à suivre les recherches faites pour trouver de nouveaux produits ou des substances qui masquent. Je suis persuadé que beaucoup d'athlètes consomment des substances que les tests sont incapables de détecter.>>

Un marathon juridique

L'entourage du sprinter n'a pas été la seule victime de l'Affaire Ben Johnson. À titre de président d'Athlétisme Canada, Jean-Guy Ouellette savait bien, dès que la nouvelle a été annoncée, qu'il se retrouverait rapidement au coeur de la polémique. C'est pourquoi il a assisté à chacune des séances de la Commission Dubin. Ce que redoutait Jean-Guy Ouellette s'est finalement produit un mois après le début des travaux. Charlie Francis, l'entraîneur de Ben Johnson, a accusé le président d'Athlétisme Canada d'être au courant de tout et même d'être de connivence avec lui. <<Il a dit que je l'informais à l'avance du moment où il y aurait des tests>>, se souvient très clairement Jean-Guy Ouellette.

Une telle accusation a évidemment causé une grande commotion dans la salle d'audience où étaient réunis quelque 300 journalistes et photographes. <<J'étais assis au premier rang, raconte Jean-Guy Ouellette. Le silence est tombé d'un seul coup et tout ce que j'entendais c'était les cliquetis des caméras. Quand je suis sorti de l'immeuble, les journalistes m'attendaient déjà. Il y a même un cameraman qui m'a suivi jusque dans la rue. À l'hôtel, j'ai dû demander aux agents de sécurité de veiller à ce qu'aucun journaliste ne monte jusqu'à ma chambre.>>

Après ces moments de stress intense, Jean-Guy Ouellette a témoigné devant la Commission Dubin où il a été lavé de tout soupçon. Aucun fait n'a pu étayer l'accusation de Charlie Francis et l'honneur et la réputation de Jean-Guy Ouellette ont été préservés. Mais, même après dix ans, Jean-Guy Ouellette assure que ces semaines furent les plus éprouvantes de toute sa vie. << Je ne souhaiterais même pas cela à mon pire ennemi >>, résume-t-il.

Malgré tous les problèmes auxquels fait face le sport d'élite et ceux qu'il lui a personnellement occasionnés, Jean-Guy Ouellette demeure un fervent défenseur du sport amateur et de l'athlétisme. <<Faire de la compétition de haut niveau, c'est vivre des expériences extrêmement enrichissantes, affirme-t-il. Et il est possible de faire de l'athlétisme, de faire de la compétition de très haut niveau sans pour autant sombrer dans la consommation de stéroïdes.>>