SUR INVITATION

Politique et jeunesse

Les deux nouvelles solitudes

par Jean-Herman Guay*

Les jeunes ont la réputation d'être apolitiques ou peu intéressés par la chose publique. L'analyse d'une série de dix grands sondages scientifiques effectués de 1990 à 1996 démontre que ce jugement est fondé : les moins de 35 ans participent moins aux scrutins, suivent moins l'actualité et sont moins informés des enjeux qui caractérisent notre époque. Ils brillent souvent par leur absence dans les partis politiques, les syndicats et les associations volontaires.

Comparée à l'attitude politique de celles et ceux qui les ont précédés, cette quasi-absence d'intérêt des jeunes pour la politique représente une anomalie. Depuis deux siècles, les nouvelles cohortes ont toujours été porteuses de nouvelles idées politiques. Elles ont porté, soutenu, défendu les changements de société. Pourquoi donc l'actuelle génération de jeunes ferait-elle exception?1

Des faits qui expliquent tout

Cet apolitisme s'explique d'abord par une combinaison de facteurs objectifs. Démographiquement, les jeunes ne forment plus une masse redoutable. Il y a 20 ans, en 1977, les 15 à 24 ans représentaient 20 p. 100 de la population québécoise. Ils ne représentent plus que 13 p. 100, une chute du tiers des effectifs relatifs.

Deuxièmement, l'État est aujourd'hui à bout de souffle. Contrairement aux années soixante, l'État québécois n'a plus de marge de manoeuvre. Il en va de même du fédéral. La structure politique semble incapable de lancer de grands projets. L'horizon des possibles s'est considérablement réduit. La génération des 18 à 35 ans se demande : <<À quoi bon?>>

Enfin, l'actualité a fourni très peu d'événements mobilisateurs à la jeunesse d'aujourd'hui. La guerre du Viêt-nam, la crise d'Octobre et les événements de Mai 68 ont constitué des références temporelles incontournables pour les baby-boomers. C'est à travers de semblables événements qu'une génération se forge une personnalité politique. Quels événements récents ont pu avoir un tel impact sur la jeunesse actuelle?

Quand on effectue le décompte de ces facteurs, on comprend mieux pourquoi toutes les générations ne possèdent pas une personnalité politique aussi prononcée. Celle du baby-boom a pu s'établir à partir d'une synthèse singulière d'éléments de base : leur grand nombre, qui politiquement s'avère un facteur décisif, la croissance de la richesse nationale, la place centrale qu'occupait l'État, plus une série d'événements solidificateurs.

Lorsque de tels événements se produisent dans la chimie sociale, ils provoquent des discours politiques mobilisateurs, font apparaître des leaders charismatiques écoutés, une musique engagée et un cinéma d'auteurs. Bref, c'est une génération décisive qui s'érige en acteur et en agent de changement social.

Tous ces éléments font écho à cette personnalité et la forgent encore plus solidement. La personnalité politique des plus jeunes s'appuie, à l'inverse, sur une synthèse déficitaire : faible poids démographique, diminution du rôle de l'État, etc. Mais il y a plus.

Éclectisme, cynisme et individualisme

Quand on tente d'identifier la trame qui sous-tend nos chiffres, d'autres facteurs s'ajoutent aux faits historiques. Notre époque est marquée par une série de phénomènes qui traversent la conscience politique : l'éclectisme, le cynisme et l'individualisme. Toutes les générations sont touchées, mais les moins de 35 ans le sont un peu plus. Ils n'ont connu que cela!

L'éclectisme d'abord. La pensée des jeunes est marquée par une série de paradoxes : 80 p. 100 des jeunes souhaitent que leurs enfants soient baptisés, mais seulement 6 p. 100 se rendent à l'église régulièrement. À propos des institutions, 62 p. 100 des jeunes font confiance à la police, 45 p. 100 à l'armée, mais seulement 36 p. 100 des jeunes font confiance au gouvernement provincial et 18 p. 100 au gouvernement fédéral, des institutions pourtant démocratiques.

À propos des valeurs : 80 p. 100 sont pour le droit à l'avortement, 67 p. 100 préconisent également la peine de mort, deux idées habituellement défendues par des groupes très distincts. En fait, sur certaines questions, ils sont à gauche (droit de grève, avortement) mais sur d'autres, ils épousent le credo néo-libéral (réduction du déficit et du rôle de l'État). La pensée des jeunes est tiraillée par des contradictions qui les éloignent de la sphère politique et qui conduisent à l'immobilisme.

Les autres générations, celle des baby-boomers comme les autres, n'échappent pas aux paradoxes, mais elles présentent, en bout de ligne, une cohésion idéologique supérieure. La cause est simple : elles ont grandi à des époques où les grandes idéologies exerçaient une influence certaine sur les consciences, qu'il s'agisse du catholicisme, du nationalisme ou du socialisme. Les jeunes n'ont connu que la déconfiture idéologique. Ils n'ont pas pu adopter ni contester de globalités. Celles-ci étaient déjà en lambeaux lorsqu'ils ont commencé à jeter un coup d'oeil à l'extérieur de la sphère privée.

Les Cyniques sont bien vivants

Dans son récent roman, Quarante-quatre minutes, quarante-quatre secondes, Michel Tremblay écrit : <<Le cynisme, toujours. C'est plus facile. On va droit au but, mais en évitant de creuser le sujet. On reste en surface et on se moque.>> Si plusieurs jeunes sont en colère ou frustrés de leur situation économique, cet état d'esprit n'est pas arrimé à une critique des institutions.

