L'enseignement du français écrit

Là où le bât blesse

par Gérard-Raymond Roy*

Bon an mal an, les quelque cent mille étudiantes ou étudiants de la fin du collégial qui veulent entreprendre des études universitaires se voient attribuer une moyenne de 85 p. 100 pour le volet expression d'un test de français écrit modelé sur celui de la fin du secondaire. Extraordinaire, n'est-ce pas, ces écoles québécoises qui ne forment que des premiers... ou presque!

Mais ce succès n'a de mirobolant que l'apparence. Lorsqu'il s'agit de transposer correctement à l'écrit leur propre discours, ces mêmes étudiantes ou étudiants se fourvoient "à qui pis pis" - sur le modèle de "à qui mieux mieux". Le confirment les résultats d'à peine 50 p. 100 obtenus depuis quatre ans déjà au test de français écrit par les finissantes et les finissants du collégial pour les volets orthographe et ponctuation.

Problème ministériel d'évaluation ou d'exigences, sans doute, pour la partie consacrée àl'expression, pour lequel on ne parvient pas à départager la clientèle. Quand une même partie d'examen est trop bien réussie par les excellents élèves comme par les plus faibles, il est permis de s'interroger sur la valeur de l'examen et des critères de correction, ou encore sur la capacité des correctrices et des correcteurs. Mais n'insistons pas sur ces résultats qui laissent miroiter que les jeunes québécois sont des superscripteurs; notre propos concerne le volet orthographique dont le niveau de réussite révèle des lacunes majeures dans la formation des étudiantes et étudiants.

Compte tenu que la capacité de donner du sens à un écrit relève d'un développement susceptible de progresser tout au long de la vie et que les élèves devraient maîtriser les contenus orthographiques avant la fin du secondaire, n'est-il pas étonnant que leur succès en expression écrite soit accompagné d'un si faible rendement en orthographe? Comment expliquer cet écart? Quelle en est la cause?

Apprendre sans comprendre

Que de gens se plaignent que les élèves ne connaissent plus les règles de grammaire et voudraient que l'école les leur fassent mémoriser! Mais une règle de grammaire, comme toute règle, oserais-je dire, découle de l'observation même des phénomènes grammaticaux. Inutile donc d'apprendre par cœur une règle établie par d'autres si l'on n'arrive pas à en saisir le ou les contextes d'application.

Aujourd'hui, sur le plan de l'orthographe, bien des élèves ne réfléchissent plus. Les meilleurs "bescherellent" ou "grevissent" à longueur d'exercices. Les plus faibles, sans comprendre, sèment à tout vent des "s", des "e" et des "nt"... À titre d'exemple, cet étudiant qui, dans l'expression "des fleurs automnale(s)", a justifié l'absence de "s" en disant qu'il n'y a qu'un automne par année.

La consultomanie d'une grammaire ou d'un dictionnaire a remplacé la compréhension. Aurait-on oublié que, pour consulter avec efficacité un ouvrage de référence, il faut avoir cerné au préalable le problème à résoudre? À force de consulter sans trouver, bien des élèves cessent de chercher et se mettent à répondre au hasard aux exercices grammaticaux proposés dans les matériels didactiques. Ce faisant, ils comprennent rapidement qu'il leur suffit d'un minimum d'effort pour décrocher la note de passage.

C'est pourtant simple!

Pour résoudre avec efficacité les accords grammaticaux, il faut relier les objets d'apprentissage aux connaissances antérieures des élèves. À cette fin, l'élève doit devenir conscient de la façon dont il établit, à l'oral, les accords grammaticaux, c'est-à-dire les accords de genre, de nombre et de personne. Il lui faut aussi prendre conscience des moyens auxquels il recourt spontanément lorsqu'il s'exprime.Tout le monde est capable de remplacer un groupe de mots par un pronom, sait comment procéder à des déplacements pour varier ses structures de phrases, etc.. "L'écrit commence dans les oreilles", ai-je souligné quelque part, il y a une douzaine d'années.

