par Yves Codère*
Chaque matin, le scénario est le même dans les villes importantes et leurs banlieues. Dans les autobus, les trains et le métro, les gens sont entassés les uns sur les autres. Dans les rues, sur les ponts, sur les routes et autoroutes, la circulation est très dense. Les automobilistes avancent à pas de tortue, attendent leur tour de passer pour aller travailler. Et le même scénario se répète le soir venu, alors que les gens reviennent de travailler. Quelle perte de temps, d'énergie et d'argent, sans compter toute la pollution causée!
Pourtant ces déplacements ne sont pas indispensables, loin de là. Les développements technologiques récents permettent une bien meilleure utilisation du temps, de l'espace et des personnes. La révolution de l'information est à nos portes. Dorénavant, la majorité des personnes seront appelées à travailler avec de l'information plutôt qu'avec des objets physiques. Les réseaux de télécommunication modernes sont capables de transporter cette information là où se trouvent les personnes, là où elles travaillent. Les gens n'auront plus à aller vers l'information. Ils ne seront plus obligés de se rendre tous les jours à un bureau du centre-ville. Ils feront ce qu'on nomme du télétravail.
Les revues et les journaux parlent de plus en plus de ce phénomène. La signification donnée à cette expression varie d'un journaliste à l'autre. Pour certains, le télétravail est effectué par des travailleuses et travailleurs autonomes pour qui le travail à partir de la maison est un moyen commode et économique de brasser des affaires. Pourtant, il existe un autre type de télétravail: celui pratiqué par les employés d'entreprises. Ce type de télétravail gagne en popularité, car il comporte des avantages pour les employeurs et pour le personnel.
En termes simples, le télétravail est une façon d'apporter le travail aux employés plutôt que d'emmener l'employé au travail. Cette nouvelle façon de faire peut s'appliquer à un large éventail d'activités de travail. Une seule condition doit être respectée pour qu'on puisse parler de télétravail : les personnes doivent travailler à distance d'un employeur, loin du lieu traditionnel de travail, pour une proportion significative du temps de travail.
Le télétravail implique souvent le traitement électronique de l'information et l'utilisation des télécommunications pour que l'employeur et l'employé éloigné puisse garder le contact. Bien que l'expression télétravail évoque généralement l'idée de travail à domicile, elle s'applique aussi à d'autres lieux comme l'automobile, le bureau des clients, un bureau auxiliaire, une résidence secondaire, etc.
Le télétravail n'existe pas que dans les livres ou à la télé. Cette façon de faire est adoptée par plusieurs entreprises et encouragée par plusieurs états et ministères publics aux États-Unis, en Europe, au Japon et ailleurs. Au Canada, la fonction publique fédérale a adopté, en 1992, un programme pilote de télétravail de trois ans qui s'adresse à ses quelque 220 000 fonctionnaires. Une enquête téléphonique réalisée auprès de 124 grandes entreprises canadiennes à l'été 1993 a donné les résultats suivants : 46 p. 100 des entreprises avaient du personnel travaillant à la maison pendant les journées régulières de travail. De ce 46 p. 100, 37 p. 100 avaient des employées et des employés qui travaillaient à la maison à temps plein, 54 p. 100 à temps partiel et 9 p. 100 avaient opté pour une combinaison des deux.
Le télétravail comporte certains avantages pour l'employée ou l'employé. Il lui permet d'épargner du temps, de s'éviter les rigueurs et les coûts du voyage quotidien aller-retour au bureau. Il jouit d'une plus grande flexibilité et d'un meilleur contrôle du temps pour équilibrer travail et vie familiale. Dans plusieurs emplois, la télétravailleuse ou le télétravailleur est capable d'organiser ses heures de travail en fonction de ses besoins personnels : loisirs, famille, etc.
L'occasion d'être plus souvent en contact avec le conjoint et la famille constitue également un avantage. Les gens qui télétravaillent sont fondamentalement plus indépendants et aiment l'autonomie et les responsabilités que le télétravail leur donne. Le télétravail offre la chance de travailler à l'écart d'une supervision directe, à l'abri du brouhaha du bureau central et dans un environnement plus confortable.
