Le géographe Raoul Blanchard disait que la géographie s'apprend par les pieds. De près de 100 ans son cadet, Bernard Chabot, lui, ne crache pas sur ce qu'il appelle à la fois affectueusement et ironiquement <<la machine>>. Pour lui, les Cantons de l'Est, ce sont autant de villes et villages trop peu connus qui sont pourtant chacun un visage de la région. Prenez la peine, en sa compagnie, d'explorer la région, question, comme il dit, d'habiter un peu mieux notre planète.

Par un beau dimanche ensoleillé

Un tour dans les Cantons de l'Est

par Bernard Chabot*

Ah! les tours de machine! Il y a dans cette expression un peu désuète le souvenir de ces excursions que nous faisions le dimanche. On y trouve le mot <<tour>> qui, par le retour qu'il suggère, ramène à ces périples grecs, ancêtres de la géographie. Il y a peut-être aussi, dans le mot <<machine>>, une ironie paysanne qui vient rappeler qu'une automobile, peu importe le culte qu'on lui voue, demeure une simple machine.

Alors pourquoi se servir d'une machine alors que le vélo ou la marche est plus écologiquement correct? Pour rien. Parce que la machine était le moyen utilisé au cours de ces excursions que nous faisions dans le cadre de la série radiophonique diffusée à CFLX, la radio communautaire de l'Estrie, au cours de l'été 19961. Et disons que le tour de machine est d'abord une errance, un état d'esprit, peu importe le moyen de locomotion retenu.

Le principe de base des excursions que je vous propose est de sortir des sentiers pavés, numérotés et trop fréquentés. Il faut le dire, les normes du ministère des Transports et de raisonnables questions sécuritaires ont beaucoup enlevé au charme des grandes routes estriennes. Malgré tout, il reste encore une foule de petits chemins croches, en gravelle comme on dit, qui permettent de mieux sentir le paysage estrien. C'est là que se font souvent les plus belles découvertes. Il faut errer, parfois se perdre, pour saluer un chevreuil, trouver un vieux moulin, une chute, un village perdu, un cimetière isolé ou encore circuler sous les grands arbres.

Quelques préparatifs essentiels

Vous êtes prêt à partir? Un instant! Il vous faut quelques outils. Une bonne carte régionale, tout d'abord. Celles que l'on trouve dans le commerce sont valables, mais vérifiez bien que les noms des rangs y soient inscrits. Ça vous évitera de vous perdre trop souvent. Si la géologie vous intéresse, il y a la carte géologique et routière de l'Estrie qui vous propose le vertige du temps. Parce que vous y trouverez les renseignements pratiques sur les attraits de chaque coin de pays, le guide des Cantons de l'Est, publié par l'association touristique régionale, de même que les publications des bureaux de tourisme locaux sont aussi des outils essentiels. Tout cela est gratuit, pourquoi ne pas vous en servir?

Après avoir médité sur les cartes, voyagé en esprit dans la documentation, donné à manger au chat et rapaillé les enfants, vous pouvez faire démarrer la machine. En partant de Sherbrooke, comme nous l'avons fait l'été dernier, ou d'ailleurs, c'est selon.

En route pour Stanstead!

Vous voulez un exemple d'excursion? Stanstead, par les chemins détournés. De Sherbrooke, vous vous dirigez vers Lennoxville, par la route 143. Après avoir jeté un oeil furtif sur le siège social des Hell's Angels (visiteurs pas du tout bienvenus!), vous croisez l'affiche <<Lennox welcomes you>>. Ne vous arrêtez pas, même si le musée Uplands et le superbe campus de Bishop's vous attendent.

Poursuivez plutôt votre route en direction de Stanstead. Tel Ulysse, résistez à l'appel des sirènes de North Hatley, à moins que vous n'y ayez jamais succombé... Continuez sur la 143. La route surplombe le lac Massawipi. Surveillez à votre gauche les indications pour le village de Hatley, tout court. Tous les chemins y mènent...

Hatley est l'un des plus beaux villages des Cantons de l'Est. Il est resté à l'écart du progrès qu'a entraîné la construction des chemins de fer et des routes, ce qui lui a conservé un aspect traditionnel. Il n'a pas été fondé par des loyalistes qui, contrairement à la croyance, ne forment pas le gros des pionniers des Cantons de l'Est. Ce sont plutôt des Américains de Nouvelle-Angleterre qui ont bien pacifiquement franchi la frontière, à la recherche de terres à coloniser, si bien que cette région a longtemps constitué une sorte d'annexe du Vermont et du New Hampshire. D'ailleurs, Hatley possède une sorte de place centrale, fort semblable au common où se tenaient les assemblées politiques et les fêtes dans les villages américains.

Garez votre voiture à cet endroit et promenez-vous autour de la place, admirant au passage l'école St James Hall, la plus vieille école secondaire de l'Estrie, ainsi que l'église anglicane du même nom. Ces chapelles, appelées autrefois <<mitaines>> (déformation de meeting house), constituent un des éléments les plus importants du patrimoine régional. Beaucoup ont été détruites ou abandonnées, mais il semble enfin qu'on se soucie d'en restaurer quelques-unes.