Le système de base du français est fort simple. Il se situe à la jonction des langues latine et germanique. De la première, il conserve à l'oral, et encore davantage à l'écrit, un ensemble d'accords grammaticaux. De la seconde, il a hérité de structures de phrases (syntaxe ou ordre des mots) dans lesquelles le groupe sujet tantôt précède le groupe verbe (Les lapins aiment le trèfle.), tantôt le suit (Tels sont mes amis.). Enseigner que le sujet précède le verbe, comme cela arrive fréquemment, conduit les élèves, mêmes ceux qui accèdent à l'université, à analyser comme suit le dernier exemple : "tels" est le sujet; "sont", le verbe et "mes amis", le complément d'objet direct.

En français, toute phrase peut compter un maximum de quatre groupes interreliés deux à deux par des accords de genre, de nombre et de personne. Le sujet et le verbe le sont par des accords de nombre et de personne. L'objet et l'attribut ou le sujet et l'attribut sont liés par des accords de genre et de nombre. Une phrase peut également comprendre un ou plus d'un groupe indépendant. Voici des exemples. (Le mot "objet" est utilisé ici au sens de complément d'objet direct.)

Par ailleurs, les groupes sujet, objet, indépendant et, parfois, attribut peuvent comporter, à l'interne, des accords grammaticaux de genre et de nombre. Habituellement, ces groupes (plus rarement pour le groupe attribut) sont formés d'un terme central, un nom, qui transmet son genre et son nombre aux autres mots qui lui sont juxtaposés, comme le fait voir l'exemple suivant :

Le système de relations grammaticales interne au groupe est très simple; et surtout, il ne change pas, que le groupe soit en fonction objet (comme dans l'exemple qui précède), en fonction sujet, en fonction attribut ou dans un groupe indépendant.

Le français se caractérise par un double système d'accords grammaticaux. Le premier concerne globalement la phrase : il s'agit des relations intergroupes. Le second se situe à l'intérieur des groupes : c'est celui des relations intragroupes. D'où l'importance, pour l'élève, de bien situer le problème qu'il cherche à résoudre et de recourir à cette fin aux moyens pertinents. Par exemple, il est reconnu aujourd'hui que, pour trouver le sujet d'un verbe, il est préférable de repérer dans la phrase le groupe qui se remplace par un pronom, tel "il", "ils" ou "on," que de poser la traditionnelle question "Qu'est-ce qui?" ou "Qui est-ce qui?".

Le poids du passé et des innovations plus que douteuses

La quasi-totalité des étudiants qui accèdent à l'université n'ont pas cette perception simple des accords grammaticaux. Ils ont empilé toutes sortes de connaissances dont ils ignorent l'utilité. Par exemple, de leurs treize ans d'études, plusieurs ont retenu que les articles donnent le genre et le nombre aux mots qu'ils accompagnent. Une fausseté, bien évidemment! Le genre et/ou le nombre d'un mot relèvent tantôt de l'usage - le mot "table" est toujours féminin lorsqu'il désigne un meuble et le mot "frais" est toujours pluriel quand il signifie "coût". D'autres fois, la réalité sert de référence : le mot "ours" se termine par "e" lorsqu'il désigne une femelle et le mot "appartement" prend un "s" ou non selon la quantité d'appartements dont il est question.

L'école force les élèves, par le recours à la question "Comment?", à pratiquer une analyse de la phrase ou du groupe qui les conduit à confondre l'attribut (Toutes partent heureuses.) avec le circonstant de manière (Tous partent rapidement.). Certes, sur le plan du sens, les deux groupes représentent la réponse à cette question. Mais, sur le plan des accords, seul l'attribut reçoit le genre et le nombre du sujet. Que de notions enseignées sans que l'élève ne voie ou ne perçoive comment les identifier en contexte!