Parmi les nombreux avantages du télétravail pour l'employeur, les deux plus importants sont une hausse de la productivité des travailleuses et travailleurs et une diminution du coût des espaces de bureau. La productivité demeure un sujet de préoccupation pour les entreprises. Jusqu'ici, on s'est surtout attardé à mesurer la productivité du personnel de production. Mais depuis que plusieurs compagnies ont une majorité de travailleurs de bureau, on réalise l'importance d'attacher une attention particulière à leur productivité.
Les programmes de télétravail montrent invariablement une plus grande productivité des télétravailleuses et télétravailleurs. Des gains de 15 à 25 p. 100 sont courants. Cependant ces gains de productivité doivent être considérés avec prudence car la mesure de la productivité des cols blancs est loin d'être une science exacte.
Quant à la baisse du coût des espaces de bureau, une étude de l'Université Cornell aux État-Unis sur les entreprises ayant un aménagement traditionnel d'espaces de bureaux montre des chiffres assez révélateurs. Dans un grand bureau en particulier, une certaine journée de travail, seulement 30 p. 100 des bureaux étaient occupés et 70 p. 100 non occupés. En période de pleine utilisation des bureaux, 30 p. 100 restaient inoccupés. Et la moyenne générale se situait aux alentours de 40 p. 100 de locaux inoccupés. Si le télétravail est utilisé pour effectuer une partie du travail à l'extérieur du bureau central, on obtient une réduction immédiate des besoins d'espaces de bureaux. Les économies peuvent être significatives.
Pour les gens issus des ressources humaines, le télétravail est la suite logique d'autres modes de travail flexibles, tels que le travail à temps partiel, la semaine de travail comprimée et l'horaire variable. Mais ces autres modes ne favorisent que l'employé. Il appartient toujours à l'employeur de régler les inconvénients, que ce soit le remaniement des horaires, la planification des activités plus compliquées, etc. Le télétravail, au contraire, comporte des avantages à la fois pour l'employé et pour l'employeur.
L'organisation de la société actuelle est le résultat de plus de 100 ans d'industrialisation. Nous vivons aujourd'hui avec des structures organisationnelles issues d'une époque où nous n'avions pas d'autres choix que d'amener les gens au même endroit pour travailler. Mais nous évoluons doucement vers une société de l'information qui nous permet d'envisager l'avenir différemment.
Les développements technologiques des dernières années permettent au télétravail de se propager comme mode de travail. Il n'y a plus de raisons techniques pour empêcher que des entreprises utilisent le télétravail.
Son adoption à grande échelle ne se fera cependant pas du jour au lendemain. Elle s'échelonnera sur plusieurs années. Car la notion de distance entre les employés et les employeurs entraîne un changement de mentalité qui aura un effet sur les relations de travail et qui va se heurter à des résistances. Et le télétravail n'a pas que des effets sur les entreprises : il est aussi un phénomène social. Il comporte des incidences stratégiques sur des domaines comme le transport, l'environnement, l'énergie, les télécommunications, l'emploi, le logement, le développement urbain.
Il n'en demeure pas moins que le télétravail est un outil puissant à la disposition des entreprises. À l'approche du XXIe siècle, c'est la façon de le concevoir. Ce n'est pas quelque chose de futuriste ou d'exotique mais, tout simplement, une méthode de travail plus efficace. Le télétravail profitera à ceux qui le considèrent ainsi et qui mettront les efforts nécessaires pour en faire un succès. Et les premières entreprises à s'en servir en tireront un avantage stratégique.
Comme beaucoup de phénomènes nouveaux, le télétravail suscite toutes sortes de conceptions. Voyons quelques-uns de ces mythes avec quelques explications.
Au siècle dernier, en Angleterre, des familles travaillaient à la maison pour assembler des produits, surtout dans le domaine de la confection vestimentaire. Il s'agissait de gens peu éduqués qui travaillaient pour des donneurs d'ordre peu scrupuleux. Le travail était rémunéré à la pièce et une famille travaillant de longues heures parvenait à peine à se nourrir du produit de son labeur. Plus récemment, les syndicats ont fait état de l'exploitation des femmes qui travaillaient à domicile dans l'industrie textile au Canada, dans le traitement des réclamations à Toronto, dans le traitement électronique et le montage aux États-Unis.
Ces faits existent et il ne faut pas les cacher. Bien au contraire, il faut les dénoncer. Il faut dénoncer le fait que des télétravailleuses et télétravailleurs ont changé de statut à cause du télétravail, que des employés accomplissent des tâches routinières voire abrutissantes à domicile, qu'ils sont payés à taux horaire sans savoir combien d'heures ils pourront faire.