De Hatley, poursuivez vers Kingscroft, autre hameau inconnu, et de là dirigez-vous vers Way's Mills. Un peu avant ce village, sur le chemin Holmes, admirez une des quelques granges rondes de la région. On dit souvent que cette forme inusitée trouve son origine dans la croyance au démon. Les granges rondes, raconte-t-on, servaient à empêcher le diable de se cacher dans les coins. La réalité est plus prosaïque. Il s'agit tout bonnement d'un modèle américain de granges préfabriquées en vogue à la fin du XIXe siècle. IKEA n'a rien inventé. En adoptant cette forme, on cherchait simplement à économiser les matériaux. Une sorte de réingénierie avant la lettre.

Comme Hatley, Way's Mills est un village un peu oublié qui sommeille sous les grands arbres. Outre les mitaines, on y voit un vieux poste de pompiers avec sa haute tour qui servait de séchoir à boyaux d'incendie.

De Way's Mills, plusieurs chemins vont vers Stanstead. Choisissez celui qui vous inspire le plus. Au passage, remarquez l'architecture des vieilles fermes. Avec des lignes très pures, des toits pentus et une symétrie remarquable des ouvertures, elle trouve son origine au coeur des traditions américaines, d'où son nom de vernaculaire américain. On voit également beaucoup de fermes en ligne, où le bâtiment d'habitation est accolé à un hangar et à divers bâtiments accessoires. Ce mode de construction est typique à la région sud des Cantons de l'Est. Il serait inspiré d'une tradition allemande.

Sur la frontière

Vous poursuivez votre route, pour arriver à Stanstead. La rue principale est imposante. Il faut dire que cette ville est peut-être la plus vieille agglomération des Cantons de l'Est. Sa proximité de la frontière rendait possibles tous les trafics, même les moins légaux. À Stanstead, vous pouvez visiter le musée Colby, logé dans une splendide maison victorienne.

À cheval sur la frontière, l'ancien Rock Island constituait en quelque sorte le faubourg industriel de Stanstead. Le village est littéralement construit sur la ligne de démarcation Canada-États-Unis. Par exemple, l'entrée principale de la bibliothèque Haskell Opera House est située aux États-Unis, alors que les livres sont conservés en sol québécois. De même, les maisons de la rue Cordeau ont une façade américaine et une cour arrière québécoise. Baladez-vous dans ces rues, et admirez le paysage urbain typique des petites villes des Cantons.

De Stanstead, roulez en direction de Beebe. Entre les deux villes, une partie de la route dite Canusa est construite sur la frontière, la ligne centrale séparant les deux pays. Il s'agit d'une des rares artères dont le déneigement fait l'objet d'une entente internationale. Beebe est un autre village frontalier qui vit des carrières de granite, comme le petit hameau de Graniteville en témoigne. Malgré ce nom, n'y cherchez pas la maison de Fred Flintstone.

Après Beebe, revenez tranquillement vers Sherbrooke par Magog en empruntant le chemin qui longe le lac Memphrémagog. Ce majestueux lac est malheureusement peu accessible à la population, pour cause de vacanciers aisés. Vous pouvez toutefois faire un arrêt à Georgeville. Le lac et le village sont superbes, même si l'endroit est un peu trop fréquenté.

Voilà, c'était un tour de machine. Des dizaines d'autres sont possibles. Les limites sont celles de votre curiosité et de votre imagination. Le secret de la réussite est tout simple : avoir une bonne carte, emprunter les chemins peu fréquentés et garder les yeux grand ouverts.

Quelques autres suggestions de trajets

- Direction Saint-Venant-de-Paquette en passant par Bulwer, Eaton Corner, Sawyerville, retour par East-Hereford, Saint-Herménégilde, Martinville et Johnville.

- Vers la Patrie par Cookshire, retour par Scotstown et Bury.

- On peut aussi aller vers L'Avenir par Windsor, Saint-Claude, Asbestos, Danville, Richmond, Melbourne et Ulverton où vous verrez un vrai moulin à laine qui fonctionne encore. Retour par Kingsbury et ses ardoises.

- Vous êtes-vous déjà perdu autour de Knowltown près de cette école de rang en pierre? Recueilli à Saint-Benoît-du-Lac? Rendu à la chapelle Ukrainienne de Potton ou à son cimetière orthodoxe en une seule journée?

1. Je profite de l'occasion pour saluer Daniel Desroches, étudiant au Département des lettres et communications, qui a réalisé la série d'émissions, et Patricia Godbout, titulaire d'une maîtrise en littérature comparée et chargée de cours au même département, qui a agi comme pilote de la machine.

* Diplômé en géographie en 1993, Bernard Chabot poursuit actuellement des études de maîtrise. Il est aussi chargé de cours au Département de géographie et télédétection.