En ce domaine, le pire s'en vient. En effet, le programme de français de 1995 - qui heureusement est sur la glace - destiné au secondaire ajoute à la confusion : il propose de regrouper les fonctions épithète, épithète détachée et apposition sous le vocable complément et de les placer avec tous les autres compléments du nom, compléments de l'adjectif et compléments de l'adverbe. Quel méli-mélo! Ce regroupement ne paraît possible que sur le plan du sens. Certes, ces compléments nuancent tous le sens du terme central, habituellement un nom, auquel ils sont rattachés. Sur le plan des accords, c'est-à-dire celui pour lequel les élèves éprouvent le plus de difficulté, il n'y a que les épithètes ou les épithètes détachées qui, dans ce fourre-tout appelé complément, reçoivent leur genre et leur nombre du nom auquel ils se rattachent. En revanche, les compléments du nom, les compléments de l'adjectif et les compléments de l'adverbe ne servent qu'à préciser le sens de ces mots. Ils ne les influencent ni en genre ni en nombre. Les deux exemples suivants illustrent les plans des accords et du sens.

Plan du sens : effet tous pour un

Plan des accords : effet un pour tous

En cette matière, procéder globalement, comme le suggère le programme de français de 1995, c'est engendrer confusion et reconfusion. Conséquence : futurs échecs assurés!

Le programme de français de 1995 pige à gauche et à droite. En sa partie "grammaire du texte", il reprend la panoplie des subordonnées circonstancielles. En sa partie "grammaire de la phrase", il mise tout sur la phrase P, un modèle de décorticage syntaxique qui ne prend pas en compte les accords grammaticaux. En sa partie "orthographe grammaticale", il axe tout sur la nature des mots. On n'y prend même pas en considération le fait que la nature d'un mot lui vient du rôle qu'il remplit dans un contexte donné.

Ces trois approches artificiellement réunies sous la seule étiquette de "grammaire" donnent certes l'impression qu'il va se faire beaucoup de grammaire en classe. En pratique, les contenus grammaticaux qui posent des problèmes aux élèves risquent d'être laissés pour compte ou abordés d'une façon fort peu pertinente.

En définitive, l'enseignement actuel de la grammaire1 subordonne la réflexion grammaticale aux trucs (poser des questions, le verbe est un mot d'action), à la mémorisation de listes de cas prétendument particuliers, à une classification très complexe non intégrée au système, etc. Un grand spécialiste de l'évaluation, Jean Cardinet, a déjà indiqué qu'il ne sert à rien de donner aux élèves l'illusion qu'ils vont apprendre quelque chose en faisant toujours plus de la même chose. C'est pourquoi l'enseignement de la grammaire devrait les amener à se doter d'une vision globale, simple, du fonctionnement du système grammatical du français écrit auquel ils pourraient intégrer tous et chacun des objets d'apprentissage linguistiques. Comme l'a dit le didacticien Daniel Pontegnie, "comprendre, c'est organiser le complexe; ce n'est jamais empiler des éléments simples."

1. Il n'est pas sans intérêt de mentionner pour nos lecteurs que le ministère de l'Éducation distribue depuis quelques mois, sans doute à grands frais, de la documentation visant à démontrer aux intervenants en éducation que le programme de français de 1995 destiné au secondaire ne diffère pratiquement pas de celui de 1980. Une telle démarche nous paraît plus que douteuse. Comment croire qu'un programme qui apporterait peu de neuf permettrait de remédier aux lacunes du programme antérieur?

* Professeur de didactique du français écrit au Département d'enseignement au préscolaire et au primaire de la Faculté d'éducation, Gérard-Raymond Roy bénéficie, depuis une vingtaine d'années, de subventions de recherche qui lui ont permis d'analyser la manière dont s'y prennent les jeunes et les moins jeunes pour résoudre des problèmes d'orthographe grammaticale. Il a publié en ce domaine, seul ou en collaboration, de nombreux articles et une dizaine d'ouvrages dont,

récemment, S'approprier l'orthographe grammaticale par l'approche donneur-receveur, Le savoir grammatical après treize ans de formation, La maîtrise du français écrit aux ordres supérieurs d'enseignement.