Pour que le télétravail soit accepté par tous les employées et employés et leurs représentants, il ne faut pas qu'il soit associé à ces excès : les télétravailleurs doivent conserver le même salaire et les mêmes avantages sociaux que s'ils travaillaient au bureau central. Ces conditions sont énoncées très clairement dans les programmes de télétravail des organisations responsables.
Dans les premiers essais de télétravail, certaines organisations ont commis l'erreur de considérer ces essais comme des défis techniques à être administrés par du personnel technique. Il y a eu autant d'échecs que de succès parce qu'on n'a pas porté suffisamment attention aux questions d'ordre humain comme le choix des emplois, le choix des personnes, la formation des gestionnaires et la formation des télétravailleuses et des télétravailleurs.
Les éléments techniques sont très importants. Mais les aspects humains doivent être également considérés. En fait, les éléments techniques sont beaucoup plus faciles à prévoir et ont des solutions plus évidentes que les éléments humains.
Il est très important de réaliser qu'on ne peut efficacement prendre soin des enfants et, en même temps, faire son travail de bureau à la maison. Si vous faites garder les enfants pour aller travailler à l'extérieur, faites-les aussi garder pour faire votre travail de bureau à la maison!
Le télétravail peut cependant être utile aux parents qui sont capables d'organiser leurs heures de travail en fonction de l'horaire des enfants. La télétravailleuse ou le télétravailleur va conduire et rechercher les plus jeunes à la garderie située non loin de la maison. Les enfants d'âge scolaire peuvent même manger à la maison le midi si cette dernière est près de l'école. Il y a des exemples d'adolescents qui entrent à la maison à la fin de la journée de classe alors que le parent continue à travailler sans interruption. L'adolescent n'a pas besoin d'attention particulière mais le parent télétravailleur est content qu'il ne soit pas laissé seul à la maison.
Le domicile, en tant que lieu de travail, est différent du bureau central.
Au bureau central, les attentes sont claires. Quelques jours après avoir joint l'organisation, l'employée ou l'employé connaîtra les règles, elles seront claires pour lui. Ainsi, il saura qu'il est correct d'arriver cinq minutes en retard mais pas vingt minutes, qu'il peut discuter près de la machine à café mais que les appels téléphoniques personnels ne sont pas acceptables.
Au domicile, les règles à respecter ont souvent été acquises au cours des années et sont donc devenues implicites et inconscientes. Chaque personne est habituée à une certaine routine domestique. Dans la notion du télétravail à domicile, l'idée est implicite que la vie sera plus flexible et plus détendue. Mais attention : le travail à domicile va venir changer les rôles de chacun. De nombreux cas vécus nous ont permis de constater que des conjoints passent par une période mouvementée d'adaptation à la nouvelle formule de travail. Il faut donc prendre en considération l'effet du changement sur la famille lorsqu'on envisage de travailler à domicile.
Il est vrai, dans la plupart des cas, que les télétravailleuses et télétravailleurs économisent de l'argent. Il faut cependant préciser que les sommes en cause ne sont pas gigantesques et que chaque situation est différente notamment en ce qui a trait à la distance domicile-bureau central et à la fréquence du travail à domicile.
On ne fait pas non plus du télétravail pour payer moins d'impôt : les économies pour les travailleurs non autonomes ayant un bureau à la maison sont minimes. Chaque cas est particulier et doit être analysé comme tel.
On fait largement état d'un accroissement de la productivité à la suite de l'adoption du télétravail. Les programmes de télétravail montrent invariablement des gains allant de 5 à 40 p. 100 et même parfois plus. Il faut cependant demeurer conscient des faits suivants :
- les gens ne sont pas portés naturellement à parler des projets qui n'ont pas fonctionné
- les firmes de consultants ont intérêt à montrer des chiffres avantageux car ils en retirent des bénéfices
- la mesure de la productivité des cols blancs est loin d'être une science exacte
- certains télétravailleurs travaillent plus longtemps à domicile que s'ils étaient au bureau central
* Titulaire d'une maîtrise en administration des affaires (M.B.A.) obtenu en 1981, Yves Codère est conseiller en gestion depuis 1987. Il dirige sa propre entreprise, Codère Conseil, située à Saint-Bruno. Il est l'auteur d'un livre, Le télétravail, qui constitue un guide pour implanter cette formule de travail en entreprise.