Une analyse des sondages visant à cerner la perception des lois, des tribunaux ou de la société, nous montre que les jeunes ne sont pas plus critiques que les autres générations. À la limite, ils sont même plus enclins à être satisfaits de l'ordre actuel des choses. Il y a colère chez eux, mais pas de projets alternatifs. Et la colère prend plusieurs formes : délinquance, décrochage, jeux de hasard, toxicomanie et suicide. Des entrevues en profondeur menées systématiquement à la fin de 1996 nous ont permis d'identifier une constante chez les jeunes : la politique, et plus globalement la société, ne font pas partie de leurs discussions. La boutade tient lieu d'arguments. Le cynisme, partout le cynisme.

Je, me, moi

Autre caractéristique des 18-35 : leur individualisme. Une analyse de la littérature, jumelée à une lecture des sondages, montre que les jeunes sont, un peu plus que les autres générations, centrés sur leur propre personne. La précarité de leur situation, le haut taux de chômage qu'ils connaissent, leur difficulté à accéder au marché du travail ne sont pas diagnostiqués à travers une lunette collective, mais individuelle. Dans une conférence sur les jeunes adultes et la précarité prononcée lors du Colloque de l'ACFAS du printemps 1996, la sociologue Madeleine Gauthier explique le phénomène : <<Ils ont fini par se convaincre que leur situation dépendait d'eux, au point que ce sentiment de responsabilité, pour ne pas dire de culpabilité, est devenu perceptible dans une enquête nationale...>>

Les jeunes se retrouvent seuls avec eux-mêmes, coincés entre les quatre murs de leur individualité, convaincus que leur itinéraire est d'abord individuel. Entourés de peu de frères et soeurs, n'ayant pas eu à se confronter à une autorité parentale rigide, ils n'ont pas acquis une mentalité qui les pousse à s'organiser et à contester. Leur militantisme, si rare soit-il, se traduit dans des actions circonstancielles, ponctuelles, sectorielles. Les jeunes s'engagent lorsqu'ils y voient un lien direct avec leur situation propre. Dès qu'ils ne voient pas de retombées directes pour eux, ils décrochent. Il n'est pas étonnant que le mouvement étudiant soit aujourd'hui déstructuré, imprévisible et sans tête dirigeante identifiable.

Le prix de l'apolitisme

L'histoire est riche d'une leçon toute simple : quand un groupe social prend la parole sur la place publique, quand il se manifeste dans les partis, les associations volontaires, les médias, bref quand il devient un acteur social, il active des dynamiques qui, tôt ou tard, produisent des effets dans la distribution des revenus, des droits et des opportunités. Quand, au contraire, un groupe social boude la place publique, il en subit les conséquences. Quelles sont-elles ?

Lui aussi sociologue, Simon Langlois, dans Le Québec en jeu, a écrit : <<Pour la première fois dans l'histoire moderne, une génération donnée ne parviendra sans doute pas à vivre mieux que la précédente, ou dit autrement, une génération donnée est placée devant la perspective de connaître globalement une mobilité sociale descendante.>> En fait, les jeunes étant moins organisés, moins protégés, moins solidaires, ils sont davantage exposés aux conséquences néfastes de la réorganisation du marché du travail.

On ne sait jamais...

Si l'histoire donne des leçons, quelques années de recherche en sciences politiques ont bien démontré qu'il est difficile, voire hasardeux, de tenter de prévoir l'avenir. Même si elle est fondée sur les réponses de quelque 10 000 personnes, la présente analyse se doit d'être amenée avec prudence. Les situations peuvent changer rapidement. Les jeunes ne sont pas condamnés à n'être que d'éternels absents de la scène politique. Les comportements politiques ne sont pas entièrement déterminés. Un événement imprévisible pourrait transformer la révolte individuelle en bataille politique.

Et si l'improbable se produisait, si les jeunes devaient prendre leur place, il n'est pas dit qu'ils affronteront des baby-boomers hostiles. Une analyse de la culture politique de ces derniers montre que les baby-boomers ne sont pas devenus de purs ambitieux, tournés uniquement vers eux-mêmes, défendant leurs privilèges avec acharnement. Ils ne sont pas des adeptes du néo-libéralisme bon chic bon genre. Ils demeurent imprégnés par les idéaux sociaux-démocrates. Le nationalisme des baby-boomers, plus marqué et plus constant que celui des autres générations, peut également servir de passerelle à la création de solidarités intergénérationnelles. Ils se montrent également ouverts au partage du temps de travail. Plusieurs scénarios peuvent être envisagés, mais un qu'on oublie trop souvent est celui des alliances, des solidarités.

Quand cette difficile émergence se produira (si jamais elle a lieu), il faudra cependant que les baby-boomers tendent la main, qu'ils se montrent à la hauteur du bagage d'espoirs, d'aspirations et de principes qu'on peut repérer chez eux. Il faudra enfin qu'ils se souviennent de leurs faux pas, de leurs hésitations, de leurs discours parfois sans queue ni tête qui ne les ont pas empêchés de provoquer une mutation profonde de la culture politique, mutation dont le Québec avait bien besoin. Ne s'agit-il pas de leurs propres enfants, dignes héritiers de leur droit de rêver ?

1. Celles et ceux qui voudraient en savoir davantage sur cette question pourront bientôt lire l'ouvrage Avant, pendant et après le boom, Portrait de la culture politique de trois générations, qui vient d'être publié aux Éditions Les Fous du roi. Jean-Herman Guay compare les trois dernières générations et y explique ce qui a contribué à cet apolitisme des 18-35 ans.

* Professeur de sciences politiques au Département d'histoire et de sciences politiques de la Faculté des lettres et sciences humaines, Jean-Herman Guay se spécialise dans les domaines de l'opinion publique et de l'histoire des idées politiques.